Charles Rojzman. Justice ou reniement

Il est des phrases qui ne sont pas seulement des opinions, mais des révélateurs. Celle de Daniel Schneidermann,  qui s’exprime dans un tweet sur « l’affaire Vueling » appartient à cette catégorie : « On en est là. En 2025, dans un lieu public européen, un chant en hébreu, langue revenue de l’enfer, devenue langue d’affameurs, d’assoiffeurs, de massacreurs, de barbares, est objectivement une provocation insoutenable.Soutien à Vueling ». 

Un tel propos ne se réduit pas à l’indignation individuelle. Il concentre en quelques mots une mutation profonde : la langue du retour juif à l’histoire, la langue des prophètes et de la mémoire biblique, transformée en signe d’infamie. L’hébreu n’est plus l’expression d’un peuple vivant, mais l’accent supposé d’un bourreau. Dans cette glissade, tout un continent se reconnaît. Car ce n’est pas seulement Israël qui est visé : c’est l’existence même d’un lien entre les Juifs et leur nom.

Il est dans chaque peuple une blessure invisible, une faille intime où s’écoule le sang d’un consentement ancien. Dans les nations modernes, cette blessure prend la forme du reniement. Notre temps n’a plus d’Hérode, mais des intellectuels : non plus des oracles, mais des juges. À chaque conflit, surgissent ces voix venues du dedans, non pas pour avertir, mais pour accuser. En Israël, cette fonction sacrificielle a pris des noms devenus familiers : Amira Hass, Gideon Levy, Yaïr Golan, Shlomo Sand. Ce dernier, niant jusqu’à l’existence historique du peuple juif, accomplit le geste ultime : scier l’os de sa propre identité pour se dissoudre dans la poussière.

Ces voix ne contestent pas des politiques ; elles condamnent des existences. Elles ne débattent pas : elles jettent l’anathème., comme le fit tout récemment Mandy Patakin qui incarnait le chef de la CIA dans la série Homeland et d’autres encore, stars d’Holywood. Et ce faisant, elles offrent au monde arabe une arme plus précieuse que toutes les armées : la preuve par l’intérieur que la maison est impure. Les chancelleries s’en emparent, les ONG s’en nourrissent, les universités occidentales en font des icônes. Le mécanisme est immuable : le Juif dissident devient l’ange tutélaire du procès contre Israël.

Ce mouvement n’est pas neuf. Il plonge ses racines dans l’histoire longue des trahisons intérieures. Dans la France occupée, la Légion des volontaires français sur le front de l’Est incarna ce désir d’effacer sa culpabilité en épousant la cause de l’ennemi. Dans l’Allemagne des années 1930, des intellectuels juifs cherchaient déjà, comme le nota Theodor Lessing, à se purifier dans la haine de soi : ces « Juden von selbst » offraient leur identité en sacrifice. Dans la Russie soviétique, combien d’écrivains se sont faits procureurs de leur propre peuple pour servir une utopie ? Toujours la même figure : l’homme déraciné qui croit trouver dans la dénonciation de ses racines une rédemption.

Hannah Arendt avait saisi ce mécanisme quand elle parlait du « bannissement intérieur ». Le traître commence par se couper de sa propre mémoire. Il ne tue pas le père : il l’évide, le nie au nom d’un avenir radieux. Mais ce bannissement, lorsqu’il touche Israël, prend une intensité unique. Ce qu’on ne pardonne plus à l’État juif, ce n’est pas ses guerres, mais son être. C’est d’exister encore là où l’histoire européenne aurait voulu qu’il reste une relique. L’attaque contre l’hébreu n’est pas anecdotique : elle vise la corde sensible du retour, du droit à l’histoire. Transformer la langue ressuscitée en langue des bourreaux, c’est inverser l’acte fondateur d’Israël en un crime originel.

