Michèle Chabelski. Souvenirs, Souvenirs ( XIX )

Bon

   Mercredi

   Résumé des épisodes précédents.

    Michèle et Paul, revenus de leur voyage de noces en Italie habitent un studio en attendant la livraison des appartements achetés sur plan.

  LES appartements ?

   Ben, un pour eux et un pour les beaux-parents situés à l’étage du dessus…

  Un jour de mauvaise humeur Michèle annonce qu’elle refuse de cohabiter avec la belle-mère …

   La suite

    Paul détestait les accrochages et les complications.

Il considérait que la vie était faite d’additions et de multiplications.

Dans le but légitime d’ajouter des zéros à sa trésorerie, les chiffres à rallonge participant de son bonheur d’être sur terre avec sa Maman.

  Additions et multiplications, disais-je…

     Il additionnait les petits arrangements avec la vérité et multipliait les mensonges pour obtenir des résultats qui tombaient juste.

  Ou pas…

  Quelques divisions aussi parfois…

   Diviseur, quotient, reste, ne comptaient au final que les dividendes…

   Et bien évidemment, m’expliquait-il, ces zéros ne venaient pas tout seuls.

   Fallait bosser…

    J’en avais déjà eu l’intuition…

    Il bossait, voyageait, revenait, repartait…

   Et manquait néanmoins souvent de chance, car il ratait ses avions, ne pouvait rentrer passer la nuit à la maison et était cerné de téléphones qui dysfonctionnaient sous sa main.

   Certains ont la main verte, lui l’avait noire concernant les lignes téléphoniques.

Il s’inquiétait en outre de ma surdité naissante, affirmant qu’il m’avait appelée à plusieurs reprises   et que je n’avais sans doute pas entendu puisque je n’avais pas répondu…

   Tel quel…

    Il rentrait, couvert de projets et de nouvelles responsabilités, inexplicablement épuisé et attendait de moi que je l’aide dans cette construction de notre avenir commun et chantant, sans faire la gueule comme une enfant gâtée tandis qu’il œuvrait à la prospérité de la France et à la mienne par ricochet…

   Nom d’un petit bonhomme…

   Mon papa confectionneur n’avait jamais entraîné sa famille dans un délire mégalo qui comptait autant d’heures de travail que de trous inexpliqués dans son emploi du temps et je découvrais, médusée, un nouveau monde.

   Dieu m’aidera, déclarait-il en en regardant le plafond et en embrassant avec ferveur son index replié…

   Il bossait dur à son succès et tentait de m’entraîner dans ses galopades mentales, se plaignant de mon côté timoré, fleur bleue, inapte au triomphe qui nous attendait au coin de la rue.

  D’un cheval de trait, on ne fera jamais un cheval de course…

  Sous-titre

   D’un calamiteux petit prof, on ne fera jamais la femme éblouissante d’un tycoon prospère.

 Et pour m’aider dans ma course désespérée vers cet état de grâce où je croyais finalement le retrouver, il m’expliquait que le monde était dichotomique.

   Le péché

   Le reste

    J’étais une sorte de péché sur pattes, avec mes mini robes, mes préoccupations futiles, mes intérêts pour des choses inutiles, peu lucratives, mes cigarettes et mes copains qui avalaient du jambon et des huîtres sans sourciller.

   Je précise que le porc et les fruits de mer sont interdits par la religion juive…

  Monsieur Duchemin avait disparu de l’horizon, détrôné par un putsch fomenté par Paul et trois de ses collègues, après que j’eus dénoncé une énième tentative de viol et déclaré le suborneur persona non grata.

    Bon vent…

      Pour en revenir au lien privilégié de Paul avec Dieu, il fallait savoir qu’il s’était offert le luxe de deux divinités à adorer.

   Un Dieu classique et sa mère qui était l’incarnation de Dieu sur terre dans une réécriture irrévérencieuse de la Tora où Dieu était une femme…

   C’était osé et encore aujourd’hui personne n’a pris le risque de prétendre dans un audacieux pari à la Pascal que Dieu pourrait être féminin.

