Jacques Neuburger. Retours de mémoire, suite. La Russie à Paris

Retours de mémoire, suite.
La Russie à Paris. – Bernanos et Maïakovski. –  Bortch, traîneaux et Dinky Toys.

Chez mes parents, tant que ma mère a été en santé on invitait beaucoup.

Cela s’était organisé je ne sais comment, très tôt, il y avait toujours quelques amis à dîner le lundi soir, d’autres ou les mêmes le mercredi soir, et encore le vendredi soir.
Et naturellement deux ou trois le dimanche midi. Ou cinq ou six.

Tous étaient plutôt des gens de culture, peintres, artistes divers, et plus ou moins aboutis, écrivains publiés ou en mal de publication, journalistes, metteurs en scène. Quelques-uns étaient aisés, voire fort aisés, beaucoup étaient modestes, voire fort modestes. Il y avait un homme, un homme qui devait avoir pas loin de soixante-dix ans vers 1950, qui m’impressionnait beaucoup. Il avait une allure à la Horowitz, il fumait avec un fume-cigarettes dont on percevait qu’il était précieux, il faisait un baise-main aux dames en s’inclinant – il dissimulait derrière son élégance et son chic une extrême pauvreté.
Je vois encore ma mère lui glisser de force une enveloppe après l’avoir attiré dans un coin, insistant: si vous ne la prenez pas il va me disputer.

Il avait dirigé à Paris vers 1920 un éphémère théâtre yiddish non loin de l’Odeon, théâtre dans lequel mon père avait joué le personnage de Hanan dans le Dibbouk. Une fois mon père était parvenu à réunir à un dîner deux ou trois survivants et surtout survivantes de la troupe. Au cours de la soirée ils avaient, autour de la table quasiment rejoué la pièce, suppléant aux absents. Ce fut ma première rencontre avec le théâtre je crois, stupéfaction émerveillée. Je crois aussi que ma mère observait de près Léa, enfin la Léa du Dibbouk, laquelle, pourtant bien éprouvée par les jours les plus sombres et en portant la trace, retrouvait soudain, à échanger les répliques avec mon père par dessus la nappe blanche et la vaisselle à liseré d’or, sa pétillance de jeune femme des années vingt.

Il y avait les invités. Et il y avait ceux qui s’étaient invités.

Car à la maison la porte ne se fermait qu’à l’heure, tardive, du coucher. Sinon elle demeurait entrouverte en un étrange va- et-vient dont je n’ai compris plus tard toute la nature qu’en lisant Dostoïevski ou Ilya Ehrembourg, par exemple, lequel Ilya Ehrembourg était d’ailleurs un ami de toujours de mon père comme de ma mère: c’est qu’en plein Paris nous habitions Saint-Petersbourg. Saint-Petersbourg que ma mère, jeune, enthousiaste des temps nouveaux avait jadis appelée avec déférence Leningrad et que depuis 1930, têtue envers les temps actuels, elle appelait de nouveau Saint Pétersbourg comme une résistance à la dictature soviétique.

C’était une maison polyglotte où parfois des traductions simultanées se faisaient, une maison où l’on parlait avec une familiarité naturelle d’écrivains ou d’artistes aujourd’hui muséifiés, sacralisés, embaumés.

On parlait de Maïakovski, de Lili Brik, de Grossman qu’on appelait Vassili Semionovitch, de Kafka, de Peretz Markich dont personne ne savait s’il était vivant ou mort, de Solomon Mikhoels et on se disputait à propos de sa mort: assassinat ou accident…. Cette familiarité totale atteignait les auteurs classiques de référence dont on faisait des sortes de contemporains: chacun connaissait par coeur Villon que Ehrembourg avait fait découvrir aux russes, Goethe et Heine dont, les larmes aux yeux on disait des vers en roulant les r, on connaissait Hugo par coeur, Apollinaire, on se passionnait pour l’analyse psychologique des romans de Mauriac, Freud s’invitait aussitôt et on vouait une sorte de culte à Bernanos dont on disséquait sans fin Monsieur Ouine, Mouchette, les Carmélites: que des juifs russes, allemands, polonais se passionnent pour l’oeuvre d’un auteur catholique si longtemps antisémite peut étonner mais c’est faire fi que toute son oeuvre si tragique constitue une sorte de grande interrogation dramatique, un drame à chaque fois intensément retravaillé analysant sans fin le problème du mal. Or le sujet central de toute discussion entre ces survivants était le mal, le mal absolu: Hitler.

