Opinion: « La journée sans fin du 7 Octobre ». Par Ran Halévi

© Sophie Bassouls

Depuis l’attaque du Hamas, l’action de l’armée et des services secrets israéliens a contribué à redessiner les contours du moyen-orient, mais Benyamin Netanyahou maintient inutilement Tsahal dans la bande de Gaza et torpille tout accord de cessez-le-feu dans le seul but de maintenir en vie sa coalition au pouvoir, analyse l’historien * Man Halévi


Le pogrom du 7 Octobre n’en finit pas de dérouler ses conséquences à travers le Moyen-Orient. Pour un temps, on pouvait le considérer comme un épisode de plus, particulièrement tragique, de la « guerre de Cent Ans » israélo-palestinienne. Puis les violences s’étendaient à travers la région, avec les bombardements du Hezbollah sur la Galilée, les missiles tirés depuis le Yémen et les agissements en sous-main de Téhéran. Avant de prendre une dimension plus globale, qui impliquait directement l’Iran, indirectement la Russie, en arrière-plan les États-Unis, bientôt la Syrie et même, de loin, la guerre en Ukraine.

À l’origine, l’idée d’« internationaliser » l’attaque du Hamas a été conçue par son architecte, Yahya Sinwar, qui espérait rallier « l’axe de la résistance » à une guerre d’éradication des « sionistes » de la terre de Palestine. Le conflit s’est en effet propagé, mais c’est l’État hébreu qui allait en décider les termes, jusqu’à bouleverser radicalement la réalité géopolitique du Moyen-Orient et au-delà.

Dans la sphère des passions idéologiques, la « mondialisation » du 7 Octobre a été encore plus immédiate, et torrentielle. De l’Europe à l’Amérique et ailleurs, les missionnaires des théories décoloniales, secondés par des militants islamistes, célébraient le massacre comme un acte de justice universelle dont le Hamas était le bras armé et eux-mêmes les francs-tireurs par procuration dans les campus et les manifestations publiques. Cette intifada morale, virulente et désinhibée ciblait non seulement Israël, mais ses « auxiliaires » juifs à travers le monde. Elle reprenait l’inusable « narratif » – aujourd’hui plus populaire à Harvard et à ­Columbia que dans la plupart des pays arabes – qui représente l’État hébreu comme un avant-poste de l’impérialisme, une anomalie historique, contingente, qu’il faudra balayer « de la rivière à la mer ». La suite des événements n’a pas comblé ces attentes. Pourtant, le 7 Octobre a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire juive contemporaine.

C’est par la puissance militaire qu’Israël allait faire vaciller tous les anciens équilibres et frayer à cette guerre une possible issue poli­tique. En quelques mois, son armée a démantelé le « cercle de feu » formé par l’Iran et ses satellites au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen. Elle a réduit le Hamas, décimé le Hezbollah, décapité ses dirigeants, démoli son énorme arsenal balistique et desserré son emprise sur l’État libanais (qui s’emploie aujourd’hui à le désarmer avec l’aide de conseillers israéliens). Avant d’anéantir la défense aérienne de la République islamique et de s’attaquer à ses installations nucléaires en éliminant au passage une partie de son élite militaire et scientifique. L’effondrement du régime d’Assad, autre client de Téhéran, a permis au gouvernement israélien de nouer avec ses successeurs, ex-djihadistes, des négociations sur les modalités d’une coexistence future – pour peu que le nouveau pouvoir parvienne à faire cohabiter les différentes communautés du pays.

La Russie, hier l’arbitre des forces dans la région et désormais enlisée dans une guerre sans fin, est devenue le spectateur impuissant des bouleversements en cours : la résistance héroïque de l’Ukraine n’a pas peu contribué, indirectement, à rebattre les cartes au Moyen-Orient.

Il reste que le nouveau paysage géopolitique dessine un avenir très incertain. Le régime des mollahs, affaibli, certes, humilié, ridiculisé même, est toujours debout. Il n’a renoncé ni à la destruction d’Israël, une de ses raisons d’être, ni à son projet d’accéder à l’arme atomique, dont il conserve le savoir scientifique malgré la destruction – très partielle – de ses centrales, ni à ses réserves d’uranium enrichi à 60 % (plus de 400 kg), ni enfin à l’emprise de fer qu’il continue d’exercer sur le peuple iranien. Sans oublier son pouvoir de nuisance toujours opérationnel : recours au terrorisme international, tir de missiles sur des cibles occidentales, blocage du détroit d’Ormuz…

Le faire tomber ? Le gouvernement Netanyahou y pousse, mais ne peut rien sans l’impli­cation des États-Unis, qui reste peu probable. Donald Trump, bien aise des récentes frappes américaines en Iran, préfère négocier dans l’espoir d’obtenir ce que les Iraniens rechignent à lui accorder : la rétrogradation de leur arsenal nucléaire à un usage civil et l’abandon du programme balistique. En 2015, l’Iran a accepté d’éliminer 97 % de ses matières fissiles et de remiser les deux tiers de ses centrifugeuses ; son accès à la bombe a été repoussé à plus d’un an, alors qu’on l’évalue aujourd’hui à quelques semaines. M. Trump a abrogé l’accord en 2018 sous les applaudissements de M. Netanyahou. Ce serait un miracle qu’il puisse obtenir mieux aujourd’hui, ou même l’équivalent.

En revanche, l’après-guerre des Douze-Jours pourrait aider à sortir du cauchemar qu’est devenue la situation à Gaza et, dans la foulée, envisager l’élargissement des accords d’Abraham à l’Arabie saoudite et à d’autres États de la région. Mais Benyamin Netanyahou tergiverse, encore et toujours.

Singulier personnage. Depuis le 7 Octobre, il partage son temps entre la gestion de la guerre, les audiences de son procès pour corruption et ses tentatives répétées, et en partie réussies, de saper les fondations de la démocratie israélienne. Sa chétive majorité est suspendue au bon vouloir de deux partis extrémistes hostiles à tout accommodement à Gaza. D’où les appels du premier ministre à la guerre totale et à l’éradication du Hamas, objectifs passablement irréels qu’il offre comme un gage à ses partenaires pour maintenir en vie sa coalition.

Avec, toutefois, des conséquences redoutables : le maintien inutile de Tsahal dans la bande de Gaza, les terribles souffrances que continue à endurer la population palestinienne et, surtout, l’entêtement de M. Netanyahou à torpiller depuis un an tout accord de cessez-le-feu qui aurait sauvé la vie de dizaines d’otages, de centaines de soldats israéliens et de milliers de Palestiniens – mais au prix de la survie politique du premier ministre. D’ailleurs, tous les sondages lui prédisent un échec aux prochaines élections.
Lui qui a présidé à une victoire militaire spectaculaire ne propose aucun dessein clair sur ses lendemains politiques, ni stratégie de sortie, ni vision d’avenir, sinon des incantations sur le Grand Israël et le refus catégorique d’envisager la seule issue durable à cette « guerre de Cent Ans » : la création, à terme, d’un État palestinien.

Un homme, peut-être, saurait le faire fléchir : le président américain. Cela vaudrait bien un prix Nobel.

© Ran Halévi

  • Directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron. Son dernier livre, « Le Chaos de la démocratie américaine », vient d’être édité en poche (Gallimard, « Folio actuel ») .

Source: Le Figaro


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