Jacques Tarnero. “Le voyage interdit. Alger-Jérusalem” de Jean Pierre Lledo

« Être homme c’est réduire au maximum sa part de comédie ». Jean Pierre Lledo a-t-il su obéir au mot d’André Malraux ? A-t-il réduit la sienne ? A-t-il bouclé sa boucle d’homme en quittant des chemins de traverse pour retourner dans ce chez lui qui l’attendait autant qu’il l’attendait?

Un livre et un film rendent compte de cet itinéraire : « Israël, le voyage interdit ».

Le film qui vient de sortir en salles depuis le 7 octobre, dit cette quête de soi dans la découverte de cet autre univers nommé Israël. Cette œuvre filmique hors norme (11 heures partagées en quatre époques) part à la recherche de ses racines juives ignorées : celle d’un oncle, le frère de sa mère, ayant choisi de s’installer en Israël. La recherche de cet oncle sioniste, proscrit par le père communiste de Jean Pierre en est la première pierre. C’est alors un road movie à travers ce pays inconnu qui tire le fil conducteur de cette narration. « Israël, le voyage interdit », raconte cet itinéraire.

A la fois intimiste et universel, Lledo inscrit son histoire dans la grande Histoire et c’est bien l’intérêt de cette entreprise hors du commun qui questionne le temps présent et les certitudes passées. Les entrées multiples de ce film présentent une richesse intellectuelle rare que le montage de Ziva Postec (la chef monteuse de Shoah) ordonne et illustre.

Ziva Postec et Jean-Pierre Lledo

Cet extraordinaire essai filmique montre ce que l’idéologie interdisait de voir

Loin de tout narcissisme de la part de son réalisateur, ce film donne à penser autrement sur cette énigme historique constituée par la survie de l’identité de ce peuple vouée à la disparition, à la destruction, à la dispersion. Cet extraordinaire essai filmique montre ce que l’idéologie interdisait de voir. Non seulement cette part familiale ignorée mais cet autre pays qu’il s’était interdit de connaître que le spectateur découvre simultanément.

Le livre Le voyage interdit, Alger-Jérusalem raconte ce qui précède cette aventure. Ce récit au double format, livresque et filmique est extraordinaire

Le livre raconte ce qui précède cette aventure. Il raconte le monde d’avant : l’Algérie, le communisme. Ce récit au double format, livresque et filmique est extraordinaire. Nombreux sont les récits de ceux qui ont qui ont ouvert les yeux sur la réalité communiste pour en comprendre la perversité. Nombreux sont les Juifs qui avaient choisi la foi du XXe siècle pour fuir  leur condition. L’espérance communiste s’était substituée à l’espérance nourrie des textes bibliques. La catastrophe nazie, succédant aux pogroms sous les tsars ou les califes, poussait les Juifs à se réinventer. Le communisme devint, pour un temps, l’autre manière d’être juif. Annie Kriegel, Anatoli Charanski, Henri Curiel, Jacques Hassoun, Benny Levy eurent des trajets parallèles, tous Juifs et tous communistes dans leurs jeunesses, différents parce que construits dans des contextes historiques et géographiques à la fois différents et proches. Tous sont inscrits dans les récits de la seconde moitié du XXe siècle.

Benny Levy

Benny Levy partage avec Lledo quelques pièces de ces puzzles idéologiques et identitaires à cette différence près que Benny Levy n’est pas resté en Egypte pour y construire le communisme. Passant de Mao à Sartre et Moïse, Lévy développe une recherche intellectuelle dont les divers éléments s’inscrivent dans des radicalités successives et c’est peut-être cette radicalité qui donne toute sa cohérence à sa vie.

Cet autre chemin intellectuel…

Celui de Jean-Pierre Lledo a cette singularité, il appartient à la génération d’après et c’est ce qui donne à son témoignage toute sa valeur. Lledo est ailleurs, tout comme est d’ailleurs cette Algérie tellement fantasmée chez ceux qui la regardaient depuis la France. Cet autre chemin intellectuel, de l’autre côté de la Méditerranée en a aussi les saveurs qui transpirent tout le long de son récit. Il accompagne celui de son père : construire l’Algérie nouvelle dans l’avenir radieux du communisme, débarrassé de la colonisation française. Son livre « Le voyage interdit, Alger-Jérusalem » raconte ce cheminement difficile tant les bonnes intentions qui le pavaient à son départ annonçaient tous les désastres communs au monde arabe.

Jean-Pierre Lledo tourne à Jérusalem

A la fois témoin et acteur dans l’Algérie indépendante, Lledo parle en connaissance de cause. Il connaît son sujet de l’intérieur, il s’y est colleté. Du monde arabe, il en connaît les faux-semblants, sa rhétorique, sa violence et ses masques. Du communisme il connaît il connaît les mots qui disent le Bien pour cacher le Mal. C’est en Algérie que la synthèse des deux mécaniques va être la plus performante. L’alliage a de quoi séduire plus d’un Pied-Rouge venu après 1962 construire un monde meilleur. Pour les intellectuels de gauche, en France, le colonialisme était l’ennemi qu’il fallait combattre comme il fallait combattre le nazisme et ses alliés collabos.

