
© Fabien Clairefond
LE SIONISME DE JÉRUSALEM
De Sion à Jérusalem
Un texte de Shmuel Trigano dans la perspective de son nouveau livre, « Le Chemin de Jérusalem, une théologie politique » (2024. Éditions Les Provinciales
« Sion, demeure de ta gloire, Jérusalem ville de ta séparation/sanctification… »
Il y a deux siècles Moïse Mendelssohn écrivait « Jérusalem »[1], célébrant l’avènement d’une modernité juive qui entérinait la caducité de la Cité juive[2], toute ramassée dans la célèbre sentence : « Sois Juif chez toi et homme au dehors ! », une maxime[3] qui inaugure l’éclipse de la souveraineté d’Israël dans le monde et dans l’histoire. La charte de l’émancipation avait proclamé en effet « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus »[4]. L’existence juive, bien que libérée, se ferait donc par « procuration » de l’émancipateur et sous l’interdiction de la condition de « peuple ». Or, il n’y a de peuple que dans l’histoire, comme sujet dont la fin (finalité) le dépasse. L’existence d’un peuple ne dépend pas des droits de l’homme ni d’aucune « décision ». Elle est le cadre d’une histoire singulière (et non « universelle»).
Le sionisme politique, né en contre-coup de cette nouvelle donne, ajouta un codicille à ce testament des Juifs comme peuple et Cité, alors qu’ils devenaient à titre d’individus des citoyens dans leur pays de résidence. Avec le sionisme, la maxime moderne devenait : « Sois juif chez toi et Israélien au dehors ». L’israélien est alors une déclinaison nationale de « l’homme », mais dans cette galaxie il n’y a toujours pas de place pour un peuple juif, un Etat juif et plus généralement pour une identité, une culture spécifiques si ce n’est « israéliennes »[5]. Ce n’est que par méprise ou messianisme intempestif que la Cité juive se profile alors dans la Cité israélienne.
La dialectique de l’homme et du juif
Pour comprendre la logique de ces figures de la condition juive, il faut savoir que le débat sur l’émancipation des Juifs a été mené dans le cadre de cette dialectique paradoxale de l’homme et du Juif. « Les Juifs sont des hommes comme nous », s’exclame le plus grand défenseur des Juifs pendant la Révolution française, l’Abbé Grégoire. « Ils le sont avant d’être juifs ». Cependant s’ils ne sont que « Juifs », c’est-à-dire des hommes que l’oppression a défigurés, ils ne sont plus ou pas encore des hommes. Il faut donc qu’ils cessent d’être « juifs » (sur le plan de l’identité, de la croyance, de la culture, produits de l’oppression des nations,) pour redevenir des « « hommes » : tout le programme de la normalisation sioniste se profile déjà ici. Il se nomme « régénération » dans la doctrine des émancipateurs. « L’homme » qui l’inspire reste à ce stade reste à un stade générique, réputé « universel ». « L’homme », c’est personne en particulier. Il finira par se nommera dans l’époque qui s’ouvre, alors, du nom des nationalités européennes qui allaient se former autour des révolutions nationales de 1848, puis plus tard dans la figure de l’homme nouveau socialiste ou du Nazi, par inversion prônant l’homme (nazi) contre le sous-homme juif.
Ainsi la catégorie de « l’homme » a pu se voir opposée ou invoquée, sur le plan collectif, culturel et identitaire, à la catégorie du « Juif » durant la modernité. Attestant de son humanité ou la niant, elle a effacé le Juif dans sa singularité, c’est à dire son existence, même quand elle l’a fait reconnaitre comme citoyen (anonyme), sujet de droit, sans quoi, s’il était toujours « juif » le supposé « citoyen » risquait de ne pas être reconnu comme un homme. Dans le postmodernisme, aujourd’hui, comme du temps du totalitarisme[6] le « Juif » n’est toujours pas un homme. La Cité sioniste, l’Etat national juif (la déclinaison nationale de l’homme dans le cadre de l’autoémancipation) dont le sionisme est l’artisan est qualifié de « génocidaire », d’apartheid : accusé donc d’inhumanité et perdant par conséquent toute humanité. Le Juif citoyen israélien n’est ainsi plus un homme. Plus largement, aujourd’hui, la catégorie homme est couramment opposée à la catégorie nation (notamment dans les problèmes liés à l’immigration). Les « droits de l’homme » l’emportent sur les » droits du citoyen ». Il n’empêche qu’une relation dialectique lie les deux catégories. Dès le début du XIX°siècle, la citoyenneté individuelle dût s’appuyer sur une nationalité pour exister, et l’Etat sur une nation pour que la démocratie soit rendue possible. Dans le cas des Juifs émancipés il s’agissait de l’Etat-nation européen. La Cité juive restait à mettre en chantier. Elle l’est toujours bien que le sionisme nous a rapprochés d’elle
Une nouvelle dualité constitutionnelle se cherche aujourd’hui, dans l’ère post-moderne, pour dire à nouveau – dans une sorte de régression à la période de l’autoémancipation: « Sois Juif/religieux chez toi et homme au dehors »[7]…Je fais référence ici au mouvement social et politique qui s’est ouvert en Israël avec le projet de réforme judiciaire.