Évidemment toute personne arrivée dans l’après-midi restait dîner et je ne sais comment faisait ma mère mais surgissait toujours le bortch, le pot-au-feu, le boeuf dans son jus aux carottes, la volaille rôtie toujours farcie qui faisait pousser des oh d’admiration en au moins trois langues, le gratin, le gâteau et toujours le bouillon ou une soupe si par exemple c’était jour à rôti, soupes ou bouillons dont l’apparition souvent paraissaient faire naître une soudaine émotion chez les convives, jusqu’aux larmes parfois, tant la soupière au centre de la table, ma mère debout servant chacun, largement, et bien sûr le pain, plutôt les pains: blanc, noir, au cumin, sur la table, tout cela faisait famille et ces survivants sans famille désormais en avaient les larmes aux yeux et, à chaque fois, même les habitués, s’émerveillaient, en redemandaient, évoquaient leur jeunesse, leur enfance, ressuscitaient, les yeux humides, les lunettes embuées des volutes montant de leur assiette, un monde disparu – et j’entends ainsi Gala, dame sexagénaire aux manières de princesse russe, qui avait fui avec sa mère en 1917 après que son père, propriétaire de nombreuses scieries, eût été lynché par des sauvages et enragés révolutionnaires, raconter  un long voyage en traîneau avec son père, autrefois, vu avec ses yeux d’enfant et leur arrivée dans la nuit dans une demeure provinciale où la table mise lui était apparue comme la table de la maison des fées.

Un jour, j’étais tout enfant, à l’âge où à quatre pattes on pousse ses petites voitures sur le parquet se faisant un garage du dessous d’un buffet, un monsieur qui me semblait âgé, pas très grand, trapu, le visage marqué, vêtu d’une canadienne et couvert d’une casquette, frappa et poussa la porte, dit quelques mots avec ma mère qui l’introduisit rapidement dans le bureau de mon père lequel était en plein travail, frappant un article sur sa remington. C’était en hiver, il faisait froid et un feu dans la cheminée chauffait la pièce. Le monsieur était agité. Il entre dans la pièce et s’écrie, avec une intonation et un accent disant le juif slave d’immigration récente: Daniel, on m’a dit que tu étais ici, je le croyais pas, la dernière fois, je t’avais vu, tu étais mort. Mon père, imperturbable, toujours le nez sur sa remington et achevant de frapper la phrase commencée: et bien tu vois, je n’étais donc pas mort.

Ma mère était là, immobile, très pâle dans l’encadrement de la porte, moi figé derrière la chaise de mon père.


Retour de mémoire, suite. Une soirée en famille – Compote à la russe, cris, chuchotements et coups de crosse.