Ce dispositif ne s’embarrasse pas de nuances dont seule une Germaine Tillon, ancienne déportée à Ravensbrück, devenue ethnologue, décrivant la misère dans les Aurès, saura faire preuve. Dans « les ennemis complémentaires »  (Editions de Minuit) elle n’inscrit pas le peuple Pied -Noir dans le camp du Mal et ne fait pas des indépendantistes algériens et du FLN des agents du Bien. Pour avoir décrit cette complexité, elle sera insultée par Simone de Beauvoir grande experte en radicalité.

Germaine Tillon

Un témoignage exceptionnel sur l’Algérie d’après l’indépendance autant qu’un essai politique sur les passions idéologiques qui ont irrigué les deux bords de la Méditerranée

Ce livre est à la fois un témoignage exceptionnel sur l’Algérie d’après l’indépendance autant qu’un essai politique sur les passions idéologiques qui ont irrigué les deux bords de la Méditerranée. On y découvre avec force détails cette composante occultée dans tous les récits « progressistes » de la guerre d’Algérie constitué par le projet d’épuration ethnique de l’Algérie indépendante. Les Pieds-Noirs doivent partir et les Juifs deviennent indésirables sur cette terre où ils étaient présents depuis les premiers siècles de l’ère commune. Plus tard, en 1982, dans la revue Politique Internationale, le premier président de l’Algérie Ahmed Ben Bella eut ces mots : « nous autres Arabes ne pouvons être que si l’autre n’est pas ». Rétrospectivement on comprend mieux le sens des massacres d’européens commis en 1955 dans l’Est de l’Algérie, puis en 1962 à Oran le 5 juillet, le jour de la fête de l’indépendance. Il fallait signifier aux autres qu’ils n’avaient le choix qu’entre la valise ou le cercueil.

Les illusions du Lledo communiste sur l’Algérie pluri ethnique se défont quand il comprend pour lui-même, qu’il n’y a plus sa place, qu’il est progressivement repoussé. Il le comprend d’autant plus cruellement puisque c’est au nom de l’islam qu’il est devenu indésirable. Ce tissu fondateur, ce lien du nationalisme algérien, aucun « porteur de valises » n’a voulu le voir, tant la juste cause anticolonialiste en interdisait la perception. Lledo communiste n’est pas seul à affronter les conséquences de son aveuglement : d’autres algériens de culture musulmane, de culture berbère, progressistes, laïcs, vont aussi en payer le prix du sang dès que l’islamisme fait plonger le pays dans la terreur.

Seule la figure de sa mère présente au jeune Jean Pierre l’autre face de son identité

Le récit extrêmement détaillé fourmille de faits ignorés, dissimulés au nom de ce qui ne se qualifie pas encore de « politiquement correct ». Seule la figure de sa mère présente au jeune Jean Pierre l’autre face de son identité. Cette femme aimante et discrète a su y déposer suffisamment de bonnes graines pour que Jean Pierre y trouve la ressource nécessaire à la construction de son esprit critique. Le récit dont la chronologie fait le choix d’en renverser le déroulé, permet d’entrer dans la métamorphose intellectuelle de Lledo. L’imprégnation communiste se défait à mesure que se défont les rêves, les fausses consciences. La  caméra servira de divan pour une analyse des facteurs inconscients de cet itinéraire. De film en film, il fait émerger ce substrat caché de son identité. Le Lledo universel découvre qu’il possède une part juive sans que cet adjectif lui présente, à ce moment, quelques attraits.

Son précédent film, « Algérie, histoires à ne pas dire » racontait la part d’ombre de la guerre d’Algérie. Interdit en Algérie mais invité à le présenter au festival du film à la cinémathèque de Jérusalem, Lledo saute le pas. Il fait le choix d’aller y voir de plus près la réalité de « l’entité sioniste » pour reprendre les mots de la doxa en cours en Algérie. Réticent, inquiet, mais accompagné de sa fille, Naouel, lumineuse et bouleversante dans le film, il découvre un monde inconnu, un nouveau monde à la fois intimement proche et intellectuellement lointain. Une autre histoire commence.

La renaissance du Lledo universel qui a découvert qu’il possédait une part juive… sans que cet adjectif lui présente, à ce moment, quelques attraits…

Ce livre dit cette renaissance. Après avoir quitté l’Algérie pour sauver sa peau, l’exil en France l’avait défait, fracassé. Qui était-il ? La rencontre avec Israël, la découverte de cette autre part de lui même lui apparaît désormais comme une évidence : ce n’est pas un pays que Lledo découvre, c’est la coïncidence d’une terre et d’une secrète aspiration. Il est là où il devait être après cinquante ans d’errance psychique et politique. Ce livre dit une histoire d’amour après avoir raconté celle des ténèbres. Sa rencontre avec Ziva Postec sublime celle avec Israël. Ziva, qui a monté shoah de Claude Lanzmann, trouve dans cette rencontre et dans ce film, la source d’une renaissance. Après avoir travaillé sur les récits de la mise à mort des Juifs, elle sait donner à ce voyage interdit une force de vie.

Lledo a bouclé sa boucle.

Il a réduit sa part de comédie.

Il est ce qu’il est.

Jean-Pierre Lledo. Israël, le voyage interdit. Editions Les Provinciales

© Jacques Tarnero.

Jacques Tarnero

Documentariste et Chercheur, Jacques Tarnero fait, dans son premier long métrage, Autopsie d’un mensonge, une véritable analyse pédagogique sur les ressorts et fondements du négationnisme. En 2002, il réalise avec Philippe Bensoussan Décryptage, un documentaire sur le conflit israélo-palestinien.

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