Christophe Cornevin. Moines de Tibéhirine: la version étayée d’un ex-agent des services algériens ébranle la piste islamiste

Les sept moines de Tibéhirine furent enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, alors que le pays était en proie à la guerre civile. AFP/AFP

Vingt-cinq ans après l’assassinat des sept religieux français, Le Figaro dévoile le récit détaillé d’un ancien agent qui accable les services secrets algériens. La thèse d’une manipulation, étayée par des rapports d’expertises, se renforce.

Les sept moines de Tibéhirine furent enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, alors que le pays était en proie à la guerre civile.

Vingt-cinq ans après la tragédie, les zones d’ombre peinent à se dissiper dans l’enquête hors norme sur l’assassinat des sept moines de Tibéhirine, enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 alors que le pays était en proie à la guerre civile. Bien que la version officielle désigne le Groupe islamique armé (GIA), la thèse d’une manipulation des autorités algériennes s’est trouvée confortée par les conclusions d’autopsies effectuées sur les têtes des religieux ainsi que par de troublantes incohérences de calendrier.

Entre espoirs et déconvenues, les familles des victimes cherchent toujours à faire la lumière, ballottées d’une expertise à l’autre, d’un témoignage à l’autre. Une pierre, jusqu’ici partiellement enfouie dans la procédure, pourrait bien achever de fragiliser la piste d’un attentat islamiste. Venant du cœur même des services secrets algériens de l’époque, elle est portée par Karim Moulai qui dit avoir travaillé entre 1987 et 2001 pour l’ex-Direction du renseignement de la sécurité (DRS, dissoute en 2015). Chargé selon lui d’infiltrer les organisations de jeunesses algériennes et les universités, avant de s’occuper de la logistique de cette agence d’espionnage, ce témoin de l’ombre s’est exilé depuis janvier 2001 au Royaume-Uni, où il a demandé l’asile politique.

Rancœurs tenaces

Hostile au régime après avoir assisté, dit-il, à l’assassinat d’un directeur d’université en 1994 par la DRS, Moulai se serait senti menacé par ses anciens collègues. En particulier après avoir confessé, en 2010, l’implication des services algériens dans l’attentat de l’hôtel Atlas Asni de Marrakech en 1994. Depuis lors, l’homme est la cible de rancœurs tenaces, à l’origine d’une première agression, en 2012, et manifestement exacerbées depuis qu’il a accusé l’ex-DRS d’être impliquée dans la mort des moines.

Comme le révèle une note des renseignements français datée du 17 janvier dernier, que Le Figaro a consultée, Karim Moulai affirme même avoir fait l’objet de menaces de mort dans un courrier électronique adressé en 2015 au juge antiterroriste Marc Trévidic, alors encore en charge de l’instruction de l’affaire Tibéhirine. Dans sa lettre, accompagnée de captures d’écran où apparaissent des montages photos et la façade de son immeuble, l’ex-agent algérien dit avoir été «cyber-harcelé» puis «contacté téléphoniquement à plusieurs reprises» pour lui demander de «changer sa version mettant en cause la DRS dans la mort des moines et d’impliquer le Groupe islamique armé».

Mais Moulai a, semble-t-il, refusé de céder, fidèle aux faits tels qu’il les décrit le 22 mai 2012. Devant deux inspecteurs de la police écossaise, venus l’entendre comme témoin dans le cadre d’une commission rogatoire internationale, l’ex-agent livre un récit explosif et détaillé, consigné dans un procès-verbal porté à la connaissance du Figaro. Revenant sur la genèse de l’enlèvement des moines de Tibéhirine, en 1996, Moulai, qui évoque l’existence d’un mystérieux «cercle de la mort» et affirme que, dans la région montagneuse de Médéa où est établi le monastère des cisterciens, de «véritables groupes islamistes» sont en «désaccords perpétuels» avec des «faux» commandos montés par la DRS pour manipuler l’opinion.

Les moines avaient conclu un accord en 1993 pour apporter une aide médicale aux islamistes en échange de leur sécurité.