La « Cité juive »
Que faut-il entendre par « Cité juive » ? Le postulat d’une existence souveraine, et donc singulière, embrassant toutes les dimensions de l’existence d’une collectivité, en l’occurrence le peuple juif. Le Souverain inscrit sa singularité dans une perspective sur l’univers… Il n’est pas, dans sa conscience de soi, le produit du hasard et des circonstances ni le produit d’un échafaudage. Il fait corps avec une idée qui le rend capable de répondre à la question : « Pourquoi j’existe, pourquoi je vis », une proclamation qui ne doit rien aux circonstances et que l’on peut définir comme une transcendance concrète.
L’idée, dans ce cas, précède l’existence. L’image du peuple juif errant 40 ans dans le désert avant de fonder la Cité par-delà l’errance et le désert, a démontré cet état de faits. Un ordre de l’univers précède l’existence. C’est cela le ciel de la souveraineté. Dans la terminologie de la pensée juive, c’est ce qui est défini comme l’acceptation de la « charge de la royauté céleste. »
C’est justement ce à quoi Mendelssohn mettait un terme[8], c’est ce qu’a tenté de relever le sionisme mais sans se libérer de la défaillance de l’ordre de la modernité dans lequel la Cité juive devait disparaître et sans prendre en compte ce qui se trame aujourd’hui où la Cité moderne est appelée à la décomposition sous la chappe de plomb du postmodernisme.
Le programme de Jérusalem
La compréhension de ce qui se trame sur le plan du destin juif (soit l’enjeu du sionisme) et de la politique moderne (l’enjeu de la Cité démocratique dans l’âge postmoderniste) et le projet pratique de l’ouverture d’un horizon d’un deuxième âge du retour à Sion désignent ce que je nomme « Jérusalem », un projet qui reprend en mains l’œuvre sioniste dans la perspective de la construction de la Cité juive : pour répondre cette fois ci à l’injonction « Sois-juif au dehors », dans la Cité. Mais quelle Cité ? Dans le « dehors », l’existence dans le monde comme un de ses acteurs – ce qu’avait perdu l’Émancipation -, reconstituée par le sionisme sans pour autant l’édifier. Le sionisme est le site où doit être reconstruite la Cité juive.
Le concept de « Cité juive » implique clairement que ce projet ne relève pas de la logique de l’identité spécifique et de l’appartenance, qui viendrait compenser le déficit du sionisme politique en cette matière : comme si ce qui était enfermé dans le dedans (« Soit juif chez toi») était installé dans le dehors. Non, c’est de l’invention d’une autre construction qu’il s’agit pour la condition juive confrontée au monde et à l’universel, libérée du partage du dehors et du dedans. Le partage identité/universel, appartenance /droit relève de l’idéologie de la modernité. A preuve, la communauté politique d’Israël est fondée autant sur l’appartenance (« les Enfants de Jacob ») que sur le droit et le consentement que représente l’alliance du Sinaï et l’inclusion du erev rav dans la communauté politique fût-ce par la voie de la crise.
Nous sommes à un carrefour historique qui demande une nouvelle stratégie : l’Occident post moderniste est en crise, l’ère des empires pourrait bien se constituer avec les Brics. Le sionisme normalisateur est en crise, tant dans son rapport à l’israélianité qu’à la judéité. Retour régressif à Mendelsohn, dans la Jérusalem du sionisme ! Le peuple juif, la nation israélienne sont eux-mêmes à un carrefour historique. L’Etat d’Israël est l’objet d’une haine mondiale, la cible élue de la guerre de religion islamique. L’identité juive vacille parmi ceux même qui devaient la porter. Mais, malgré les dangers potentiels qui nous guettent, nous avons en nous la force du renouveau, nous sommes à Jérusalem, un sang nouveau coule dans nos veines, la guerre de survie que nous avons menée a vu se lever une génération de bravoure et de dévouement. L’Etat d’Israël est aussi une puissance qui, malgré la haine universelle qui la frappe, reste une puissance.