Eh bien, comme tu vois, je n’étais pas mort, avait répondu mon père à l’homme que ma mère avait introduit dans son bureau….Mon père, imperturbable, acheva de frapper sur sa remington la phrase commencée. Imperturbable, enfin, la mâchoire serrée, la bouche serrée étroitement, tête baissée, les joues comme descendues: je connais ce visage, il m’arrive de l’avoir, je crois bien que je l’ai en ce moment même en écrivant – il m’a valu des déboires avec mes relations féminines: enfin, tu ne peux pas sourire, ce que tu peux être pas beau ainsi… – comme si c’était de ma faute de ressembler à mon père et comme si on devait être coupable d’avoir des pensées fugitives. Puis il donna un coup de poing fermé sur sa machine, et tourna son siège vers la cheminée dont le feu de grille chauffait la bibliothèque, invitant l’autre à s’asseoir qui gardait sa casquette sur la tête et devait par la suite la garder même durant le dîner. Alors, qu’est-ce que tu deviens, interrogea mon père comme s’il l’avait quitté de la veille. L’homme et mon père commencèrent une conversation moitié en français, moitié en polonais, face au feu de grille rougeoyant qui baissait, ma mère posa sans mot dire une cafetière et des tasses, m’emmenant dans la cuisine tout en prenant soin de laisser entrouvertes les portes aux carreaux de verre, aux poignées brillantes donnant sur la grande antichambre.Ma mère se lança dans la mise en route d’un dîner solide: du foie haché avec les oeufs et les oignons, un pot au feu comme elle savait le faire avec légumes, poule et jarret de veau dont elle servirait le bouillon avec des mandeln parceque je rafollais de ces petites boules d’or flottant sur le bouillon doré et dont elle servirait la viande et la garniture avec raifort et cornichons à la russe. Elle allait aussi préparer cette kacha soignée qu’elle appelait la kacha d’Ivan le moujik: préparée avec le bouillon du pot-au-feu, agrémentée en suite de la moelle des os du pot-au-feu, mise enfin à sécher à feu doux au four pour pouvoir s’égrener parfaitement. Ivan le moujik revenait souvent dans les histoires qu’elle me racontait, personnage un peu simplet, pas vraiment héros du travail, mais qui accourait fendre le bois à la simple odeur de la kacha…. Et puis elle allait préparer sa compote de fruits secs, qu’elle appelait la compote à la russe: on allait acheter les fruits, comme la kacha chez le grainetier de la rue Ramey. La rue Ramey, je ne l’aimais pas beaucoup, hormis la boutique du grainetier – je ressens aujourd’hui un léger malaise encore en la prenant, même en voiture: j’avais tant de fois entendu parler de ce jour où le père de son amie Mathilde avait été arrêté, en compagnie de deux amis, au carrefour en bas, le carrefour avec la rue Marcadet. Mathilde, femme très brune, maigre, sèche, “qui avait fait l’école Pigier” et qui avait elle aussi, et pas très jeune non plus, accouché d’un garçon en même temps que ma mère, Mathilde m’impressionnait: il y avait cette histoire qu’elle était née durant un pogrome en Ukraine, sa mère accouchant avec son père mettant une main sur sa bouche pour étouffer ses cris et que elle aussi, une main sur sa bouche on avait étouffé son premier cri. Je crois que le mot pogrome est un mot que je dois avoir toujours entendu. Mais la boutique du grainetier était une sorte de caverne d’Ali Baba: profonde et sombre, elle regorgeait de trésors: kacha, orge, haricots en de grands tiroirs de bois, produits servis en puisant avec une mesure, ma mère y achetait son huile qu’elle n’aurait pour rien au monde achetée ailleurs, il y avait les tonneaux de cornichons, les russes et les polonais, les olives de Grèce, les harengs aussi au tonneau, et puis des harengs fumés, dorés, suspendus accrochés à un cercle de fer, des sprats, du soudjouk aussi, suspendu, du kaschkaval aussi que j’aimais tant. Il y avait aussi des anchois entiers dans de grosses boîtes en fer: ma mère qui en raffolait rapportait de temps à autre une de ces boîtes à la maison: c’était alors le soir une opération singulière de la voir, lunettes sur le bout du nez, un livre sur la table, s’abstraire dans l’épluchage de ses anchois sur un journal et en extraire les filets pour les mettre dans l’huile.En fait mon père ne parlait jamais de ce que lui-même avait vécu.Il y avait bien ce jour où dans notre maison à la campagne j’étais