Kasserine : un journaliste s’immole par le feu

La ville de Kasserine, au centre-ouest de la Tunisie, vient de connaître deux journées d’affrontement suite à l’immolation d’un journaliste. Symptôme de l’impasse sociale de la révolution sur fond de crise politique.

Colère de groupes de jeunes, ici à Kasserine. STRINGER/REUTERS

Depuis lundi 24 décembre, Kasserine, à 270 kilomètres au sud-ouest de Tunis, est en proie à des heurts. Ces incidents entre jeunes des quartiers populaires et forces de l’ordre font suite à la mort d’Abderrazak Zorgui, un journaliste indépendant. « J’ai décidé aujourd’hui de déclencher tout seul une révolution. Celui qui veut me soutenir est le bienvenu. Je vais protester seul, je vais m’immoler par le feu et si une personne arrive à décrocher un emploi grâce à moi, j’en serai ravi, que Dieu lui vienne en aide ! », avait déclaré, en début d’après-midi, cet homme de 33 ans sur une vidéo diffusée en direct sur les réseaux sociaux, avant d’aller s’asperger d’essence en plein centre-ville.

Après avoir appelé la foule, de longues minutes, à se joindre à sa protestation, il s’est transformé en torche humaine sans que les passants venus à son secours parviennent à éteindre les flammes. Il est décédé peu après. Les autorités affirment qu’il n’a pas lui-même embrasé l’essence, contredisant l’intention proclamée de la victime. Elles interrogeaient un suspect le lendemain soir.

Le travail se précarise dans la région

Père de deux enfants, divorcé, originaire d’Hay en’Nour, un quartier populaire de Kasserine, « il venait d’une famille solidaire. Il n’était pas connu pour vivre une situation personnelle difficile », témoigne Monia Mhamdi, conseillère municipale indépendante de la ville. Sans emploi fixe, Abderazak Zorgui envoyait des correspondances à une chaîne de télévision privée, Telvza TV. Il couvrait un sit-in de chômeurs installés depuis neuf mois devant le siège du gouvernorat. Il avait épousé leur cause, exaspéré par « la volonté politique de ne pas les écouter, selon Monia Mhamdi. Le gouverneur de la province les voit tous les jours et n’a jamais daigné venir leur parler ». Après deux jours d’émeutes, la tension semblait retomber mercredi 26 décembre au matin.

Kasserine avait déjà été le théâtre d’un des épisodes les plus meurtriers de la révolution, en janvier 2011. Et en janvier 2016, la ville de plus de 83 000 habitants avait été le point de départ d’une vague de protestation sociale.

La région ne peut plus compter sur l’usine qui transforme la plante d’alfa en pâte à papier. Créée en 1962, l’entreprise publique est devenue vétuste, non compétitive depuis longtemps. L’agriculture est devenue inaccessible aux plus modestes car elle requiert des forages profonds et coûteux pour capter les ressources en eau. Seule possibilité : transporter des marchandises depuis la frontière algérienne pour le compte de barons de la contrebande. Depuis 2012, enfin, des groupuscules djihadistes installés dans les hauteurs du Mont Chaambi surplombant la ville entachent sa réputation.

Un bon indicateur de la pression sociale

Kasserine est un bon baromètre de la pression sociale qui ne cesse de monter dans cette Tunisie où le gouvernement – fragilisé par le désaccord entre le premier ministre, Youssef Chahed, allié au parti Ennahdha, et le chef de l’État Beji Caïd Essebsi, et son parti Nidaa Tounes – redoute une exploitation de la protestation afin de le déstabiliser.

Il est vrai que la révolution politique ne s’est traduite par aucune amélioration pour les habitants : inflation à près de 8 % par an, dévaluation de la monnaie (passée de 1,92 à 3,37 dinars pour un euro depuis 2011), gel des emplois publics, poids du remboursement de la dette, difficultés croissantes pour émigrer au sein de l’UE… Autant d’éléments qui poussent une grande partie des Tunisiens dans une impasse. C’est encore plus vrai dans les régions intérieures, celles, comme Kasserine, que le modèle économique tunisien, reposant sur l’exportation et le tourisme, n’a cessé de marginaliser au profit du littoral.

Thierry Brésillon, à Tunis
La Croix

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