Qui sommes-nous ?
C’est la décision d’entrer dans Jérusalem qui importe, en clarifiant les fondamentaux du sionisme et du judaïsme dans cette optique et ce projet d’action. Il faut en premier lieu répondre à la question « Qui sommes-nous ? » Il y a en effet un trouble à traiter en premier : le chaos identitaire qui nous frappe. Nous sommes les héritiers d’une très longue histoire, hors du commun, les descendants des générations d’Abraham, Isaac et Jacob, inséparables du texte biblique. Cette filiation n’élimine pas les clivages et les différences dont certaines sont constitutives de l’être juif à l’image d’une sagesse philosophique, celle de la Genèse qui se définit autour de l’existence d’un second dans l’Être, l’Homme….
Le peuple et la nation
Nous sommes tout d’abord un peuple. Ce qui définit le peuple n’est pas le territoire (je n’ai pas dit la terre) mais la filiation avec l’origine. L’existence d’un peuple est indépendante du rassemblement spatial qui lui est inhérent comme le montre la réalité de l’Ancien régime. Les royaumes se définissait par l’allégeance à un souverain de populations vivant dans des territoires pas nécessairement contigus. Cela prit fin avec la naissance de la monarchie absolue eux débuts de la modernité elle-même. Malgré la dispersion d’environ la moitié du peuple juif ; il y a toujours un « peuple juif » aujourd’hui, plus grand que la nation israélienne. Une nation fédère un peuple, un Etat et un territoire qui s’y trouvent superposés. Le peuple juif est facteur d’identité collective qu’il soit ou non en Israel. Juifs diasporiques et israéliens se rencontrent dans le « peuple » (am Israël) plus grand que la « nation » de l’État-nation, la ouma. Le leom ou la communauté désignent une collectivité juive vivant dans un État autre qu’Israel ou il n’y a pas de citoyenneté. Dans l’Ancien régime où il n’y avait pas de citoyenneté, les Juifs constituaient une « nation » comme par exemple en France la « nation portugaise » ou les « dhimmis » en islam. Dans un tel cadre, la collectivité juive n’est pas naturalisée mais est inscrite dans le cadre général. Le terme de « nation » désigne alors dans ce cas ceux qui sont nés juifs et donc se voient assignés à un statut défini par leur naissance, statut ethnique, marginal, infra-politique.
La religion
La religion définit la situation dans laquelle l’Etat juif et sa société, la civilisation qu’ils constituaient quand ils vivaient sur un territoire et disposaient d’un pouvoir institué se virent contraints de se replier dans les limites d’une religion, et donc d’une communauté religieuse.
Il y a eu dans l’histoire deux occurrences d’une telle situation. Sous l’empire perse qui avait conquis l’empire assyrien qui avait conquis le royaume de Juda et déporté ses habitants et qui, sous Cyrus, autorisa le retour à Sion dans le cadre d’une autonomie religieuse et de la reconstruction du Temple détruit.
La même chose se produisit avec le Grand Sanhédrin napoléonien par lequel les Juifs devenaient une confession, ce que Herzl contesta en ouvrant la voie à l’Etat juif dans lequel le judaïsme s’installa cependant comme religion napoléonienne. Mais le judaïsme ne sortit pas pour autant du moule napoléonien. Aujourd’hui il est toujours dans la Cité israélienne en retrait du « dehors » créé par le sionisme, de même que la Cité juive, est restée en exil. Elle est absente de la démocratie israélienne : le Juif y est toujours séparé de l’homme, et l’homme chasse parfois le Juif, défi pour la démocratie comme pour le judaïsme malgré la ritournelle avec laquelle on célèbre Israël : « juive et démocratique »…
Une révolution culturelle et pédagogique
Le projet de « Jérusalem » a pour finalité de mettre en œuvre une nouvelle donne intellectuelle, culturelle et idéologique du sionisme dont l’orientation ne viserait plus à la « normalisation des Juifs », c’est-à-dire la construction d’une identité israélienne qui romprait avec l’histoire et l’identité immémoriales du peuple juif, mais à forger un nouvel âge de sa créativité qui rassemblerait les éléments de son immense héritage de façon à ce qu’il soit partagé par toutes ses composantes.