   Bref.

   Dans cette inénarrable course à l’échalote bénie du ciel, se trouvait le respect des textes sacrés qui supportaient certes quelques aménagements, mais exigeait une adhésion totale aux principes de la cacheroute.

   La cacheroute !!!

   Peu de boucheries cacher à l’époque.

  J’en avais découvert une, un peu plus attrayante que les autres dans le Marais, où je faisais emplette d’une viande dure et peu conforme aux principes de la gastronomie.

 Je dois avouer que les bouchers cacher ont énormément progressé et qu’on trouve aujourd’hui de la viande cacher plus que convenable et même excellente.

  Ce qui n’était pas le cas à l’époque.

   Je suis une carnivore, habituée à consommer de la viande quatorze fois par semaine.

   Ben oui …

Deux fois par jour !!!

  Et ces entrecôtes dures et exsangues me privaient d’un plaisir gustatif intense.

   Il fallait agir.

    J’achetai une poêle neuve, un tournedos dans le filet et une entrecôte cacher que Paul consommait proche de la semelle de ses élégants mocassins.

   Je fis frire sa barbaque comme d’habitude et me préparai dans la poêle neuve un tournedos croustillant/ fondant, vous m’avez comprise.

   Chéri le dîner est prêt…

       J’arrive…

     Entrée terminée, je file à la cuisine, en reviens portant nos deux assiettes comme Churchill le papier de reddition des nazis.

   Ou presque.

   Qu’est-ce que c’est que ça ?

    Un tournedos.

     C’est quoi ?

Un steak.

  Cacher ?

   Non.

    Le sacrilège le rendit muet de sidération.

   Et tu…

Tu…

 Lui que n’impressionnait ni dieu ni le diable en bafouillait de stupéfaction consternée…

   Oui mon chéri.

Je vais manger cela, car j’en ai marre des morceaux de carton durs qui…

   Mea Culpa…

    Mea Culpa- issime…

    Je n’avais pas perçu et validé le côté transcendantal de la viande cacher qui représentait pour un croyant le respect, la piété, la dévotion et signait une chaîne de traditions perpétuées depuis des générations dans une famille juive pratiquante…

   Il coupa son entrecôte comme un bûcheron, me regardant inciser avec grâce la chair tendre de mon tournedos.

   Tu veux goûter ?

   Non.

  Dommage.

   Il regardait toujours…

    Ben goûte. C’est bon.

 Un tout petit morceau. Dieu te pardonnera. Toi qui es pur comme l’agneau à peine né…

   Te fous pas de ma gueule s’il te plaît.

   Je plaisante mon chéri.

   Alors ? T’en veux ?

   Un tout petit morceau alors…

     Comment expliquer que vola en éclats ce soir-là sa soumission aux textes, aux Ecritures, aux traditions maternelles ?

   Je ne l’explique pas.

 Je n’essaie même pas.

   Sauf à croire qu’il pouvait écorner délicatement quelques principes s’il se promettait d’expier le jour de Kippour dans une repentance aussi sincère qu’éprouvante…

Et puis il conduisait le samedi et payait scrupuleusement ses notes de coiffeur et d’emplettes diverses ce jour-là.

 Donc un minuscule morceau de tournedos…  

 Vous voyez, quoi…

   La décence m’interdit d’écrire qu’il fit ce jour-là connaissance avec le petit Jésus en culotte de velours.

   Je ne veux agresser ni choquer personne …

   Mais son regard exprima une réjouissance proche de…

  Enfin….

   T’en veux encore un morceau ?

    Oui.

    C’est ainsi qu’un tournedos (sans barde porcine quand même) signa la disparition de la viande cacher des assiettes conjugales des Cohen …

  On en consommait les soirs de fêtes et quand on recevait sa famille, alors je sais qu’on va m’avancer que le sens du péché chavira un peu vite chez un séfarade religieux, que son sens religieux vacilla facilement sur sa base, je rétorquerai que son choix ne lui fut imposé par personne et qu’il n’était pas le genre à confondre rigueur et plaisir.

