Marc Rameaux. Sarah Halimi. Qu’est-ce qu’être vraiment “irresponsable de ses actes ?”

Dans l’affaire de l’assassinat de Sarah Halimi, je ne me suis jamais exprimé sur la correction de la procédure juridique. Je ne suis pas juriste et je n’aime pas parler de ce que je ne maîtrise pas.

Une expertise monstrueusement fausse et mensongère

Je suis en revanche certain d’une chose. C’est que l’expertise psychiatrique, celle qui a conclu à l’abolition du discernement de Kobili Traoré, est monstrueusement fausse et mensongère.

Pourquoi une telle certitude ? Je ne suis pas psychiatre. Hélas pour moi, dans le domaine de l’abolition du discernement, dans les altérations du comportement, de la plus légère à la plus forte, je ne suis plus le premier venu.

“D’où” je parle … Père de Mathias, enfant handicapé. Dont l’univers mental est éclaté, éparpillé en mille morceaux

Il y a un peu plus de 13 ans, Mathias est arrivé en France, de son orphelinat en Albanie. Ses symptômes ne sont pas apparus tout de suite. Nous savions qu’il était atteint d’une malformation cardiaque mineure, une coarctation de l’aorte, qui fut opérée de main de maître à l’hôpital Necker.

De premières inquiétudes apparurent quand à l’âge de 3 ans, l’acquisition du langage oral ne venait toujours pas. Mathias était intenable. Je voyais qu’il comprenait tout ce que je lui disais. En lui demandant « montre-moi une chaise », « montre-moi un tableau », « montre-moi une autre chaise », puis des questions de plus en plus complexes, il répondait correctement par le geste. Mais il ne pouvait restituer aucun mot, aucun langage articulé.

Une ORL extraordinaire comprit très vite ce que beaucoup de psychologues n’avaient pas perçu, eux qui avaient condamné Mathias à l’arriération. Il fallait le doter d’un langage pour qu’il puisse structurer son esprit, pour qu’il puisse se construire, sans que ces années soient perdues. Ce langage, ce fut celui des enfants du silence : la langue des signes, un trésor de l’imagination humaine pour surmonter l’insurmontable. Mathias fut scolarisé à l’Institut Gustave Baguer, à Asnières, pour les enfants sourds et muets, bien qu’il ne fût ni sourd ni muet, mais parce que ce langage corporel lui ouvrait la possibilité de communiquer.

La rencontre avec la langue des signes fut comme une trouée dans le ciel. Je pouvais enfin communiquer avec lui et comprendre ses pensées et ses envies, comme lorsqu’il me demanda un ballon en forme de lion au jardin d’acclimatation. Elle me rassura sur ses capacités cognitives : dès que cette ouverture apparut, il s’y engouffra, et devint le meilleur signeur de toutes les sections confondues des classes de maternelle.

Puis, le diagnostic tomba un peu plus tard, expliquant son silence, son incapacité à former des mots. Troubles envahissants du développement. Sans qu’il s’agisse d’autisme caractérisé, des symptômes autistiques. Des comportements stéréotypés. Une accession tardive au langage. Un univers personnel éclaté, et de fortes difficultés de concentration sur une longue durée. Le tout dû à un syndrome génétique non étiqueté, encore inconnu par la science.

Mathias est mon fils. Il est plus intensément, plus fortement encore mon fils que s’il avait été mon enfant biologique. J’ai suivi, accompagné, construit le fil ténu de son développement, toujours prêt à se rompre. J’ai fait avec lui chacun des pas qui lui ont permis de remonter la pente.

J’ai de la chance. Mathias, malgré son handicap, a fini par accéder à la parole à l’âge de 5 ans. Aujourd’hui, à l’âge de 15 ans, il parle avec un bon niveau de langage, écrit assez bien à l’ordinateur, un peu de façon manuscrite, même si sa graphie est envahie par le chaos de ses problèmes psychomoteurs. Ses mouvements, comme son esprit, sont parfois débordés par un désordre qu’il parvient avec peine à contrôler.

D’autres parents ont moins de chance. Avec des enfants affectés de handicaps encore plus lourds. L’accession à la parole est une première énorme bifurcation. Puis celle de la lecture.