Pour reprendre notre thématique des configurations successives de la collectivité juive à travers l’histoire, il s’agit d’établir la condition historique de « peuple juif », qui fut celle des Juifs dans l’exil, sur la Terre d‘Israël, ce que le sionisme politique a rendu possible, au sein de sa convergence avec la condition de « religion », propre à l’exil, et la condition de « nation/oumma ». Ainsi l’héritage contradictoire de la dimension mondiale (extra-Eretz Israel) , en somme « le peuple juif», du recroquevillement propre à la dimension de « religion » convergeront avec la « nation » propre à l’âge de l’Etat. Cet agencement est une définition de ce que nous appelons une « civilisation ». Elle n’est possible que dans le cadre de la Terre d’Israël et de la condition étatique, c’est à dire le retour à un âge hébraïque plutôt que juif, en tout cas plus-que–judaïque, ce dernier étant mis en convergence avec le retour à Terre d’Israël et la mise en pratique d’une langue nationale capable de gérer la condition collective concrète et la nature externe.
Comment mettre en œuvre l’agencement de ces différentes logiques ? Une nouvelle donne est requise quand c’est « le peuple juif » qui est en jeu. Sa finalité est pédagogique, j’entends par là l’élaboration d’un programme révolutionnaire que le Ministère de l’Education nationale devra réaliser, notamment l’écriture d’un nouveau récit historique destiné aux lycées et collèges. Jusqu’à ce jour, malgré le savoir historique accumulé par l’Université israélienne, nous ne disposons pas sur le plan de l’éducation nationale d’un récit unifié et cohérent, susceptible d’intégrer systématiquement tous les aspects de l’histoire du peuple juif. L’idéologie de la normalisation lui faisait obstacle : en effet cette histoire est marquée par une durée historique dans des cadres très différents : l’absence de continuité géographique, la doctrine de l’exil., la doctrine religieuse et la centralité de la religion dans la société juive. Mais c’est l’histoire du peuple juif, une réalité que Israéliens ou diasporiques devons assumer, spécialement les Israéliens, de retour sur la Terre d’Israël et venus des quatre coins de la planète.
La cohérence que nous pouvons mettre en œuvre dans un récit historique n’est pas nécessairement idéologique, ou alors tout est idéologique. Y compris la destruction du concept de peuple juif à laquelle se sont livré les historiens universitaires. Cette cohérence peut être systémique et s’appuyer non sur une idéologie ou un article de foi mais sur l’histoire objective de la société ou de la socialité juives,
Quelques principes pour structurer ce récit
Le cours d’histoire juive a pour finalité de transmettre aux étudiants les fondements de la conscience historique qui fera d’eux des Juifs conscients de ce qu’ils sont et des citoyens éclairés de l’Etat juif. L’enseignement de l’histoire n’a pas pour but de faire des élèves des « savants » mais des citoyens, membres de l’Etat juif, portés par un sentiment d’appartenance non à une secte ou à une ethnie mais à une société à tous les niveaux de sa réalité, fondée, dans sa représentation d’elle-même par l’idée de l’alliance, de la liberté et de la responsabilité. La généalogie d’Israël comme « « fils d’Abraham, Isaac et Jacob « désigne plus qu’une filiation charnelle et familiale : un parcours et une épreuve éthiques, comme le montre le récit biblique et la compréhension que les Juifs en ont eu à travers l’histoire. La filiation abrahamique (en langage moderne) est indissociable d’une Cité j.
Quelques principes gouverneront le nouveau livre d’histoire du sionisme de Jérusalem.
Tout d’abord l’hypothèse vérifiable de la factualité de l’histoire juive, indépendamment de ses raisons d’être, autant de représentations collectives de la société juive. Son histoire est une histoire mondiale doit être étudiée comme un centre pour elle-même, expliquée par elle-même dans une économie dialectique capable de rendre compte de touts les situations. Une telle perspective repose sur le principe que le Juif est un acteur, un sujet de l’histoire. C’est ce que rend possible la référence à une société, à un groupe humain dépendant des hommes plus que d’un territoire, d’une unité temporelle, d’une unanimité. La société reste société dans ses conflits, ses divisions ou son pluralisme. La synchronie propre à la société permet de compenser les diachronies défaillantes dans l’écriture de l’histoire de la société juive du fait de son éclatement et de sa longue durée. Le Divin lui-même, objectivement une représentation collective constitue un fait social que l’on peut analyser effectivement dans le comportement des hommes dans la société. C’est un fait qu’il s’agit de prendre au sérieux et d’analyser dans ses formes et son contenu, et le substrat social, qui l’accompagne, sans verser dans la théologie. Cette histoire juive est grandiose sur un plan mondial et historique. Il faut lui rendre son importance dans la conscience des jeunes générations d’Israël après l’ère de destruction et de démantèlement que les historiens « post-sionistes » ont installé dans l’Université israélienne et aujourd’hui les historiens « déconstructionistes » de l’idéologie post-moderniste. Le livre d’histoire restauré, reflétant la réalité d’une histoire diversifiée et dialectique sera le socle le plus ferme du new deal du sionisme de Jérusalem dans sa dimension éducative.
