PTAH. Le Souffragui

Pierre Loti et “son” Souffragui

Le Souff’ragui, littéralement « celui de la table », déclinaison du mot « el Soffrah ” la table, en turc.


Alors Souffragui ou Soffragui selon l’accent, les deux sont correctement prononcés. 
Prononcer le mot avec les 2 ff, bien prononcés et articulés.


Il faut l’apercevoir le Souffragui, il est toujours au fond de la salle, il est là sur toutes nos photos de famille pour les fêtes, les anniversaires, il est affairé de la table à la desserte, ou alors penché derrière vous avec discrétion, il vous sert votre plat principal, votre café puis il dessert la table avec délicatesse, en silence, il survole la table avec son plateau en équilibre.

Il prononce tout bas quelques mots dans votre langue pour s’excuser de vous déranger, il est là toujours présent, avec le sourire discret.

 
Le Souffragui, ce beau Nubien venu du grand sud, ou alors ce Saïdien grand et digne, venu des campagnes, de la moyenne Egypte, ou du Delta, ces personnages hiératiques, toujours debout, fidèles, qui ne les a jamais vus assis ? Moi jamais….

Attaché fidèlement à la maison, discret, qui le voit ? 

Qui le remarque ?  Qui le remercie ?


Affairé et toujours debout, avec cette noblesse discrète, d’un port altier, circulant dignement, il semble planer, et sur sa tête toujours couverte, il porte fièrement et dignement son beau tarbouche rouge sang avec sa houppette noire.


Le Souffragui est fier, impeccable, coiffé, rasé de près et toujours propre dans son koftane blanc ou de couleurs.


Le Souffragui est l’homme de la maison, il est exposé, il circule dans les espaces de réception, il est au contact de ses employeurs et leurs invités, il circule partout coté salons, fumoirs et salles à manger, mais il peut être aussi bon Tabaak (cuisinier) à ses heures, et même parfois homme de ménage côté nuit vers les chambres à coucher et les salles de bains, le Souffragui doit tout savoir-faire.


Le Souffragui est l’homme idéal, l’homme à tout faire dans une maison …..et hors de la maison,  dans les restaurants,  les hôtels, partout il est là et veille à notre  confort……

Le Souffragui n’a pas fait ses études dans une grande école d’Angleterre ou sont formés ces Butlers, ou Maître d’hôtels et autres chefs de rangs, non, il s’est formé par apprentissage, naturellement, il excelle pour ces fonctions discrètes et délicates.

   

Le Souffragui est toujours là, levé tôt et couché tard. Il vieille sur tout, toujours présent, fidèle, discret, silencieux, indispensable, incontournable, généreux et serviable à souhait.


Le Souffragui voit tout, entend tout, il a l’œil sur tout ce qui se passe dans la maison, il comprend même ceux qui parlent une autre langue par discrétion, afin de rester incompris par le ” petit personnel de maison, la valetaille, les bonnes » ses sobriquets péjoratifs qu’employaient les « patrons » en parlant de ces hommes et ces femmes de services.


Le Souffragui est l’ami des enfants, mais il est notre consolant et aussi notre souffre-douleur, notre confident des moments de doutes, notre aidant, il nous affectionne, et nous le lui rendons bien, on peut tout lui demander, en étions-nous seulement conscients à l’époque, cet homme presque aussi tendre qu’une Dada, nos nounous des beaux jours, ces jours d’avant le cataclysme.


Chez les amis, quand nous étions invités à déjeuner “dehors”, nous étions aussi servis par ces hommes en caftans blancs, parfois à table, nos parents les comparaient aux ” leurs “, « D’où vient le vôtre ? » « Est-il aussi fidèle, honnête, et propre que le “nôtre” » ?  

Après le repas, en partant je notais toujours le geste de mon père qui lui glissait discrètement un billet dans le creux de la main.  Par un simple regard cet homme savait qui allait le remercier, le gratifier en partant, cela se faisait ainsi partout dans ce monde.

Ils nous manquent tous ces êtres familiers qui ont partagé nos vies, notre enfance, nos joies et aussi nos douleurs…. Car aux moments de certaines séparations involontaires et définitives, il y eut des larmes, des cris et des drames…. 


Ils font partie intégrale de cette nostalgie que nous trainons tous depuis des décennies……
Oui, tant de souvenirs heureux gardés et partagés auprès d’eux……

Pour certains, il faudra tenter d’oublier certains moments de difficultés durant les heures sombres, car il y en a eu aussi…. 

Le “nôtre” était nubien, il se prénommait Mohamed, Momo, pour les enfants…

Je l’entends encore me répondre ” na3m ya méssio Bière ” « Oui, Monsieur Pierre » et je le vois encore malgré son grand âge toujours souriant et généreux à me porter secours…


« Fénak ya Mohamed, ya Momo, Où es-tu cher Momo », tu me manques tant, Allah Yerhamak….que Dieu ait ton âme, son fils est toujours là dans la maison désormais vide de mes parents à Alexandrie, il se prénomme aussi Mohamed mais nous l’avions baptisé Hamo, Hamo fils de Momo, et petit-fils de Hassan.

