D’Auschwitz à Gaza, les raccourcis de l’histoire par Jean-Paul Fhima

Le rapport sur l’intégration paru vendredi dernier fait de l’enseignement de l’histoire la clé de voûte d’une « remise à plat » générale. Ce n’est pas nouveau, mais c’est inquiétant.
On y propose par exemple de supprimer le mot « intégration » jugé politiquement incorrect, d’intégrer celui de « laïcité inclusive» et de créer un nouveau délit appelé « harcèlement racial ». Pour ce faire, une refonte des programmes scolaires recentrerait l’histoire sur des problématiques telles que l’esclavage, la traite négrière, les mouvements de populations. La France est invitée à assumer la dimension « arabo-orientale » de son identité et à sortir de son « attitude postcoloniale ».

programme scolaire

Dans ce méli-mélo de bonnes intentions, il ne serait plus question d’étudier un passé jugé trop « élitiste, orthodoxe et discriminatoire », mais plutôt d’accepter un éclairage « solidaire et sans tabou » d’un monde contemporain multi-ethnique et pluriel.
L’école, de fait, resterait-elle un sanctuaire qui préserve nos enfants des différences, ou bien une porte ouverte à toutes les contradictions ?
Ce rapport jugé provocateur ne fait pas l’unanimité. Le gouvernement a assuré que son contenu n’était pas sa ligne de conduite. Pourquoi alors l’avoir publié ? Pourquoi, en amont, avoir dissout le Haut Conseil de l’Intégration (HCI) le 24 décembre 2012 ? Faut-il y voir tout de même une certaine logique ? Sans doute, car une partie de ces propositions figure déjà dans les nouveaux programmes des classes de lycée général. Les « compromis et confrontations » voulus par les cinq commissions d’experts y sont à l’œuvre.

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La salle de classe, quelles que soient les majorités présidentielles, semble devenir un laboratoire de nouveautés perpétuelles aux contours mal définis.
Si l’on regarde de près les programmes des classes de première et de terminale en vigueur depuis 2011-2012, on peut trouver un exemple parlant qui anticipe en quelque sorte les « remises à plat » envisagées. Il s’agit d’un parallèle, que ne manquent pas de faire les élèves eux-mêmes, entre deux faits historiques qui s’interrogent l’un l’autre.
Alors que l’extermination des Juifs racontée en classe a subi un grand bouleversement qui en a amoindri la portée et le message, le conflit israélo-palestinien a fait une entrée remarquée dans le panthéon des questions-phares traitées par les manuels scolaires.

histoire

Dans les cours d’histoire au lycée, l’année scolaire est subdivisée en quatre ou cinq thèmes de 10 à 15 heures chacun en moyenne. En classe de première, la Shoah est étudiée dans le thème 2 intitulé : « La guerre au vingtième siècle ». Il s’agit d’une section-fleuve de plusieurs chapitres copieux allant des deux guerres mondiales à la guerre froide, des espoirs de paix (SDN et ONU) aux conflits les plus récents. Rien que ça ! La part de la seconde guerre mondiale est ainsi réduite à deux heures de cours environ, donc celle de la Shoah à une heure au plus. Le thème 3 traitant des régimes totalitaires ne prévoit pas d’y revenir. En terminale, le sujet n’est étudié que de manière furtive ou accessoire dans un thème, « la mémoire de la seconde guerre mondiale », proposé d’ailleurs à titre facultatif. C’est tout !
Le conflit israélo-palestinien occupe à lui seul depuis la rentrée 2012 un chapitre en classe de terminale intitulé ‘’Proche et Moyen-Orient, un foyer de conflits’’ (thème 3, environ 10 heures de cours).
Ces nouveaux programmes ont été sévèrement critiqués dès leur parution.
A l’été 2011, Guy Konopnicki dans Marianne 2 puis Claude Lanzmann dans Le Monde contestaient avec force et éloquence l’arrêté du 27 juillet 2010 où le terme de Shoah était remplacé par celui de ‘’génocide des juifs et des Tziganes’’.
Le mot était jugé inadéquat, trop religieux et ‘’hébreu’’ c’est-à-dire étranger à la langue française.
Il ne couvrait disait-on aucune justification historique valable sinon celle d’avoir été popularisé par le film éponyme de Claude Lanzmann. Sans être formellement interdit (le ministre Luc Chatel l’avait assuré) le terme, depuis, a tendance à disparaître au profit de vocables génériques et assez (trop ?) neutres comme extermination, anéantissement ou génocide.
shoah
Cette polémique intervenait au moment où une enseignante de Nancy, Catherine Pederzoli, avait été longuement suspendue pour avoir fait un usage immodéré du mot Shoah et pour avoir placé celui-ci au cœur de son enseignement. La plainte de certains parents mécontents avait donc fait l’objet d’un rapport et d’une sanction dans un contexte de fortes tensions dans l’établissement concerné.
A l’époque, le débat assez vif portait sur le bienfondé de cette ‘’retouche’’ qui était loin d’être anecdotique. Son auteur, Dominique Borne, ancien inspecteur général, proposait d’ ‘’historiser’’ l’événement donc de le sortir de son aspect mémoriel et émotionnel tout en soulignant son impact laïc c’est-à-dire non confessionnel. La question soulevée touchait aussi bien à la définition même du mot qu’à sa transmission.
D’après les historiens, la Shoah relèverait de la mémoire c’est à dire de la dimension affective et variable des témoignages et des souvenirs alors que le mot génocide replacerait cet événement, dépouillé de sa spécificité, dans la seule confrontation des sources et dans la rigueur cognitive. Comme si l’un empêchait l’autre. On assurait que ce changement n’enlèverait rien à la dimension unique et tragique de l’extermination des Juifs en Europe. En théorie. Car, dans la pratique pédagogique, cette vérité est de moins en moins facile à dire pour les enseignants, et de plus en plus difficile à entendre pour les élèves.
Ainsi la Shoah est désormais banalisée, désingularisée, désacralisée. Tombée de son piédestal, elle a perdu peu à peu sa position de référentiel historique majeur. Simple génocide parmi d’autres, la valeur emblématique que lui conférait jusqu’alors le ‘’devoir de mémoire’’ s’estompe progressivement. On assiste à une normalisation accélérée où se distingue seule la notion juridique et désincarnée de « crime contre l’humanité ».
Le génocide des Juifs pendant la seconde guerre mondiale s’est muséifié, statufié en somme dans une mémoire collective ingrate et oublieuse.

