
Quand, lors de la présentation inaugurale d’un conférencier, le modérateur dit au public « On ne présente plus Monsieur Untel », on suggère que son antériorité, la marque qu’il a laissée dans l’histoire de la pensée, sa notoriété, nous exonère de disposer d’informations plus précises à son sujet.
C’est, théoriquement, ce qui devrait se passer si on devait présenter Shmuel Trigano, immense penseur du judaïsme, de la « judaïcité », du judaïsme dans la cité.
Hélas, sa voix persévérante, cohérente, n’est plus audible par une partie de ceux qui s’intéressent aux choses de l’esprit. Il ne répond probablement plus assez aux critères de « l’universel », de « l’université », tant un manichéisme moral s’est emparé de ces derniers. Shmuel Trigano n’a pas changé, c’est notre environnement culturel, le bain des idées et des barrières qu’elles ont érigées, qui ont considérablement changé. Peut-on encore penser au-delà du conformisme, librement, sans discrédit a priori, quand on ne plaît pas (plus) aux adorateurs des idées sages ? Shmuel Trigano n’est pas sage, il est l’écrivain des passages, qui aide à retrouver un flux de vie dans nos abysses intérieurs que nous avions oubliés.
Son dernier livre, Le Chemin de Jérusalem, prédit un avenir au Retour. Futur du Retour. Je prédis un retour de Shmuel Trigano sur la scène des idées et, notamment, des idées politiques.
L’article que vous allez lire est passionnant, brillant, pas un brio de superficialité, brillant par sa profondeur, les questions qu’il charrie, les idées qu’il suggère, le vent de créativité qu’il suscite. Une lumière au fond d’un puits. L’espoir.
Hélas peu, peut-être, peuvent comprendre que ce qu’il écrit n’est pas la littérature d’un philosophe éthéré, mais un programme d’action concrète basé sur une analyse pensée du réel.
J’aime son écriture parce que je m’y reconnais (c’est l’apanage des grands écrivains, on a souvent l’impression qu’on pense ce qu’ils ont écrit).
Derrières mes lunettes de gentil garçon sage, il y a un homme qui aspire de façon impérieuse à la liberté et à la créativité, et donc un peu rebelle. Je pense, comme Shmuel Trigano, par exemple, que la place et les missions du rabbinat doivent être revues.
Dans cet article, il va plus loin que dans son livre Le Chemin de Jérusalem. Sa réflexion a évolué. Le sionisme politique, qui était perçu dans son essai comme une méprise, un malentendu, une erreur d’interprétation de l’expression phénoménologique, « mondaine », du judaïsme, devient ici dans son article plus que cela : une entrave à la véritable libération juive, un problème. Il insinue, à travers ses comparaisons, que le sionisme est, à l’instar des autres nationalismes, un artefact, un souci de conformité, un bricolage conceptuel pour faire entrer le judaïsme dans la cité, quitte à le déformer. Je pense qu’il a raison mais que peu peuvent déjà le voir. Si on le suit (et en ce sens il est un provocateur, je pense qu’il l’assume secrètement sans l’avouer), il y avait la « question juive », il y a maintenant la « question sioniste », question qui se pose aux Nations mais aussi aux Juifs !
Il ne tombe pas dans le piège de verser dans l’excès inverse, une vision rabougrie du judaïsme qui serait l’expression « à l’extérieur » des pratiques ultra-orthodoxes « de l’intérieur ». Il vise un autre cadre conceptuel, une sortie de la dichotomie (d’inspiration chrétienne, selon moi) entre le dedans et le dehors. Je pense que l’invention du « judaïsme » est l’invention de la liberté humaine. Je pense donc que ce nouveau cadre doit garantir à tous les sujets humains une grande liberté, laquelle ne doit pas s’opposer au judaïsme. Revenir à la puissance du fondement : il y a un être, il y a de l’être, qui peut me parler, et qui me demande de faire Retour vers un lieu qui n’est pas mon lieu d’origine. Étrange paradoxe, qu’il démêle, et que je tente, avec lui de démêler : il faut se remettre dans le flux de l’essence divine, dans le flux de la liberté, pour sortir de la contradiction. Le judaïsme est un monisme, que l’assimilation – et avant lui le rabbinat – a maquillé en dualisme.
© Philippe Sola

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