L’époque actuelle fourmille d’exemples de cette logique. Le tweet de Schneidermann coïncide avec l’affaire de l’aéroport espagnol où des enfants chantant en hébreu furent réduits au silence par la force publique, accompagnatrice menottée à terre. En Allemagne, des manifestations où l’on crie « Free Palestine » se terminent par la profanation de mémoriaux de la Shoah, mais sous couvert d’antiracisme. En France, des associations « juives antisionistes » signent des tribunes où Israël est comparé au IIIe Reich, pendant que des municipalités votent des motions interdisant à des artistes israéliens de se produire « pour ne pas heurter les sensibilités ». L’histoire bégaie : on croyait en avoir fini avec la stigmatisation d’une langue, d’une musique, d’un nom.

Dans ce contexte, l’UJFP et Tsedek incarnent une mutation structurelle. Ce ne sont pas seulement des collectifs militants : ce sont des fabriques de contre-légitimité. Elles reprennent à leur compte l’antique trope du Juif qui, pour expier, doit dénoncer sa propre maison. Leur discours n’est pas destiné à la paix : il trace les lignes d’un tombeau. L’anti-Israël juif devient le dernier passeport moral de l’Europe.

Ce n’est pas un hasard si cette dynamique trouve des relais jusqu’aux campus américains où des étudiants brandissent des pancartes « Zionism is Racism » en citant… des auteurs juifs. La boucle est parfaite : le procès d’Israël n’a plus besoin d’ennemis, il a ses accusateurs de l’intérieur. Et l’Occident, saturé de culpabilité post-coloniale, se sert de ces voix comme d’une absolution.

Mais ce système ne fonctionne que parce que notre modernité a changé la nature même de la trahison. Autrefois, elle se payait du prix du sang. Aujourd’hui, elle se récompense. Le traître devient chroniqueur, le renégat obtient des subventions, la honte identitaire se monnaie en prestige. L’indignation est devenue un capital. L’UJFP trouve des financements étrangers, Tsedek devient partenaire de fondations militantes, tandis que la dénonciation publique est élevée au rang de vertu civique.

Raymond Aron avertissait : « L’utopie est l’alibi de l’impuissance ». Elle est désormais aussi l’alibi du pouvoir. Ceux qui condamnent Israël sont les figures que l’Occident chérit, parce qu’ils disent à voix haute ce qu’il n’ose plus formuler : la lassitude d’un continent qui rêve de se délester du fardeau juif. Et la phrase de Schneidermann condense ce rêve : faire du chant hébreu une provocation, c’est dire enfin ce que l’Europe murmurait déjà — qu’un peuple de survivants est devenu de trop.

Il faut le voir en face : tous ne sont pas des traîtres conscients. Certains croient sincèrement œuvrer pour la justice. Mais leur posture ne relève pas seulement de la morale : elle relève d’un système où la honte de soi est devenue marchandise. Un système où l’homme ne se lie plus à sa communauté, mais se vend comme contre-exemple. Tocqueville rappelait que chaque génération démocratique est un peuple nouveau. La nôtre veut être un peuple sans origine. Elle ne croit plus qu’en l’innocence des victimes — même fictives — et en la culpabilité des nations. Et parmi ces nations, Israël est la dernière à porter encore son nom. Voilà pourquoi il faut l’étouffer.

Ce que nous apprend aujourd’hui la phrase de Schneidermann, ce n’est pas seulement l’état d’un débat : c’est le retour d’un vieux fond. Ce n’est pas l’hébreu qui revient de l’enfer ; c’est l’Europe. Elle revient à ses mécanismes séculaires, mais sous un vocabulaire d’époque. Orwell avait prévenu : « Le langage politique est fait pour rendre le meurtre respectable ». Et parfois, ce meurtre commence par une langue déclarée insoutenable. Par des  chants d’enfant débarqués d’un  avion . Par une civilisation qui, croyant défendre l’humanité, retrouve le chemin de ses vieilles exclusions.

© Charles Rojzman 

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1 Comment

  1. Excellent article qui fait naître hélas la rage et l impuissance devant ce fléau qui s’appelle la haine. Aucune réaction aucune posture des juifs européens ne sera à la hauteur de cette haine pour l’effacer cruel que soit notre combat il est perdu.

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