Jacques Neuburger. Le chat, la belette et le petit lapin. Buchenwald et les larmes de Ruth

Liberté conditionnelle 1. – Jours 2, 3, 4…

Retour de mémoire, suite.
Le chat, la belette et le petit lapin. Buchenwald et les larmes de Ruth.

Donc nous vivions six mois à Paris et six mois retirés à la campagne, dans un hameau groupé autour des ruines d’un château fort et d’une ferme au centre du hameau.

C’était un peu ce qu’on appelait autrefois une “maison bourgeoise” qui jouxtait presque la ferme. Une maison avec une grande cuisine carrelée, sa grosse cuisinière à bois qui ronflait et qui tenait chaud, ce feu rouge quand on le tisonnait, le four à pain, le four à tartes, le four où mettre la marmite en fonte, cuisinière à l’ancienne avec ses cuivres, son réservoir pour l’eau chaude, ses odeurs, sa chaleur un peu terrifiante car à la toucher on pouvait se brûler et ma mère s’y affairant se prenait aisément aux flammes du foyer des allures de Vulcain forgeant aux entrailles du Volcan.

C’était une maison de maître, donc, avec sa porte sur la route, la porte du jardin, la porte de derrière qui donnait sur un chemin qui s’en allait aux bois, son grand potager de l’autre côté de la route.

C’était une maison que ma mère avait trouvée en 1938, alors que des bruits annonciateurs des guerres et des catastrophes secouaient les frontières. Avec un instinct sûr elle y avait planté alors de la pomme de terre et de la pomme de terre… Cela me semblait à la fois impressionnant et incompréhensible lorsqu’elle racontait qu’elle était plusieurs fois venue à pied jusque là durant la guerre pour en repartir, à pied toujours, avec cinquante kilos de pommes de terre sur le dos.

Cela me semblait mystérieux et même bizarre lorsqu’elle racontait qu’à certains moments, toujours durant la guerre, elle avait, avec d’autres, séjourné là, cachée. Du coup la cave, le grenier, les bois alentours me faisaient un peu peur.

On y séjournait six mois par an parceque ma mère voyant la maigreur persistante de mon père (Si ma mémoire ne me trompe pas il a dû falloir attendre presque dix années, environ 1955, pour qu’il donne enfin une impression de solidité, que ses joues ne soient plus creuses, que son teint ne soit plus gris) avait décidé que loger dans cette maison entre champs, jardins, forêts remettrait en forme mon père dont la santé et notamment les poumons (il en mourut plus tard) avaient été ravagés définitivement, en particulier par les mois passés dans le tunnel de Dora, mot qui revenait souvent dans la conversation et qui me plongeait dans des profondeurs d’interrogations secrètes car d’une part je percevais qu’il s’agissait d’un lieu plus effrayant que tout ce que j’entendais dans les contes les plus terrifiants comme Barbe Bleue ou Baba Yaga, et que je reliais un peu à l’effroi que me causait parfois la cuisinière lorsque le feu s’emballait, ronflait, que ma mère ouvrait ce foyer où le feu lançait des flammes très rouges, et en même temps Dora était le nom de plusieurs amies dont une que j’aimais tout particulièrement même si elle me serrait trop fort en me prenant sur elle, ne cessant de m’embrasser, mais elle était si gentille, avec toujours un tout petit cadeau si bien choisi, je crois même que j’ai encore sur un rayon de ma bibliothèque un tout petit camion joli et que je trouvais magique parce que je pouvais le mettre dans ma poche. Oui, pour moi, Dora plus Dora représentait comme les extrêmes d’un monde qui ne pouvaient se rencontrer – au moins jusqu’à ce jour où jouant à quatre pattes sous la table j’entendis Dora qui devait tourner et tourner et tourner sa cuillère dans la tasse de thé et écraser nerveusement ses cigarettes les unes après les autres dire: Oui, Dora, nous l’avions appris, des bruits nous revenaient à nous les femmes, c’était un nom qui nous faisait trembler.

Heureusement, il y avait la ferme, sa fraîcheur, les lapins auxquels j’apportais les fanes de carottes et même parfois une ou deux carottes que j’allais arracher au potager, les poules, le coq, les poussins nourris à l’ancienne “petits, petits, petits” par Juana la bonne de la ferme et le gros chat de la ferme qui me faisait un peu peur car si peu caressant à la différence du mien. Il y avait aussi la chatte de la ferme, chatte mal aimée et si caressante, attachante: elle faisait souvent des petits et la fermière se mettait alors en chasse, fouillant partout comme la bonne cherchant les oeufs du jour jusque dans la mangeoire des vaches ou des chevaux, fouillant partout avec un crochet de fer, à la recherche des petits afin de les tuer. Mais seule ma mère savait que la chatte s’était cachée au plus haut de la grange voisine et la nuit ma mère, éclairée d’une lampe de poche que je devais diriger exactement montait dans la grange, mon père tenant l’échelle, mon père disant: Mais attention tu vas te tuer, ma mère répondant: Chut tu vas nous faire prendre, et ma mère disparaissait entre les bottes de foin pour porter à manger et à boire à la mère chatte allaitante et proscrite.