Comme l’avait affirmé Abdelkader Tigha, ancien membre des services secrets algériens chargé de superviser l’infiltration du GIA, Moulai soutient que le terroriste «Djamel Zitouni travaillait pour la DRS» et que ce dernier avait été «envoyé dans le maquis pour infiltrer le GIA», avant d’en devenir l’émir qui a revendiqué le kidnapping des religieux. L’ex-agent Moulai est formel: même si ces derniers avaient «bonne réputation dans la région» – certains y étant depuis 1946 – car ils prêtaient assistance à la population locale, les autorités algériennes auraient nourri «deux griefs» à leur endroit. «D’abord les moines avaient conclu un accord en 1993 pour apporter une aide médicale aux islamistes en échange de leur sécurité, affirme le document. Ensuite, ils participaient à la conférence de Sant’Egidio» réunissant, à l’initiative des catholiques, les partis d’opposition visant à trouver une issue pacifique au conflit. La DRS aurait alors «demandé aux moines de quitter l’Algérie, sans qu’il y ait de contact formel». En fait, leur sort paraît scellé.

En 1996, l’Algérie avait besoin de gagner une crédibilité internationale et de s’assurer du soutien de la France dans la lutte contre les islamistes.

Lors des «préparatifs de l’enlèvement», les services algériens, toujours selon Moulai, auraient fait monter la pression en projetant, dès l’automne 1995, «l’enlèvement d’ambassadeurs de pays arabes et européens», puis celui de l’attaché militaire de l’ambassade de France. «Mais le projet avait été annulé par un fonctionnaire du département de l’évaluation des risques», est-il précisé. Toujours d’après la version retranscrite de l’ancien agent, «en 1996, l’Algérie avait besoin de gagner une crédibilité internationale et de s’assurer du soutien de la France dans la lutte contre les islamistes».

En clair, il était grand temps d’aiguillonner Paris, alors jugé trop frileux par Alger face aux djihadistes. L’enlèvement de trois Français employés au consulat en 1993 aurait été une «sorte de répétition de l’enlèvement des moines».

“Négocier leur libération avec la DST et la DGSE

Le 24 mars, une «réunion importante» aurait été déclenchée à Blida par les officiers de la DRS, parmi lesquels Abdelkader Tigha, pour préparer l’enlèvement des moines.

L’«émir» Zitouni, marionnette des services, aurait alors été désigné pour exécuter la sale besogne. «Le projet était de les enlever et de négocier leur libération avec la DST et la DGSE pour mettre la pression sur les autorités françaises, résume le document relatant la version de Karim Moulai. Zitouni devait les garder, jouer le rôle d’intermédiaire, puis l’armée monterait une fausse opération de libération». Selon le transfuge de l’ex-DRS, un premier commando, composé de membre des services algériens et de repentis islamistes, aurait conduit les moines, les yeux bandés, au «Centre de traitement, de recherche et d’investigation» (CTRI) de la caserne de Blida.

Les otages auraient ensuite été «pris en charge» par un second commando composé du GIA de Zitouni avant d’être emmenés dans le maquis. Mais le scénario aurait pris un tour inattendu lorsque de vrais djihadistes, conduits par un dénommé Abou Mossab, ont tenté de mettre la main dessus. Pris de court, les ravisseurs auraient été contraints de «faire deux allers-retours» entre le maquis et la caserne de Blida pour «mettre les otages en sécurité». Sous pression, les services algériens auraient été en outre paniqués à l’idée qu’un «émissaire» français puisse prendre contact clandestinement avec Zitouni et démasque la supercherie.

Dans cette version des faits, l’indicible aurait ainsi été commis: quatre hommes seraient partis à Blida le 25 avril, avant que les moines ne soient torturés dans les locaux du CTRI, tués puis décapités «pour que les traces de tortures ne soient pas visibles». Une opération militaire mobilisant des hélicoptères et des parachutistes aurait été mise en scène «pour montrer que l’armée algérienne cherchait les moines».