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Dans une école de la ville de Gaza.

Le conflit israélo-palestinien bénéficie exactement de la préoccupation inverse. Jugé essentiel dans la compréhension du monde contemporain, il serait une sorte d’histoire vivante en marche, un événement en direct.
La question palestinienne s’est étoffée et densifiée pour devenir la clef essentielle de la compréhension du Proche-Orient.
On peut y voir une sorte de gratification sémantique : Gaza est la terre résistante, la nouvelle parabole de David contre Goliath, l’héroïque combat d’enfants sacrifiés. Le terme est devenu noble, relevant d’un référentiel collectif fort. C’est une histoire en action revendicative et engagée, imbriquée dans les grands débats actuels : alpha et oméga de la poudrière de l’Orient, elle est la clé d’enjeux complexes qui séduisent et interpellent.
Gaza aurait donc remplacé Auschwitz dans une sorte de glissement symbolique et d’« éthique de la faute » (Emmanuel Levinas).
Car nous en serions encore au temps de la culpabilisation face aux erreurs d’un passé hégémonique et colonial.
Il y a peu, la Shoah constituait la stratégie même de cette « culpabilité perverse » (Daniel Sibony). Ce qui avait abouti à une obsessionnelle sacralisation peut-être excessive du sujet. On en a beaucoup parlé, on ne l’a toujours pas accepté, digéré, regardé en face, comme s’il s’agissait d’une part de soi que l’on refuse. Aujourd’hui cette contrition est passée du côté de la question palestinienne qui nourrit les mêmes effets culpabilisants et se construit sur les mêmes interdits. On ne peut pas regarder ce conflit en face. On renonce donc à une objectivité exemplaire. Une obsessionnelle culpabilité crée une autocensure qui empêche toute forme de distance critique et sereine.
Dans une sorte d’imaginaire collectif qui relève désormais moins de l’histoire que de l’inconscient et du fantasme, Gaza a remplacé Auschwitz.
A une différence près.
A Gaza, la faute peut être réparée. Le regard conciliant et l’empathie naturelle à l’égard d’enfants sur des barricades peut influer, pense-t-on, sur le destin de ce conflit qui se déroule sous nos yeux. Peu importe l’autre en face, c’est-à-dire le soldat anonyme en uniforme. Peu importe la vérité. Ce qui compte c’est la force symbolique de l’image qui agit comme un poignard que l’on remue dans la plaie mais nous soulage de la culpabilité par une communion rédemptrice.
Alors qu’Auschwitz nous mettrait sans cesse face à cet insupportable passé d’une Europe ethnocentriste et intolérante, celle des pogroms, ghettos et conflits nationalistes d’autrefois, Gaza serait à l’image de la société française multiculturelle d’aujourd’hui, incarnerait une histoire renouvelée et ouverte.
Aimer cette histoire ‘’refondée’’ serait nous aimer nous-mêmes laisse entendre le rapport sur l’intégration. Est-ce aussi simple ? L’école n’a-t-elle pas pour mission d’être Une et Indivisible, comme notre République ? Est-ce ringard de le rappeler ?
On ne peut pas enseigner à la carte.
L’école forme le citoyen et l’intègre à la communauté nationale, quelles que soient ses origines et ses convictions. On ne transige pas avec cela.
 Jean-Paul Fhima
JPF-Signa
 
 
 
 
 
 

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