   La dissociation se fit sans douleur, et connut même une extension jusqu’à des Marennes d’Oléron…

J’arrête, car je bave sur mon écran…

   Je n’ai pas mentionné le choix du lieu d’habitation où…

  C’est vous qui voyez …

     Que cette journée signe le bonheur d’avoir une rallonge de 3 heures et de 20 km dans les jours qui viennent.

 Et un coiffeur et une manucure dès samedi.

  Elle est pas belle, la vie ???

    Je vous embrasse


Bon

   Jeudi

   Résumé des épisodes précédents

     Michèle, telle une lionne de la savane est essentiellement carnivore et la viande cacher imposée par Paul, exsangue et dure ne peut être avalée que dans une dynamique d’allégeance aux principes divins.

Pas pour une consommation laïque.

  Elle s’est donc offert un tendre tournedos dans le filet, se substituant momentanément à Eve dans une tentative de tentation à un être un peu fragile.

   Ce qui devait arriver arriva.

Paul goûta la viande tendre et exquise, reconnut la défaite de la viande cacher par KO et le couple se régala par la suite de faux filets, rumstecks et côtes de bœuf craquantes et fondantes à la fois.

    La suite

     Paul et Michel s’affrontèrent donc sur le choix d’un lieu commun de vie.

   Ils vivaient pour l’heure dans un charmant deux pièces du 14 e, à proximité du lion de Denfert, en attendant la livraison des appartements achetés sur plan.

   Belle-Maman se réjouissait Baroukh Hachem de la future cohabitation avec son fils et l’autre, et se préparait à parfaire l’éducation de cette ignorante écervelée à qui personne n’avait enseigné les secrets du roulage de couscous et du point de jersey avec comptage de mailles…

   1970

      Pas loin de 1968 pour rappel…

       Un matin qui n’était pas fait comme un autre, une sorte de rage trop longtemps contenue m’amena à cette sidérante confession concernant le nouvel appartement :

     J’irai pas.

        Paul eut une sorte d’AVC de l’oreille.

    Ça ne fonctionnait plus.

     Encéphalogramme plat.

       Il ne répondit donc pas.

     En apparence en fait.

       Car fou de rage, il alla s’en ouvrir à sa mère le soir même.

     Elle veut plus déménager…

     Hein ???

      On dit pas hein, on dit comment, mais je retranscris fidèlement le dialogue.

   Elle veut plus qu’on habite le même immeuble, elle dit que c’est pas sain, elle prétend qu’un jeune couple doit prendre son envol seul et qu’elle a peur de pas supporter la promiscuité, elle, elle…

   Tous ces « elle » accumulés m’auraient valu en d’autres temps et d’autres lieux d’être précipitée vivante du haut d’un donjon pour m’enseigner un peu de docilité…

    Mais en même temps, une fois arrivée en bas, la docilité devient aussi utile qu’un Borsalino à un frais guillotiné…

    Bref

   La belle-mère enjoignit à son fils de ne pas céder aux caprices de cette péronnelle dont le salaire mensuel n’aurait même pas permis l’achat d’un ballon d’eau chaude, rappela-t-elle, en gardant par devers elle le fait qu’elle avait largement participé au choix de cette épouse dénaturée…

    Dieu nous impose cette épreuve, essayons de nous en sortir grandis, se dit elle in petto…

    Nous ne cèderons pas.

    Et c’est ainsi que Paul fit l’emplette d’un appartement dans le 17e …

   Soif de concorde conjugale et nécessité d’un espace cérébral serein pour travailler, expliqua-t-il à sa maman.

   Si c’est toi qui l’as décidé, mon fils, c’est que tu as raison.

    Fermez la parenthèse.

     C’est ainsi que nous émigrâmes dans cette charmante partie de l’ouest parisien, tandis que Belle-Maman intégrait le logis du 13e, tenue de garder pour des jours meilleurs ses trucs et astuces propres à satisfaire un mari légitimement exigeant…

   Je vois bien que je n’ai pas vraiment le beau rôle dans cette affaire, mais le problème n’est pas dans ma contestation d’un immeuble commun entre deux familles profondément différentes, mais dans la décision collectivement complotée entre mère et fils de cohabitation pacifique, alors que j’étais affublée des oripeaux d’une guerrière, revendiquant une autonomie que je croyais contractuelle…

   Bref nous nous installâmes.

