Par David Ichoua Moatty
Introduction
La ורקת אל־עסל (« la feuille de miel ») est un document imprimé unique dans les communautés juives de Tunisie, diffusé à l’approche de Roch Hachana et des fêtes de Tichri. Ce feuillet combinait des contenus rituels l’ordre des simanim et leurs bénédictions avec des éléments pratiques : calendrier hébraïco-grégorien, dates de jeûnes, jours de pèlerinage sur les tombes de justes, et parfois encore des poèmes liturgiques, proverbes et publicités locales.
Née dans la Tunisie de la fin du XIXᵉ siècle, la « feuille de miel » ne resta pas confinée au cadre local : avec la migration des Juifs tunisiens vers la France et Israël, elle continua d’être produite et imprimée, devenant un élément majeur de la mémoire et du patrimoine communautaire, un pont entre tradition ancienne et modernité juive en mouvement.
Contexte historique : le calendrier et le besoin communautaire
Pour comprendre l’apparition de ce feuillet, il faut revenir aux besoins de la communauté juive tunisienne au XIXᵉ siècle. Vivant sous l’influence croissante du colonialisme français, elle s’appuyait sur le calendrier hébraïque, système complexe alliant cycles lunaire et solaire, pour suivre fêtes, jeûnes et rites de passage individuels et communautaires.
Dans les petites communautés éloignées, avant l’ère des communications modernes, la détermination exacte des dates n’allait pas de soi. D’où la nécessité d’une information fiable et accessible. La réponse fut l’impression de calendriers locaux, offrant à chaque famille une visibilité d’avance. C’est de là que naquit la « feuille de miel » : un outil de référence annuel concentrant, en une page, savoir rituel, coutumier et communautaire.

(Dates des pèlerinages aux cimetières selon la tradition des Juifs de Tunis, extrait de : « La Feuille de miel », édition Gaz, 1996–1997,collection privée de la famille Boukris)
L’imprimerie en Tunisie et l’émergence du feuillet
La seconde moitié du XIXᵉ siècle en Tunisie voit un essor culturel juif lié à l’implantation d’imprimeries locales. La première est fondée en 1880 par Vittorio Finzi, Juif d’origine italienne, et l’activité éditoriale se développe: journaux, livres de piété, traductions et œuvres originales en judéo-arabe, en hébreu et en français.
Dans ce contexte apparaît le document. Le premier témoignage se trouve dans le journal El-Nahla (1885), avec un calendrier des fêtes qui a probablement servi de modèle initial. À la fin des années 1880, d’autres publications voient le jour : tantôt insérées dans des mahzorim de Tichri, tantôt sous forme de feuillets autonomes imprimés à Tunis et à Djerba. Des acteurs clés y prennent part, tels Makhlouf Najjar (imprimeur prolifique à Sousse) et l’imprimerie Uzan (אוזן) à Tunis, qui contribuèrent de manière décisive à l’édition et à la large diffusion de ces feuillets.

(Extrait de la Feuille de miel parue dans le journal « Al-Nahla », Tunis, 1895, la Bibliothèque nationale d’Israël)
Diffusion géographique et continuité
La tradition ne se limita pas à Tunis : elle se répandit dans d’autres communautés, notamment à Djerba. Des phénomènes analogues apparaissent en Algérie et au Maroc, sans continuité durable. À Djerba, un modèle spécifique, la ורקת אלקראע«la feuille de courge» , met l’accent sur l’ordre des simanim et des bénédictions propres au rite local.
L’exil judéo-tunisien en France, surtout à Paris dans les années 1950, devient un nouveau foyer de diffusion. L’installation du mohel Fradji Haï Gaston Guez y introduit une version « parisienne », connue aussi sous le nom yiddish « Das Parizer Honig Blatt« . Dès 1956–1957, on dispose d’une édition parisienne en quatre langues : hébreu, judéo-arabe, français et yiddish. Ces feuillets, associant calendriers, simanim, portraits de rabbins, proverbes et annonces, prennent une forte dimension socio-communautaire et continuent d’être publiés d’année en année.
À noter : le mohel Guez était le gendre du propriétaire de l’imprimerie Uzan à Tunis. Ce lien familial et professionnel a favorisé la continuité de l’entreprise éditoriale et la transmission de la « feuille de miel » lors de son installation à Paris.En Israël, la tradition se maintient également : dans les années 1950–1960, des éditions locales voient le jour à Kiryat Gat et Tibériade, parfois à l’initiative de rabbins, de responsables communautaires ou d’organisations professionnelles et sociales. La publication du feuillet sur trois continents illustre sa fonction unificatrice: bien plus qu’une nostalgie, un instrument vivant de construction identitaire.