Je ne laisserai jamais dire que l’on comprend exactement ce qu’est être parent d’un enfant handicapé, sans soi-même être parent ou sans partager la vie de l’enfant au quotidien. Beaucoup de personnes de mon entourage, croyant faire preuve de tact, me disent qu’ils le comprennent, parce qu’ils ont côtoyé des enfants handicapés ou connaissent des parents qui ont un enfant affecté d’un handicap. Tant que l’on n’est pas soi-même parent, l’on peut être empathique, l’on peut faire preuve d’humanité, mais l’on ne peut comprendre jusqu’au bout ce que cela signifie.

De savoir que le futur de son enfant est de toutes façons barré ou amoindri. De voir la scolarité et l’apprentissage des autres enfants, ceux de ses amis ou collègues, se dérouler sans difficulté. De faire face au découragement, à la rage, parfois au désespoir. De voir son couple se fracasser, car très peu résistent à cette épreuve. De se découvrir par instants comme un monstre, parce que l’on ne peut plus être empathique, que l’on a épuisé ses réserves d’énergie, de patience et d’amour, et que l’on n’a plus la force de porter son enfant.

Il ne faut avoir aucun idéalisme, aucun embellissement de soi-même et des autres pour passer cette épreuve. Les psychologues y préparent les parents, leur apprennent à s’endurcir, à accepter leurs limites pour ne pas eux-mêmes sombrer.

Etre parent d’un enfant handicapé est à la fois une malédiction et un cadeau. Avoir des enfants fait déjà de quelqu’un un autre homme ou une autre femme, d’expérience bien plus profonde que tout ce que l’on peut imaginer. Avoir un enfant handicapé aguerrit à un niveau encore supérieur. Parce que tout est requestionné, tout nécessite un effort, même les choses les plus simples, que l’on effectue facilement dans une vie ordinaire sans même sans rendre compte.

Par exemple, lorsque Mathias apprit à lire, le simple fait d’aller à la fin d’une ligne et de passer au début de la ligne suivante, sans rompre le fil, fut une épreuve considérable. Ou encore faire un récit simple de sa journée, en limitant les digressions, les changements complets de récits, les interminables hésitations, nécessitant des trésors de patience et de bienveillance à celui qui l’écoute. Tout est remis en question : l’univers mental de Mathias est éclaté, éparpillé en mille morceaux, qu’il parvient avec peine à rassembler. Tout récit ou action suivie lui demandent trois fois plus d’efforts qu’à un autre enfant.

Cet apprentissage est d’une dureté inexprimable, pour l’enfant comme pour le parent. Mais il apporte ce qu’aucun enseignement ne saurait expliquer.

Je sais la palette des différents troubles du comportement

Le parent d’un enfant handicapé est confronté aux questions à la fois élémentaires et fondamentales de ce que sont la perception, la cognition, l’action humaine. Toute la palette des différents troubles du comportement et de la motricité lui devient familière, ainsi que ses niveaux de gravité plus ou moins importants.

Car le parent d’un enfant handicapé ne voit pas que la situation de son enfant. Il rentre dans un univers très particulier où il apprend à voir toutes les autres situations, toutes les autres formes de handicap, qu’il comparera à son propre sort.

Après l’Institut Baguer, Mathias fut scolarisé à l’hôpital de Saint Maurice, pour sa maternelle grande section et son CP. Il était trop tôt pour qu’il puisse suivre un enseignement qui ne soit pas adossé à l’hôpital.

Les extraordinaires équipes de Saint Maurice se répartissaient en de nombreux services. Tous les handicaps y figurent – Saint Maurice est un très grand hôpital – physiques, comportementaux, mentaux, d’assez bénins à profonds. Je sais avoir de la chance de par cette expérience. Certains enfants sont en chaise roulante, parfois alités de façon permanente sur un brancard, avec des troubles beaucoup plus graves du langage et de la psychomotricité.

Jouxtant St Maurice, se trouve l’hôpital Esquirol, celui que l’on surnommait autrefois familièrement « Charenton ». Là, il s’agit d’une toute autre affaire. Ce sont les cas psychiatriques graves, ceux que l’on nomme « les fous ». Ceux dont on peut dire qu’ils ne sont plus responsables de leurs actes. Connaître le monde du handicap, c’est connaître toutes ces gradations dans la perte des fonctions cognitives et psychomotrices, jusqu’à cet extrême qu’est Esquirol.