Sur le plan éducatif, la constitution d’un récit unifié de l’histoire juive ne suffit pas. Une introduction à l’esprit et l’intelligence qui animent cette longue histoire est nécessaire : elle peut prendre la forme d’un cours de « philosophie hébraïque », j’entends une pensée qui aurait conservé son effervescence créative dans son rapport à la source hébraïque, biblique, comme si la canonisation rabbinique et universitaire était mise en suspens. Cette démarche est possible grâce à un trait capitale de la pensée en question : le nom divin est une déclinaison du verbe être ». Cette « philosophie » ne doit être ni dogmatique, ni strictement fidéiste mais fidèle à l’esprit général. Il ne s’agirait pas d’un cours sur des auteurs (quoiqu’on peut les évoquer), ni sur des idées toutes faites, ni d’un exposé encyclopédique mais l’objectif est de développer chez l’élève de la classe du baccalauréat une réflexion sur le sens de la vie dans la perspective des idées du judaïsme. La réflexion philosophique ici ne se ferait pas en vis-à-vis de la philosophie grecque comme à l’habitude (c’est ce qu’on nomme « la philosophie juive ») mais dans un face à face de la pensée hébraïque avec elle-même. Bien évidemment le terreau de cette approche est l’univers conceptuel de la Bible, notamment le livre de la Genèse qui nous éclaire sur l’Odyssée de l’Être[9]…
La finalité de cette révolution pédagogique est de créer un cadre mental et institutionnel capable de rassembler un maximum de Juifs d’obédience diverses (laïcs, religieux…) dans un cadre symbolique commun. L’histoire est une donnée qu’on ne peut dénier quand on a assumé le fait d’être « juif» en étant israélien ou à tout le moins hébréophone, l’héritage monumental qu’est la Bible sur un plan mondial fait qu’on ne peut l’esquiver au moins à titre de culture générale. Il faudra d’ailleurs inclure dans le cours d’hébreu un cours sur la « littérature hébraïque et juive » qui présente un panorama des écrits des Juifs dans les langues juives et autres, qui fasse pénétrer l’élève dans l’histoire littéraire du peuple juif. A partir de cette matrice commune, chacun sera libre de se déterminer face aux enjeux collectifs.
Un aggiornamento religieux
Dans l’exil, lorsque disparurent toutes les institutions de l’Etat hébreu, la fabrique de l’Etat et de la société durent se recroqueviller dans le cadre d’une religion qui allait devoir gérer la condition de peuple des Juifs pendant vingt siècles. A vrai dire, cette évolution a précédé l’époque de la domination romaine et de la destruction du deuxième Etat juif en 70 de notre ère, avec le premier exil, contemporain de la destruction du premier Temple par les Assyriens et leur successeur, l’empire perse. La politique de ce dernier face aux peuples conquis reposait sur une autonomie religieuse et non politique. Sur la base d’un édit de l’empereur Cyrus, les Hébreux purent ainsi reconstruire le Temple. Tandis qu’une partie des exilés choisirent de rester dans l’exil, une autre partie retourna en Eretz Israël sur la base d’une autonomie religieuse tandis que Cyrus était qualifié de « messie ».
C’était le premier exemple d’un régime politique dans lequel la souveraineté dans la Cité juive perdait sa liberté politique pour dépendre d’une institution religieuse. Le politique tombait dans la dépendance du religieux. Le rabbinat, le judaïsme naissaient alors sous l’impulsion d’Ezra et Néhémie, qui étaient, par ailleurs, des satrapes de Cyrus. Ceci explique pourquoi, selon la tradition talmudique ultérieure, la présence divine jamais ne résida dans le deuxième Temple. Il n’y a pas de prise de responsabilité de la « charge du royaume des cieux » là où il n’y a pas de liberté.
La « religion » (la configuration de religion) devait se reconstituer une deuxième fois avec la destruction du deuxième Etat juif qui, même indépendant sous la dynastie des Machabées (d’extraction sacerdotale et donc interdite de pouvoir politique), était resté le siège d’une « religion-Etat »).