(Extrait de : la Feuille de courge, Djerba, Roch Hachana 1940–1941, la Bibliothèque nationale d’Israël)
Contenu du feuillet
Le document se distingue par une grande richesse de contenu, reflétant la vie religieuse et sociale des Juifs de Tunisie et de la diaspora. Sa fonction première est de servir de guide rituel pour Roch Hachana: l’ordre des simanim et leurs bénédictions y sont présentés avec clarté.
À Djerba, des bénédictions particulières figurent dans la ורקת אלקראע, soulignant la fidélité des habitants au rite ancien. Ainsi l’usage de l’œuf, appelé en arabe ביד’א (بيضة) dont le sens en hébreu est « לבנה » (« blanche ») s’associe à des vœux de pureté et de clarté pour la nouvelle année.
Le feuillet sert aussi de calendrier communautaire: correspondances hébraïco-grégoriennes, dates de jeûnes, jours de pèlerinage, et parfois indications pour les bar-mitsva. Il mentionne aussi les périodes d’interdiction de mariages (comme Bein haMetzarim ou le compte du Omer).
Un exemple marquant de la fonction mémorielle apparaît dans l’édition imprimée par Uzan en 1951: le tableau des dates y recense, aux côtés des fêtes majeures, des événements et coutumes communautaires absents du calendrier israélien, tels que Rebbi Meir baal haness « , « רבי מאיר בעל הנסSeoudate Ytroסעודת יתרו » » et Rebbi chimoun bar Yohai « רבי שמעון בר-יוחאי » . On y lit également « proclamation de l’etat d’Israel » « יום ההכרזה על מדינת ישראל » signe précoce de l’intégration de la mémoire nationale israélienne dans la continuité mémorielle de la communauté tunisienne.Enfin, certaines éditions incluent des pièces liturgiques pour les Jours redoutables, des proverbes populaires, des portraits de rabbins, ainsi que des publicités pour des commerces locaux et des imprimeries.

(Extrait de : la Feuille de miel, imprimerie Uzan, Tunis, Roch Hachana 1951-1952, la Bibliothèque nationale d’Israël)
Portée culturelle et linguistique
Plus qu’un calendrier ou un guide rituel, ce feuillet constitue une source précieuse sur l’univers culturel et linguistique du judaïsme tunisien. Il recourt largement au judéo-arabe écrit en caractères hébraïques, passerelle entre tradition religieuse et quotidien local.
Les noms des simanim révèlent une richesse lexicale: אלזלזלאן (sésame, du mot arabe جلجلان onomatopée des graines), אלסלק (bette, racine hébraïque ס.ל.ק « ôter »), אלקרע (courge rouge, racine hébraïque ק.ר.ע « déchirer »). Ces termes montrent comment l’arabe local s’est intégré dans un cadre juif et religieux.

Collection privée de la famille Boukris
(La Feuille de miel en quatre langues. La Feuille de miel rédigée par F.G.Guez, Roch Hachana 1991-1992, collection privée de la famille Boukris)
Conclusion
La « feuille de miel » n’est pas qu’une feuille imprimée pour Tichri ; c’est un document culturel aux multiples facettes, réunissant tradition, mémoire et appartenance communautaire. Elle a servi à la fois de calendrier, de guide rituel, d’expression linguistique et culturelle, et d’outil de mémoire collective — symbole durable de l’expérience judéo-tunisienne.
Pour conclure, formulons un vœu à l’adresse des lecteurs : que la nouvelle année soit placée sous le signe de la douceur, de l’espérance et du renouveau ; qu’elle voie la fin de la guerre en Israël et le retour rapide des otages dans leurs foyers.
© David Ichoua Moatty
David Ichoua Moatty est Chercheur en littérature judéo-arabe tunisienne
Université hébraïque de Jérusalem
dudum@brancoweiss.org.il

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt cet article sur La Feuille de Miel ( Ouarkat l’asheul « comme on disait à Tunis .
Tous les ans , à Paris , j’envoyais mon chèque à l’éditeur puis a sa veuve . J’aimais son rituel et mon ignorance en hébreu je la compensais par la lecture de la Feuille qui était et reste mon bréviaire et mon rituel !
Shana tova !