
Dans une démocratie représentative comme la nôtre, le rôle de la presse est théoriquement d’agir en contre-pouvoir : éclairer l’opinion, révéler l’invisible, faire parler les faits là où le pouvoir voudrait imposer le secret. Pourtant, une question dérangeante subsiste : dans les cercles feutrés où se croisent journalistes et responsables politiques, que sait-on réellement de la face obscure des élites ? Et surtout, pourquoi en parle-t-on si peu ?
Il ne fait guère de doute que nombre de journalistes d’investigation, notamment ceux qui fréquentent de près les cercles du pouvoir, ont connaissance de comportements déviants ou criminels – usage de drogues, agressions sexuelles, pédocriminalité, fortunes dissimulées, violences domestiques, « suicides » troublants, voire liens avec le crime organisé. Ces faits, lorsqu’ils affleurent à la surface, suscitent parfois le scandale. Mais bien souvent, ils demeurent dans les limbes du non-dit, échappant à la lumière publique. Ce silence, loin d’être fortuit, résulte d’un enchevêtrement complexe de facteurs institutionnels, culturels et psychologiques.
D’abord, il faut comprendre que la relation entre journalistes et politiques repose sur un jeu d’échanges implicites, une forme de pacte tacite. Dans ce théâtre des apparences, chacun joue son rôle. Les journalistes ont besoin d’accès : à des informations exclusives, à des confidences, à des invitations qui leur permettent d’être « dans la place ». Les politiques, eux, ont besoin d’être mis en scène, d’apparaître, de faire passer leurs éléments de langage. Cette interdépendance crée une zone grise où la complaisance devient une condition tacite de survie professionnelle.
Ensuite, il existe une censure structurelle, souvent plus insidieuse que la censure autoritaire classique. Elle prend la forme d’une autocensure intériorisée. Dans de nombreuses rédactions, les journalistes apprennent rapidement où sont les lignes rouges. Critiquer tel ministre influent, mettre en cause un député protégé, enquêter sur un magnat de la presse impliqué dans la politique, c’est risquer de voir son article retoqué, son enquête enterrée, ou pire, sa carrière freinée. La hiérarchie, soumise elle-même à des logiques de pouvoir, de financement ou de proximité idéologique, impose des silences sans même avoir besoin de les formuler explicitement. Le conformisme ambiant joue le rôle du bâillon.
Enfin, et c’est là que réside peut-être le ressort le plus profond de cette omerta, la presse contemporaine – du moins dans sa composante dominante – a intériorisé une conception managériale et narrative de l’information. Le « scandale » n’est pas une fin en soi, mais un produit éditorial, qui doit être calibré, maîtrisé, commercialisable. On choisit ses cibles : des figures déjà affaiblies, des personnalités sacrifiables sur l’autel de la transparence. Mais ceux qui tiennent les leviers – au sommet des partis, des institutions, des grands groupes industriels ou médiatiques – jouissent souvent d’une relative impunité.
L’indignation médiatique, loin d’être le cri du peuple relayé par ses hérauts, est devenue une mécanique sélective, soumise aux équilibres du marché et des puissances.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner que de nombreuses turpitudes restent sous le tapis. Ce n’est pas seulement par peur ou par lâcheté, mais parce que le système médiatico-politique repose sur une forme d’économie de la dissimulation. Ce que nous appelons « information » n’est souvent qu’un récit autorisé, un dosage calculé entre ce qu’il est permis de savoir et ce qu’il faut taire pour que le jeu continue.
Ainsi, derrière la façade des apparences démocratiques, se profile une forme de « post-démocratie » où l’accès à la vérité dépend de rapports de force, de réseaux d’influence et de logiques de reproduction du pouvoir. Et dans ce théâtre où chacun connaît ses répliques, les journalistes ne sont pas toujours les spectateurs critiques que l’on imagine, mais parfois, à leur corps défendant, les figurants d’un récit dont ils ne maîtrisent ni le prologue ni la chute.
© Charles Rojzman
Dernier ouvrage paru: « Les Masques tombent. Illusions collectives, vérités interdites. Le réel, arme secrète de la démocratie


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