Un fou véritable ne peut se permettre « le luxe » d’être antisémite

Dire de quelqu’un qu’il ne peut plus être tenu pour responsable de ses actes est un jugement extrêmement fort. Cela signifie que ses gestes, ses actes, sont semblables à une pierre qui chute : entièrement déterminée par les forces extérieures qui s’appliquent à elle, sans que celui qui fait le geste n’y puisse rien. Il faut pour cela une pathologie grave. Un handicap même moyen ne dispense pas de la responsabilité.

Un fou véritable ne peut se permettre « le luxe » d’être antisémite. Il n’en est plus là. L’antisémitisme est une construction sociale, ignoble au plus haut point, mais représente déjà un concept élaboré. Un fou véritable affronte des problèmes beaucoup plus terre-à-terre. Il essaie de rassembler péniblement à chaque instant les miettes de son cerveau éclaté en mille morceaux. Il doit résoudre en permanence des problèmes que l’on ne rencontre dans la petite enfance, sur des fondamentaux de la perception et de l’action. Chaud, froid, lumière, obscurité, présent, absent. La motricité fine est pour lui un calvaire. Il rencontre les mêmes problèmes que Mathias avec le saut de ligne assurant la continuité de la lecture, mais multipliés par mille, pour chaque geste de la vie quotidienne, ceux sur lesquels nous ne nous posons aucune question.

Un fou véritable n’est pas animé d’une intention comme l’était Traoré. Il ne cible pas sa victime comme l’a fait Traoré. Il n’assure pas une continuité entre des menaces répétées proférées contre sa victime, et un passage à l’acte parfaitement intentionnel, sautant de balcon en balcon. Traoré est dérangé psychiquement, comme l’étaient tous les SS. Mais il n’est pas fou, il est parfaitement capable d’une stratégie continue et suivie, d’une intimidation concrétisée en passage à l’acte, au milieu d’un univers intérieur monstrueux mais cohérent.

L’instrumentation ignoble du handicap mental et comportemental

Ceux qui ont prononcé la dernière expertise psychiatrique sont des ordures. Des ordures. Et pour l’injustice envers Sarah Halimi qu’ils assassinent une seconde fois, et pour l’instrumentation ignoble du handicap mental et comportemental. Cette expertise est un crachat à la figure de tous les handicapés essayant péniblement de se construire et de tous ceux qui les aident, en instrumentant leur monde de chaos et de fureur uniquement pour absoudre un tortionnaire.

Quelle lâcheté, quelle manipulation derrière cela ? La trouille de la loi des caïds, au point de d’anticiper servilement leurs désirs et leurs menaces pour se soumettre tout à fait ? D’abjectes visées électorales du fait de la proximité des élections législatives, comme le titrait le « Times » de Londres ?

Un cloaque moral

Peu importe, ceux qui ont sciemment prononcé ce mensonge sont un cloaque moral. Il ne peut s’agir d’une immense incompétence, ce sont des gens censément intelligents et formés, qui savent exactement ce qui signifie une véritable abolition du discernement. Père, ne leur pardonne pas, car ils savent exactement ce qu’ils font.

 Je ne leur souhaite pas de me croiser un jour. Et je ne leur souhaite pas de croiser le regard de Mathias, ses yeux bleus-gris magnifiques qui ont vu tant de batailles intérieures, tant de luttes pour sa survie, afin de forger tout ce qu’ils ne sont pas, ce qui fait la dignité d’un homme, d’être tenu pour responsable de ses actes.

Nogent-sur-Marne, le 8 juillet 2020.

Marc Rameaux

Marc Rameaux est économiste et professionnel des hautes technologies. Il vient de publier Le Tao de l’économie. Du bon usage de l’économie de marché (L’Harmattan, Février 2020).

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6 Comments

  1. Magnifique témoignage ! Merci de votre soutien concernant l’injustice envers Sarah Halimi et que Di eu vous donne la force et vous bénisse ainsi que votre fils!

  2. C’est une ode au rôle difficile et magnifique que devrait être un père, un homme, un humain. Merci pour la clarté de votre si émouvant témoignage et la vérité sur cette abominable affaire. Avec mon profond respect. Que le meilleur vous accompagne. Merci

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