Leurs têtes seront retrouvées sur le bord d’une route le 30 mai 1996. Consignée surprocès-verbal et contestée avec la plus grande véhémence par Alger, cette thèse d’une implication de ses services est à la fois grave et impossible à recouper.

Ce témoin apparaît comme ayant été au cœur du système et ses déclarations, qu’il n’a pas formulées à la légère au regard des risques encourus, en recoupent d’autres énoncées par d’anciens officiers algériens

Me Patrick Baudouin, avocat des familles des victimes

Elle est toutefois considérée comme sérieuse par les parties civiles. «Ce témoin apparaît comme ayant été au cœur du système et ses déclarations, qu’il n’a pas formulées à la légère au regard des risques encourus, en recoupent d’autres énoncées par d’anciens officiers algériens», observe Me Patrick Baudouin, avocat des familles des victimes qui mènent depuis un quart de siècle un inlassable combat pour obtenir la vérité. Outre Abdelkader Tigha et Karim Moulai, Mohammed Samraoui, un autre ancien des services de sécurité, a également soutenu que le GIA était instrumentalisé par la Sécurité militaire.

En octobre 2014, après plusieurs ajournements, notamment liés aux tergiversations des autorités à Alger, une mission d’experts français avait enfin pu se rendre à Tibéhirine, situé à près de 1 000 mètres d’altitude dans la région de Médéa. Depuis 1996, aucune expertise scientifique n’avait été effectuée dans cette affaire pourtant exceptionnelle, et la procédure française ne disposait que de clichés des têtes des victimes.

Manipulation des cadavres

En mai 2015, un rapport d’expertise avait conclu à une «décapitation post mortem», ce qui accrédite alors la piste d’une mise en scène d’une exécution islamiste. Le rapport avait en outre révélé que les moines ont été assassinés près d’un mois avant le 21 mai, date avancée dans un communiqué du GIA du 23 mai 1996, dont l’authenticité a été remise en cause. Par ailleurs, aucune trace de balles n’a été retrouvée dans les crânes des religieux, ce qui tendrait à invalider la piste, un moment évoquée, d’une «bavure» de l’armée de l’air. Enfin, les experts ont pu déterminer – grâce à des indices botaniques -que les têtes ont été inhumées avant d’être exhumées puis découvertes.

L’idée d’une manipulation des cadavres s’est muée en quasi-certitude en mars 2018: après comparaison, l’expertise génétique de crânes et leur confrontation avec l’ADN de parents, les experts ont prouvé que six des sept religieux ont été intervertis au moment d’être placés dans les cercueils. Seule la dépouille du frère Luc, médecin, a été retrouvée dans la sépulture à son nom. «Cette découverte conforte la manière précipitée avec laquelle les Algériens ont placé les corps sous scellés, confiait alors au Figaro Me Patrick Baudouin. Pour n’importe quel assassinat, on prend en général la peine de pratiquer une autopsie avant de mettre la victime en bière».

Outre les témoignages déjà recueillis et les indices scientifiques réunis, les enquêteurs avaient ciblé une vingtaine de témoins encore jamais entendus. Parmi ces personnages clés figurent d’anciens repentis du GIA mais aussi de présumés «geôliers» qui auraient transporté ou séquestré les prisonniers dans une maison surnommée Dar el-Hamra («la Maison rouge»), au lieu-dit de Tala es-Ser, dans la région de Médéa. «On ne lâchera pas», prévient Me Baudouin. Comme pour l’affaire Ben Barka, dont l’instruction reste toujours «pendante», le dossier des moines de Tibéhirine demeure sous l’étouffoir et transpire le scandale d’État.

Au lendemain du départ de Bouteflika, au printemps 2019, les familles des religieux français de l’ordre de Cîteaux avaient caressé l’espoir que des langues se délieraient.

Mais cela n’a pas été le cas. Comme si les moines devaient emporter à jamais le secret de leur martyre.

© Christophe Cornevin

Source: Le Figaro 11 avril 2021

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*