Durant cette période, les Pharisiens, les « sages », Hazal, posèrent les fondements de ce qui allait devenir le judaïsme de l’exil pendant 20 siècles. Et ils les posèrent cette fois ci sur la base d’une doctrine constitutionnelle talmudique : la doctrine des 3 couronnes[10]… La classe des « sages » s’auto-constitua en autorité suprême en décrétant que son autorité était plus grande que celle des prophètes qui représentaient à eux seuls le « pouvoir de la Tora », pouvoir juridique suprême (dire la Tora). Alors que le Temple et le royaume avaient été détruits et que, dans l’exil les fonctions de roi et de prêtre ne pouvaient être remplies, sans compter que la voix prophétique s’était éteinte, les Sages, successeurs des prophètes purent à ce titre cumuler aussi les fonctions de roi et de prêtre tant que le retour à Sion ne s’était pas produit. Cet « « arrangement était rendu possible car, dans la doctrine des 3 couronnes, il n’y va pas d’un partage du pouvoir : chaque pouvoir régit les affaires de toute la Cité quoiqu’en fonction d’un intérêt spécifique : sécurité et politique, pour la Couronne de la royauté, sainteté pour la couronne de la prêtrise, droit et éthique pour la couronne de la Tora.
Or ce modèle qui a duré 22 siècles est devenu caduc du fait de la reconstitution d’un pouvoir politique – bien sur non prophétique – dans l’espace de la Cité Juive en puissance : l’Etat « juif et démocratique ». Notons au passage qu’après Cyrus, il y eut dans l’histoire une autre entreprise de religionification, de la Cité hébraïque et juive avec le Grand Sanhédrin convoqué par Napoléon (1807) ,à l’occasion duquel les Juifs devenaient moins qu’une religion : une confession.
Ce sont ces trois versions de la « religion » juive que rendent caduques le sionisme et la constitution d’un Etat juif. A chacune de ces occasions, la donne hébraïque a dû en effet se réformer, s’adapter, s’éloigner d’elle-même pour investir la place que le pouvoir externe qui la dominait rendait possible. Dans tous les cas, c’est la souveraineté, y compris celle de Dieu, qui disparaissait ou était prise en charge par l’instance rabbinique. La création de l’Etat a mis un terme à cette économie d’urgence de la continuité. Objectivement, elle fait éclater la coque dans laquelle s’est réfugié, replié le, netsakh Israel.
Cela implique la nécessité d’une évolution de la religion exilique, de la religion forgée dans l’exil, « le judaïsme », pour qu’elle s’ajuste au retour à la terre et à l’indépendance, à la reconstitution du pouvoir politique juif, éteint depuis 20 siècles et à la résurgence de la « souveraineté ». Tout d’abord il importe au pouvoir rabbinique de se réformer : de se livrer à un aggiornamento des dispositifs pris au long des siècles. L’élargissement du monde du ghetto implique un redimensionnement du judaïsme de l’exil. Il importe aussi au rabbinat de renoncer au pouvoir total qu’il a tiré de la disparition de l’Etat. Et de se conformer à la place que la Tora lui assigne. Le prophète invoque le pouvoir mais il n’est pas un homme de pouvoir. Enfin, troisième tâche du rabbinat : ouvrir le chantier d’une réflexion sur la doctrine politique de la Tora à la lumière de la situation contemporaine, fonder la science politique hébraïque, fonder en pensée la Cité juive relevée de ses ruines. A cet égard autant qu’à l’égard de la révolution culturelle qu’il s’agit de mettre en œuvre, il faudrait ouvrir un centre d’études, une université à Jérusalem qui s’adonne à cette tache exceptionnelle : la reconfiguration du judaïsme en vue de son retour sur la scène de l’histoire.
La promesse de l’Etat-nation du sionisme
Ce bouleversement entraîne une troisième révolution culturelle : celle qui concerne l’Etat-nation israélien. L’Etat n’est pas à considérer comme une fin de parcours historique mais un recommencement, pas comme une fin en soi mais le point de départ d’une nouvelle ère, rendue possible par l’Etat-nation d’Israël : un dépassement intégratif de ce dernier ouvrant la voie à une nouvelle époque.
Il rend possible en effet au peuple juif, redevenu un acteur à part entière de l’histoire, de rétablir l’appel aux nations de l’humanité qu’il porte dans son histoire, une vocation prophétique dans son origine qui l’inscrit dans l’universel, et renouvelle la mission envers et pour l’humanité qui est la raison d’être de son existence. Pour s’adresser à l’Humanité considérées à travers les peuples qui la constitue, il faut effectivement être un interlocuteur à la mesure de l’interlocuteur : être un acteur de l’histoire globale comme peuple. Dans l’exil les Juifs ne le purent pas et cette dimension fut oubliée ou tombée en désuétude, en tout cas inactuelle. L’appel à l’Humanité se recroquevilla dans les limites de la « religion ». Le sionisme, qui restaure le statut de peuple des Juifs dans l’arène mondiale, les retrouvailles avec Jérusalem, capitale d’Israël la rend possible aujourd’hui.
