Eric Delhaye. Idir chantait l’identité berbère, entre révolte et sagesse

Idir. Patrick Swirc/modds

Le chanteur algérien, voix de la Kabylie, laisse une courte discographie, mais une empreinte indélébile des deux côtés de la Méditerranée. Alors qu’une fibrose pulmonaire l’affaiblissait depuis plusieurs années, il est mort le 2 mai à 70 ans, à Paris.

Combien pèse une identité ? La réponse appartenait à Idir qui, jusqu’à sa disparition samedi à l’âge de 70 ans, porta la kabylité sur ses épaules. Il faut être sacrément fort pour soutenir une telle cause avec des chansons pour seuls étais. D’autant que le fardeau lui est tombé dessus sans crier gare, en 1973. Alors qu’il se destinait à une carrière de géologue dans l’industrie pétrolière, le hasard dévia sa trajectoire : la chanteuse Nouara étant tombée malade avant de se produire dans les studios de Radio Alger, il la remplaça au pied levé pour interpréter A vava inouva (« Mon petit père »), berceuse qu’il avait écrite pour elle, sur un poème de Ben Mohamed en langue amazighe.

Avant de chanter pour la première fois à la radio, le jeune étudiant algérois s’est forgé une petite réputation de compositeur sous son nom, Hamid Cheriet. Mais pour ne pas froisser sa mère qui ne voulait pas d’un fils saltimbanque, il dût se trouver un pseudonyme fissa. Va pour Idir, pour « Il vivra » : « Les Berbères ont cette particularité de donner des prénoms contraires à ce qui pourrait arriver. Au XVIIe siècle, il y avait des épidémies, il n’y avait pas d’eau, pas de dispensaire, pas de toubib à l’extérieur. Les nouveaux-nés mourraient tout de suite à cause des infections. Alors, pour conjurer le sort, on les faisait appeler Idir dans l’espoir qu’ils s’en sortent. Moi, j’ai choisi ce nom parce que j’avais vite compris que ma culture était tenue par le plus cynique des impératifs, celui de la survie. Je n’avais pas envie que ma culture meure. C’était une façon aussi de conjurer le sort » (Le Devoir, mars 2013).

Un “enfant de l’indépendance”

Né en 1949 dans une famille paysanne d’Aït Lahcène, en Haute Kabylie, à 35 km de Tizi-Ouzou, Hamid est un « enfant de l’indépendance », comme on qualifie la génération qui a vécu la guerre. Plus tard, il racontera les fusillades entre les deux camps, les coups de mortier assourdissant, les exécutions des moudjahidines par les Français sur la place du village… « Mais j’ai aussi connu l’humanité d’autres soldats nous distribuant des bonbons et toutes sortes de vivres. Pour ma part, j’ai été sauvé par l’un d’entre eux alors qu’un harki s’acharnait sur moi à coups de crosse. Je me souviens de son nom inscrit sur la lanière de son casque : Firmin Jouve. En débarquant en France, je l’ai cherché pour le remercier. En vain » (Le Journal du Dimanche, avril 2019).

Idir est arrivé en France – dont il n’est plus parti ensuite – en 1975. Tandis que le 45-tours de A vava inouva (en duo avec la chanteuse Mila) s’était propagé dans le pays et partout dans le Maghreb, Pathé Marconi proposa au jeune homme d’enregistrer à Paris, au sortir de son service militaire, ses mélodies amazighes en guitare-voix qui évoquaient le folk de Joan Baez. Premier tube international de la musique nord-africaine (ses paroles ont été traduites en quinze langues), A vava inouva donne alors son titre à un album inaugurant en 1976 sa discographie.

A vava inouva dans Ce que le jour doit à la nuit. Alexandre Arcady. 2012.

Son catalogue ne mentionne que sept disques studio en quarante ans. Il faut dire que, après la sortie de Ay Arrac Nneɣen 1979, Idir se retire. Sa personnalité s’accorde mal avec le showbiz et il vit douloureusement la répression du Printemps berbère, un mouvement populaire survenu en 1980 pour réclamer la reconnaissance de la langue amazighe en opposition à la politique nationale d’arabisation. En 2001, au Zénith de Paris, lors d’un concert commémorant l’anniversaire de cette révolte, il exprimera vouloir « être algérien à part entière et vivre [son] identité berbère entièrement à part ».

Une icône pour un peuple écrasé

Outre une poignée de récitals, son éclipse a duré une décennie, jusqu’à ce qu’une compilation de ses deux premiers albums relance sa carrière, en 1991, en même temps que l’Algérie inaugure sa guerre civile. Idir est devenu une icône pour un peuple écrasé dans la tenaille du pouvoir et du terrorisme.

En 1994, il dénonce un « point de non retour » alors que les belligérants s’en prennent aux artistes militants comme lui : « En s’attaquant à la chanson, les assassins de Cheb Hasni et ceux qui ont enlevé Matoub Lounès [assassiné quatre ans plus tard, ndlr]ont touché à la forme artistique la plus immédiatement perceptible par tous, la plus populaire » (Le Monde, octobre 1994). Sur son propre engagement, il disait : « Ma chanson est née d’un révolte et donc d’un besoin de l’exprimer. Autant j’étais fier d’appartenir à un pays qui venait de réussir sa révolution, autant j’était dépité de voir ses leaders politiques, prônant la fin de l’esclavage et la prise en main des peuples face à l’impérialisme, m’empêcher de vivre ma propre identité. Je ne comprenais pas, je suis devenu révolté » (La Presse, avril 2018).

Avec le temps, sa colère a été tempérée par un caractère emprunt de sagesse, tandis que son expression intégrait des influences exogènes au fil de multiples collaborations, avec les vedettes algériennes du raï, avec les jeunes pousses des musiques urbaines ou avec les caciques de la chanson. Sur son dernier album, Ici et Ailleurs (2017), il chanta ainsi des duos, en français et en kabyle, avec Charles Aznavour, Francis Cabrel, Patrick Bruel ou Maxime Le Forestier, aussi pour « exorciser les divergences de toutes natures qui émaillent nos deux rives et espérer un rêve commun » (TSA, avril 2017).

Était-il lui même réconcilié avec le pouvoir de son pays, alors qu’il a respecté pendant quarante ans sa promesse de ne pas s’y produire tant que la langue amazighe ne serait pas reconnue au même degré que l’arabe ? Plusieurs avancées – qui ne lui suffisaient pas – ayant été consenties, il a finalement donné deux concerts à la Coupole d’Alger, en janvier 2018 pour le Nouvel An berbère, avant que des problèmes de santé le contraignent d’annuler la tournée qui devait suivre. La fibrose pulmonaire, qui l’affaiblissait depuis plusieurs années, a fini par l’emporter. Alors qu’Idir fut un soutien du Hirak, le mouvement de protestation qui a précipité le départ du président Abdelaziz Bouteflika l’an dernier, son successeur Abdelmadjid Tebboune s’est fendu d’un communiqué: « Avec sa disparition, l’Algérie perd un de ses monuments. »

Source: Télérama. 3 mai 2020.

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