Il y avait une grande douceur en ce hameau, la lumière communale s’éteignant à neuf heures (cette sorte de lampe haut placée sous une sorte d’assiette de métal blanc et qui éclairait le carrefour devant la grange), nous sortions dans la nuit: on observait les lucioles, les vers luisants, avec des feuilles je fabriquais des petites lanternes abritant un ou plusieurs vers luisants, on observait le ciel et mon père en nommait les étoiles. Un soir, avant la nuit, je devais avoir trois ans je pense, mon père me dit: viens nous allons chercher la Reine Chabbess. Nous allâmes au bout du chemin, ma main dans la main si chaude de mon père, dans le petit bois de bouleaux que j’aimais tant – mon père me racontait des histoires merveilleuses, tant d’histoires douces et magiques, que je vis apparaître la fiancée du Chabbat dans la lumière dorée de la soirée qui s’annonce et nous revenions chantant le Lekha Dodi (chant d’accueil du Chabbat) – avec la prononciation aschkenaze, cela va sans dire. Oui, c’était un temps très doux.  

Un jour mon père, alors que nous nous promenions, toujours dans ce même bois, voyant un oiseau s’envoler, me dit: si un jour tu vois un oiseau. Et cependant que nous nous promenions, cueuillant de grandes fleurs mauves et ramassant des pierres aux couleurs précieuses, il me racontait des histoires mystérieuses et qui m’enchantent encore comme cet enseignement de l’écriture que si l’on prend un nid d’oiseaux on ne peut s’emparer en même temps et de la mère et des petits…. Quand il raconta cela à ma mère, je la vis avoir les larmes aux yeux, qu’elle essuya très vite afin de m’embrasser en se penchant sur moi pour prendre le bouquet de grandes fleurs mauves et les cailloux précieux.

On recevait beaucoup d’amis, la maison étant grande – et même certains en vinrent à louer des maisons voisines l’été. À certains mois c’était comme un petit village qui s’était constitué là. Un petit village joyeux, heureux, avec de grandes tablées dans la salle à manger de la maison ou dehors certains beaux jours. Un étrange village aux langages multiples.

Une des amies que je préférais était Ruth. Ruth était très jeune, très jolie, sensible et mutine, adulte certes, mais avec des côtés très fillette, elle me taquinait, m’embrassait, riait, essuyait une larme, riait encore. Je ne sais pas trop bien dans quelle langue nous pouvions parler car Ruth ne parlait encore que très peu le français. Parfois elle m’emmenait promener aussi sur le grand chemin qui traversait la plaine, parfois seul, parfois avec d’autres enfants de ce groupe d’amis, hameau au sein du hameau. Je l’adorais et je crois que c’était réciproque. Elle venait souvent me chercher, elle jouait au ballon, elle sautait à la corde – et cette relation dura même après qu’elle eut un très joli bambin qu’elle portait toujours sur la hanche, bambin qui le premier me fit me dire en moi-même que plus tard j’aimerais moi aussi avoir des enfants. Je crois que j’étais amoureux de Ruth et je crois pouvoir dire qu’elle fut mon premier amour, un amour d’enfant si puissant que c’est presque s’il ne dure pas encore…. Ruth venait très souvent à la maison, le matin, l’après-midi: elle était seule dans la journée son très jeune, souriant, drôle et très grave à la fois mari, que j’aimais beaucoup lui aussi, allant chaque jour à Paris par le train, rentrant tard, car dirigeant une sorte de monoprix important proche de la gare Montparnasse.

Elle venait à la maison parceque ma mère s’était proposée pour lui enseigner le français, lui enseigner un peu la géographie française, l’histoire, tout et lui enseigner des bases de cuisine car Ruth parlait russe et un peu de yiddish, Ruth ne savait que très peu faire la cuisine et se désolait de ses échecs culinaires, totalement ignorante de l’art du bifteck frites, du rosbeef purée et du poulet rôti pommes sautées, connaissances indispensables à la tenue d’un jeune ménage. Ruth parlait, parlait, très vite, très très vite, en russe et ma mère écoutait, tout en lui enseignant aussi à coudre un bouton, un ourlet. Tout à coup Ruth s’arrêtait de parler et pleurait, pleurait, me serrait contre elle comme un enfant en proie au plus noir des chagrins parfois sa poupée ou son ours en peluche. Ma mère tentait de la consoler ou au moins de lui remonter le moral tant bien que mal, faisait un thé, sortait la confiture, les petits gâteaux. Parfois ma mère faisait même soudain un café très fort. Un jour je l’ai même vue ouvrir le buffet, buffet de campagne à deux corps, en sortir la bouteille, cognac ou vodka je ne sais, sortir deux verres qui se trouvaient sous sa main et servir cet alcool comme un remontant qu’elles avalèrent d’un trait en se regardant au travers de leurs larmes, ma mère serrant très fort la main de cette jeune femme, moi toujours sur les genoux de Ruth que je sentais me serrer contre sa poitrine tout en hoquetant presque sa peine, son chagrin.

Plus tard, j’appris que son mari, qui à son retour lui-même n’avait pas retrouvé sa famille, était parvenu à s’engager dans l’armée américaine et qu’âgé de vingt ans il avait d’un châlit extrait presque mourante cette petite jeune fille alors de seize ans seule survivante de sa famille, parvenue à Buchenwald je ne sais trop comment et qui avait vu un jour son petit frère qu’elle tenait par la main être tué d’une balle par un SS, comme ça, pour rire sans doute.

© Jacques Neuburger

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1 Comment

  1. quel beau texte, cher monsieur ! quelle belle écriture ! quelle sensibilité ! Je vous ai suivi pas à pas. J’ai vu votre père, j’ai entendu votre mère et Ruth aussi
    Je ne suis pas ashkénaze, je suis un vieux séfarade de 83 ans, mais j’ai pleuré, pleuré
    Merci pour votre écriture, et votre cœur

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