C’est en effet Jérusalem, avec son histoire de 30 siècles, qui constitue cette tribune à destination de l’humanité. Si elle est la capitale d’Israël, c’est en vue de cette vocation qui mesure l’existence de l’Etat à un haut niveau d’exigence. Quand on imagine comment cela peut se traduire, être mis en œuvre dans la réalité contemporaine, on imagine une instance comme la création d’un « ministère de Jérusalem » qui prenne en charge cette tâche qui fera d’elle le parloir de l’humanité loin de la dérision grotesque et pervertie de l’ONU d’aujourd’hui ou de la Cour Internationale de Justice, tant dans le jugement que dans les faits qui concernent l’Etat d’Israël d’après le 7 octobre. La solitude d’Israël dans le mensonge mondial à son propos reflète un temps apocalyptique.
Cette vocation qu’il s’agit d’illustrer aujourd’hui concerne le devenir de l’humanité confrontée à des choix et des enjeux qui engagent la nature de l’humain, je veux dire l’idéologie postmoderniste. Israël est porté en effet par l’univers conceptuel du livre de la Genèse, bereshit, au fondement de l’univers biblique. La question de l’homme est posée aujourd’hui, la même question que posait Cain ( le déni du « second être ») et Sodome ( la dérision et le détournement de la Loi sous couvert de son application pointilleuse), mais aussi Babel (la massification de l’humanité), la limite du pouvoir humain sur l’être (l’interdit de l’arbre).
L’anti Babel
Jérusalem est le lieu symbolique où l’Humanité pourrait se « séparer » du magma post humain (la confusion des langues de Babel), la « multitude des postmodernistes pour s’inscrire dans la voie d’Abraham. C’est le sens du radical Kodesh qui, outre la « séparation » désigne la sainteté. La raison d’être d’un peuple juif, sorti d’entre les nations, se ramasse toute dans le destin de Jérusalem, le plus haut sommet humain d’Israël où elle se dévoile et se manifeste, dans son rapport au monde des nations. Tel est le rôle que les prophètes lui ont reconnu Et ce lieu, il faut l’investir à nouveau – l’épopée sioniste l’a rendu possible – et le magnifier. Non seulement il renforce l’existence de Jérusalem comme capitale, ce qui est un enjeu politique international, (contesté même par une partie des « amis » d’Israël) mais il nous aide à assumer la charge de la vision élective qui nous porte.
C’est déjà une réalité de fait. En effet, le « rassemblement des exilés de Sion », le kibboutz galouyot, tel qu’il se pratique dans l’alya du sionisme, remembre l’unité d’un peuple juif qui était fragmenté, voire tenu pour inexistant, quoique dans le sens d’un melting pot qui tourne le dos à la vision eschatologique du concert des peuples à Jérusalem à travers le rassemblement des pays de dispersion, d’exil (galouth) plus que des « exilés » qui se dirait « golim »., Objectivement, en effet, outre leur singularité juive, les olim portent avec eux, chacun une identité, supplémentaire, celle des peuples dans lesquels ils vivaient et qu’ils ramènent au point de convergence juive qu’est Sion et derrière elle, Jérusalem. En quelque sorte, l’adhésion des Juifs au kibboutz galouyot, d’un côté, se réfère à un peuple juif, et d’un autre côté suppose que par-delà cette diversité il y a un seul peuple singulier, un peuple juif, alors qu’en même temps ce sont toutes les nations du monde qui sont assemblées. L’unité des nations dans Jerusalem se profile ainsi dans l’unité des Juifs à Sion.
Le programme de Jérusalem vise justement l’unité des nations dans leurs différences assumées par le biais de l’unité d’Israël, malgré et grâce à ses nombreuses déclinaisons singulières. Il ne s’agit de rien de plus que de comprendre le double sens de la réunion du peuple juif à Jérusalem, capitale de l’État d’Israël, de rendre au sionisme sa portée universelle ultime qui renouerait avec la vocation spirituelle immémoriale d’Israël.