Mais Paul se considérait comme débiteur du temps non partagé avec sa mère. C’est ainsi qu’il m’imposa l’habitude d’aller saluer sa mère avant de partir en voyage et de venir lui faire un compte rendu détaillé avant de regagner nos pénates, ce qui nous imposait des acrobaties chronologiques qui faillirent nous faire rater l’avion à plusieurs reprises.

    Mais nous partions aussi souvent en voiture, ce qui justifiait de longues pauses autour du café longuement bouilli de belle maman qui ne manquait jamais de me conseiller de me comporter (elle pensait « pour une fois) en bonne épouse.

    Question subsidiaire pour départager les ex-aequo :

     Qu’est-ce qu’une bonne épouse ?

Bref, bon an mal an, nous arrivâmes au premier anniversaire de mariage malgré les absences répétées de l’époux sur-occupé…

   Mais je ne résiste pas à l’envie de vous raconter la première soirée qui suivit notre retour de voyage de noces.

  Mon frais mari m’informa qu’il avait un dîner, et qu’il se pourrait qu’il rentre un peu tard.

  Un peu tard pour un dîner ?

  Un peu tard pour un dîner.

    Le voyage de noces lui avait ligoté les membres.

   Je croyais juste que ça avait invalidé son calendrier professionnel. Mais pas que…

    Bref

     Dodo tranquille.

      Je me réveille à 2 h.

  Sortie sur le balcon.

Personne.

     Puis à 3 h

Personne

    Puis à 4 h

Personne

     C’est là qu’on comprend les bienfaits du portable.

    Il avait certes dit tard, mais là on s’acheminait plutôt vers tôt…

    Je commençais à être singulièrement préoccupée et Michele, ma sœur Michele, ne vois-tu rien venir ?

 Ben non je ne voyais que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie, l’inquiétude qui rougeoie et la moutarde qui me monte au nez …

   5 h

     Une ombre dans l’aube rosissante…

    Le bruit de la clé dans la serrure…

      Ouhhh tu m’as fait peur !!

       J’étais inquiète. C’est à cette heure-ci que tu rentres ?

    Ben oui c’est à cette heure-ci que je rentre.

    T’étais où ?

     J’avais un dîner.

       Et je t’avais prévenue que je rentrerais tard.

      Non. Tôt.

         Que tu découcherais en fait.

Je n’ai pas découché.

D’ailleurs je suis crevé, je vais me coucher.

    T’étais où ?

   Je t’ai dit. A un dîner.

      Qui se termine à 5 h du mat ?

 Oui. Ça a commencé tard, c’est pour ça. Tu deviens franchement désagréable …parano même…

   Comment se conduit une épouse crédule, confiante, amoureuse ?

    Une tisane, un massage, et plus si affinités ?

    Je n’obtiendrai aucune autre information, contrairement aux sbires de Staline qui, eux, auraient sans doute…

Bref…

    Je mens en fait.

       Il n’y a pas de hasard. Que des rencontres, disent des philosophes avertis.

    Des rencontres inopportunes parfois.

    Quelques jours plus tard une amie m’interroge :

 Alors t’as réussi à consoler Paul ?

    Consoler Paul ?

   Mais de quoi ?

    Ben il a pas mal perdu au casino de Deauville l’autre soir et mon frère m’a dit que…

    Il aurait en outre fallu consoler Paul…

    Je n’étais pas de l’étoffe des bonnes épouses…

    Et malgré accrocs et accrochages, nous parvînmes au premier anniversaire de mariage…

  Qui fut comme d’habitude le théâtre de…

   Mais bon…

    Ça vous intéresse vraiment ?

   Que cette journée de pré shopping signe les possibilités budgétaires nécessaires à la course dont le départ est fixé à samedi…

     Je vous embrasse

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