Avec son frère Abdallah et sa sœur Karima, Ils seront présents auprès de mes parents. Après la mort de notre père, Hamo consacrera sa vie à notre mère, il est là 24h sur 24, 7 jours sur 7, il gère tout dans la maison, il administre même les finances, il donne des ordres à son frère et sa sœur eux aussi employés de la maison, il est gardien, chauffeur, médecin, avocat, jardinier, plombier, maçon, traducteur, et même confident lors des moments de doutes.

Vers la fin de sa vie, notre mère handicapée et en perte totale d’autonomie sera merveilleusement accompagnée par Hamo, il lui fera sa toilette tous les matins, douche, et après massage des membres engourdis.

Il aura eu cette disponibilité généreuse, sans compter, cette présence sécurisante, bien plus que celle d’un fils. Notre mère parlait de lui comme de son 4ème enfant.


Durant toutes ces années, Il va veiller sur le repos de notre mère, jusqu’à son dernier souffle, à la fin de sa vie à 89 ans. Il aura fait pour elle ce que personne d’autre n’aurait pu faire pour la réconforter, la soigner, la laver tous les jours, il le fera avec bienveillance, bien plus que nous, ses propres enfants, aurions pu le faire.


A sa mort, au cimetière juif d’Alexandrie, c’est lui qui va porter « notre » mère en terre, selon ses dernières volontés, enrobée dans le takhrikhin, linceul venu de Jérusalem.  Il la portera et la déposera à même la terre sans cercueil dans le caveau familial, aux cotés des restes de son propre père, notre grand-père Selim Ruben Eddi, venu de Smyrne en 1927, fuyant les incendies de la ville et les génocides arméniens et grecs. Il mourra en 1928.

Nous étions tous présents, la famille, les amis, tous unis, juifs, chrétiens et musulmans, tous en larmes. Nous lirons le Kaddish, les musulmans diront la Fatiha et les chrétiens réciterons le nôtre père, et feront le signe de croix. Des instants inoubliables de communion et de chagrins partagés.


Et Hamo est toujours là, présent à 65 ans, depuis bien longtemps, il n’est plus le Souffragui de la maison, il est bien plus que tout cela, il est devenu le gardien de ce passé révolu et il est pour moi indispensable de le retrouver régulièrement à chacun de mes retours à Alexandrie, dans notre maison de famille, il est là, toujours présent, fidèle à la mémoire de notre famille depuis 3 générations, fidèle au poste, à cette histoire et à ces années partagées.

Il veille sur notre mémoire commune, gardien de notre passé collectif, lui et sa famille auront été des acteurs importants et indispensables de notre histoire familiale alexandrine…

Merci à toi  Hamo, mon frère, et merci à ta sœur Karima et ton frère Abdallah, et merci à votre Grand-Père Hassan, à votre père Mohamed, merci à vous tous, pour tout ce que  vous avez généreusement fait, Vous nous avez fait aimer encore plus notre pays, et vous nous avez aidés à traverser et oublier les années noires, celles de la peur, des perquisitions, des séquestrations, des expulsions et des confiscations de biens. ……

Ce que vous avez tous fait pour nous est imprescriptible…


PTAH Un fils d’Alexandrie

Février 2020

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12 Comments

      • I don t consider myself ‘woke” but i find this article offensive and disgusting. This elegiac essay about the servitude of a people, disparaged and abused because of their ethnicities, has no place in today’s zeitgeist. It amazes me that outside of the US these sensibilities exist, and no one feels shame or guilt, but actually goes on discursively as if it were a lyrical topic. Let’s move on to the 21st century, and put this in the past, dead and buried.

  1. Image classique de la servitude érigée en art de vivre. Ou comment maitres et serviteurs participent ensemble à la célébration de la domination coloniale.

  2. Cher Ptah,
    Il y aura toujours quelqu’un pour trouver l’écrit d’un témoignage génial et un autre offensant. Telle va la dualité de la condition humaine.
    Or, celui qui écrit, le fait avec un vécu émotionnel que seul le cœur peut comprendre. L’offensé réfléchi avec une tête bien pleine. Il n’a pas su recevoir l’au-delà du clivage social.
    Le cœur rassemble plus que la tête ne divise.
    J’ai bien aimé sopra, au-dessus. Parfois, je me demande si l’humilité et la fidélité des soffraguis n’étaient pas au-dessus de la nôtre.

    • Cher Robert, Comme vous parlez et Pensez vrai: en effet, ce texte sur les soffraguis m’a amenée à cette conclusion: leur humilité, leur fidélité, en sommes-nous, aujourd’hui, à la hauteur…

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