parti à sa recherche et je l’avais trouvé immobile sur une chaise les larmes coulant, alors ça: lui pleurer… C’est ce jour-là qu’il m’avait pris par la main pour m’emmener promener en me racontant des histoires merveilleuses et nous étions pour la première fois revenus vers la maison en ramenant, invisible et magique, découverte dans le petit bois de bouleaux la Reine Chabbat à ma mère qui nous attendait.Il y avait bien cet ami qui venait déjeuner parfois le dimanche à la maison, haut fonctionnaire, coureur de femmes, la main sur le cœur, me couvrant de jouets, il m’appelait le dauphin, maurrassien, serrant de près ma mère pour l’embrasser, buvant beaucoup, mort pas vieux d’un coup de sang, président d’une association de résistants – et qui s’arrêtait brusquement couvert dressé, saisi d’une pensée soudaine face à son gigot haricotsverts flageolets, disant d’une voix forte: savez- vous bien , madame, que vous avez là celui que j’ai vu tenir tête aux allemands comme personne – et mon père le faisait taire immédiatement.Plus tard, je devais avoir huit ans, c’est un dimanche qu’il avait passé la journée à la maison que j’ai vu mon père pleurer pour la seconde et dernière fois.Ce soir-là après son départ mon père était resté seul à table, finissant verre après verre une bouteille de vin – lui qui buvait au maximum un petit verre de vin et après le second verre devenait cramoisi et disait: ça y est, j’ai trop bu…. Ma mère le regardait tout en faisant je ne sais plus quelle tâche de couture, le surveillant ou le couvant même peut-être de dessus ses lunettes, silencieuse, inquiète, ne le quittant pas du regard.Tout à coup mon père se leva en poussant un hurlement qui n’en finissait pas, un cri sinistre, tragique – depuis j’ai vu le tableau de Munch et j’ai reconnu la même épouvante.Puis il s’ecroula aux pieds de ma mère, enserrant ses jambes, s’effondrant en larmes la tête sur ses genoux. Tout ceci avait duré une seconde. Et secoué de sanglots il parla, il parla, il parla, des mots hachés, des phrases étranglées, des sortes de borborygmes, rauques, presque informes parfois de bribes de récits.Ce jour-là, j’ai compris, dans un terrible effroi, ma mère soudain pleurant sans pouvoir s’arrêter mais des larmes gouttes à gouttes, comme glacées coulant lentement sur les joues, la main sur la tête de mon père, ma mère qui ensuite le lèvera, le portera, le couchera, puis reviendra longuement me parler, jusque tard dans la nuit, devant évidemment s’occuper de son enfant demeuré comme pétrifié, ce jour-là donc, j’ai compris que si mon père souffrait si souvent de rhumatismes, comme il disait, épouvantables, et il serrait les dents, refusant tout médicament, c’était que les coups de crosse des SS lui avaient presque cassé la hanche, les reins, que c’était pour cela qu’il gardait une surprenante insensibilité de toute la cuisse gauche, telle que parfois sous le regard horrifié de ma mère qui l’arrêtait il disait: regarde – et pouvait se planter une fourchette dans la cuisse sans ciller, que c’était ces coups de crosse qui l’avaient rendu à moitié paralysé de l’épaule gauche et du bras, et racontant cela par bribe, il disait, mais ils ne m’ont pas fait parler, je leur ai craché à la gueule. C’est ce jour-là que j’ai compris, épouvanté, désolé, que ces étranges marques bizarres sur le corps de mon père, sur le dos surtout, qui me faisaient plaisanter l’appelant le papa-zèbre, étaient des marques définitives de coups de fouet.C’est aussi ce jour-là que ma mère, dans la cuisine, autour d’un thé qui restait dans la tasse, d’un gâteau auquel ni moi ni elle nous ne touchions, m’expliqua que mon père, après avoir été passablement torturé par les SS pour tenter de lui faire dénoncer d’éventuels complices d’une tentative d’évasion, tortures demeurées inefficaces pour le faire parler avait, déjà à moitié mort, fait partie d’un groupe de fusillés “pour l’exemple” par mesure de rétorsion. Abattus ainsi à la mitrailleuse, sur la place centrale, devant tout le camp rassemblé. Mais que lui, blessé mais vivant, étonnamment, miraculeusement, des heures et des heures plus tard il s’était réveillé et à grand peine extrait de dessous les camarades, couvert du sang des morts et du sien et qu’il avait réussi à regagner son baraquement. Vivant. Miraculé.

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