Cela suppose d’aller plus loin que l’État-nation pour renouveler la vocation prophétique de la Parole aux nations. Sans l’étape du sionisme, de l’Etat-nation rien de tout cela ne serait possible car sans l’unification des diasporas du peuple juif, on ne peut même pas penser à l’unification des peuples de l’humanité (qui se jouerait en elle). En s’unissant, à Sion, Israël s’unit comme peuple, comme nation. C’est à cette charnière que la vocation de Jérusalem est à retrouver, déjà simplement en constatant que le peuple juif qui se réunit et s’unit à Sion porte avec lui l’esprit des peuples que les Juifs quittent et où ils étaient des acteurs à part entière de la même façon qu’ils les ramènent à Jérusalem dans l’horizon d’une unité à trouver, la sienne et celle de l’humanité. `
Le symbole de l’arche de Noé exprime cette idée. L’arche – soit la nation israélienne portant toutes les diasporas- vogue sur l’eau – soit le peuple juif – et est éclairée au-dedans avec sa cargaison humaine par une lucarne au sommet – soit la dimension universelle et transcendante propre au message d’Israël aux nations du monde que la cargaison des diasporas ambivalente (Juive d’un côté- goyim de l’autre) transporte avec elle.
Concrètement…
Comment traduire ce projet dans la réalité prosaïque ? II faudrait créer une Autorité administrative qui prenne en charge le programme « Jérusalem » pour le mettre en œuvre avec créativité… Elle devrait fédérer le ministère des Affaires étrangères d’Israël ainsi que la mairie de Jérusalem sous une instance autonome, dans le cadre d’une association ou d’une institution. Les activités, les recherches, les manifestations organisées par cette association devraient concerner toutes les questions mettant en jeu le destin de l’humanité : colloques, recherches, rencontres, publications…. Un ministère de la culture Bis, le « ministère de Jérusalem » en quelque sorte. Dans cet effort contemporain, il faudrait inscrire l’enseignement de la sagesse hébraïque, en l’ouvrant aux non juifs, à travers des sessions d’études spécifiques, sessions également inter-religieuses, à travers lesquelles , notamment, le judaïsme se confronterait aux lectures parallèles de sa doctrine qui ont donné naissance aux deux autres religions monothéistes, une façon de reprendre pied pour Israël dans des univers qui portent les traces de son souvenir et d’ouvrir ainsi une nouvelle page de l’histoire de leurs rapports réciproques…
© Shmuel Trigano
Un texte de Shmuel Trigano dans la perspective de son nouveau livre Le Chemin de Jérusalem, une théologie politique (2024, Editions Les Provinciales).
Pour plus d’informations :
Notes
[1] « Jérusalem ou sur le pouvoir religieux et le judaïsme » (1783)
[2] Pour la généalogie intellectuelle de ce tournant, voir S. Trigano: « La demeure oubliée, genèse religieuse du politique ». 1985. 1994. Gallimard
[3] Forgée par le poète Yehuda Leib Gordon (1830-1892)
[4] Selon la maxime du Comte de Clermont Tonnerre à l’Assemblée constituante de la Révolution française en 1793.
[5] Tout simplement européenne, moderne, après l’épisode du pionniérisme socialiste et de « l’Homme nouveau »
[6] Ce qui a porté Hannah Arendt au constat que les droits de l’homme en tant que tels n’ont pas protégé les Juifs durant la Shoah. Être reconnu comme un homme sans être reconnu comme un membre de la nation, c’est à dire un citoyen n’a servi à rien quand la citoyenneté est déniée. Ces droits ne servent à rien s’ils ne sont pas défendus par un tribunal et donc un Etat et donc des citoyens et donc une appartenance à cet Etat .
[7] La controverse idéologico-judiciaire qui a secoué la vie politique israélienne (novembre 2024) lancée par des activistes opposés à la prière dans l’espace public et à la séparation des hommes et des femmes dans ces prières illustre très bien notre propos en en reprenant la thématique spatiale opposant le juif au dehors et le juif au-dedans sous le critère de la religion juive (certains des leaders de l’interdiction du juif dans l’espace civil, public (« israélien) l’accompagnent d’un jugement idéologique sur le judaïsme. Les religieux sont qualifiés non plus de « juifs » mais de « messianiques » (voire de « singes » dans le discours d’un professeur de l’École Betsalel. C’est-à-dire de non-hommes La maxime devient alors: « Sois Israélien chez toi et homme au dehors » sauf que dans cette maxime le « dehors » n’est toujours pas un Etat juif, une culture, un universel et que le dedans n’est plus « juif » mais « israélien »…
[8] Voire son livre : « Jérusalem », une sorte de manifeste de l’idéologie de la modernité juive
[9] Cf. notre livre: « L’Odyssée de l’être, métaphysique hébraïque. Hermann-Philosophie
[10] Pirke Avoth

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