Manifeste contre la malbouffe sonore. Par Daniel Horowitz

Nous vivons dans un monde où le bruit n’est plus un accident, mais un décor. Partout où nous allons, il nous accompagne comme une ombre : dans les restaurants, les ascenseurs, les plages, les gares, les supermarchés, les stations de ski… Même la rue, par endroits, se voit équipée de haut-parleurs comme d’autres se dotent de bacs à fleurs. Ce n’est pas la musique qui vient vers nous, mais un simulacre, une pâte sonore prête à l’emploi, étalée partout pour remplir l’air. Ce n’est pas un mets raffiné : c’est un hamburger auditif, calibré pour plaire immédiatement, saturé de graisse harmonique et de sucre mélodique, et servi tiède à longueur de journée.

Les civilisations ont toujours façonné leur paysage sonore. Les cloches d’église rythmaient la journée, les marchés bruissaient d’échanges, les métiers faisaient entendre leurs coups et leurs chants. Mais ces sons avaient un sens : ils racontaient la vie d’une communauté. Aujourd’hui, nous avons remplacé ces signaux enracinés par un bruit interchangeable, mondial, sans mémoire ni ancrage. La bande-son des rues en extrême-Orient ressemble parfois à celle des galeries marchandes de Paris. Le monde entier semble écouter la même radio sans l’avoir choisie.

On nous présente cela comme une « ambiance », un petit plus, un geste d’hospitalité. En réalité, c’est une perfusion continue de sons standardisés, administrée sans notre consentement. Et le plus pernicieux, c’est que la qualité importe peu : l’important, c’est la régularité de la dose. Une civilisation qui sature ainsi ses espaces de bruit préfabriqué ressemble à un organisme incapable de supporter le jeûne — elle a besoin d’ingurgiter sans cesse, quitte à avaler n’importe quoi, pourvu que le vide soit comblé.

Le silence, pour cette société, est l’ennemi. Trop exigeant, trop imprévisible. Alors on le remplace par ce qui ne demande aucun effort d’écoute. C’est l’équivalent sonore du fast-food : des mélodies indigentes qui coulent toutes seules, sans surprise, prêtes à être oubliées aussitôt avalées. Comme la malbouffe habitue le palais à la graisse et au sucre faciles, cette musique habitue l’oreille à la facilité sonore. Elle rend suspecte la complexité, ennuyeuse la lenteur, fatigante la profondeur.

Le silence, dans d’autres temps, n’était pas une absence mais une ressource. Dans un monastère, il structurait la vie intérieure ; dans une maison paysanne, il accompagnait les gestes lents ; dans une forêt, il ouvrait l’espace à l’imaginaire. Le silence a toujours été lié à l’attention et à la concentration. Sa disparition progressive n’est pas anodine : elle correspond à une époque où l’attention humaine est devenue un bien marchand, qu’il faut capter, occuper, saturer.

Et c’est là que le poison agit vraiment : non seulement nous subissons cette musique, mais elle façonne ce que nous serons capables d’aimer. Elle réduit notre seuil de tolérance à l’inattendu, à l’effort, à l’écoute prolongée. Elle nous détourne de la découverte comme une boisson sucrée coupe la soif tout en asséchant le corps. Elle fait de nous des consommateurs de sons comme on est consommateurs de calories vides : rassasiés mais affamés, gavés mais appauvris.

Les pouvoirs ont toujours compris l’importance de contrôler ce que les gens entendent. Jadis, c’étaient les proclamations sur les places publiques, les hymnes nationaux, les défilés militaires. Aujourd’hui, le contrôle passe par la saturation : il ne s’agit plus de vous faire écouter un message particulier, mais de vous empêcher d’entendre autre chose, ou de rester seul avec vos pensées. On vous occupe l’oreille pour occuper l’esprit.

On parle souvent de pollution sonore comme d’un excès de volume, de décibels agressifs. Mais ici, le danger est plus subtil. Il ne s’agit pas d’un bruit qui écrase, mais d’un bruit qui ramollit. Il ne vous frappe pas, il vous caresse jusqu’à ce que vous ne sentiez plus rien. C’est un bruit qui rend paresseux, qui émousse l’oreille comme la nourriture industrielle émousse le goût. On croit ne rien perdre, mais on perd tout : l’oreille au vent, la curiosité d’un son nouveau, l’attention à une phrase musicale qui demande qu’on la suive.

À force de vivre dans ce brouillard harmonique, le monde réel nous semble brut, presque hostile. Le chant d’un oiseau devient un bruit parasite dans un café, le silence d’une promenade semble peser comme une absence. On en vient à préférer le ronronnement artificiel à la respiration du monde. Et c’est peut-être là le signe le plus inquiétant : l’accoutumance. Le moment où l’on ne remarque plus l’intrusion, où l’on se sent nu sans elle, comme si l’air avait besoin d’être parfumé pour être respirable.

La vérité, c’est que cette « musique » n’a pas vocation à être écoutée. Elle sert à occuper. Elle est à la musique ce que la publicité est à la littérature : un bruit de fond émotionnel calibré pour nous maintenir dans un état où nous ne questionnons rien. Elle n’élève pas, elle anesthésie. Elle ne propose pas, elle impose. Et elle le fait avec le sourire, ce qui la rend sympathique. C’est en cela que réside son efficacité : elle ne se vit pas comme une violence, mais comme une habitude.

On finit par oublier qu’il existe un autre régime auditif, comme on oublie qu’il existe une autre alimentation que la restauration rapide. Une culture de l’écoute, patiente, exigeante, qui demande de s’asseoir dans le silence avant de commencer. Une culture où la musique n’est pas un parfum d’ambiance mais une rencontre, une expérience. Et comme pour la nourriture, il ne s’agit pas de prêcher l’austérité, mais de rappeler qu’on ne nourrit pas l’oreille en l’abreuvant de friandises sonores à longueur de journée.

Mais cette invasion de sons prémâchés n’est qu’un reflet de notre époque : une civilisation qui préfère la quantité à la qualité, la stimulation à la contemplation, et le confort à la découverte. Nous vivons dans un monde qui redoute le silence parce qu’il redoute ce qu’il pourrait nous révéler : que, sans bruit ni décor imposé, il ne reste que nous-mêmes, face à notre propre pensée. Voilà peut-être ce qui effraie plus que le vacarme : découvrir, dans le silence, ce que nous sommes vraiment.

© Daniel Horowitz

https://danielhorowitz.com/blog/index.php/2025/08/10/manifeste-contre-la-malbouffe-sonore

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3 Comments

  1. Merci. Terriblement vrai.
    Une réflexion : mes acouphènes sont plus qu’un simple désagrément mais une tragédie.
    Un souvenir : Camden Town à Londres où l’on pouvait passer d’une boutique à une autre sans perdre Capitale FM diffusée par toutes. Un bruit de fond certes mais celui du Londres populaire que j’aimais

  2. « Si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique »
    Platon
    C’est pour cette raison que depuis les années 80, le gouvernement français a toujours vu d’un très bon œil le rap. La volonté étatique d’abrutir la population par tous les moyens (école, universités, presse, radio, TV, cinéma de propagande…et même la musique) Cette haine de la belle musique (et de tout ce qui est beau en général) et cette apologie de la nullité musicale se sont fortement accrues depuis 2017. Ce qui est tout à fait conforme avec la nature du macronisme et l’évolution de ce pays.
    Le silence, cad l’espace nécessaire pour que la musique, la rêverie ou la pensée puissent se déployer, est dangereux pour un pouvoir totalitaire.

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