
Le Coq des Bruyères fermant ses portes dans quelques semaines, j’avais envie de partager avec vous ce lien, imaginaire et complice, qui m’a accompagné toutes ces années en écrivant mes chroniques.
Si j’avais acheté à quelques reprises « Charlie Hebdo » vers la fin de mon adolescence, c’est à partir du numéro 427 (août 2000) que j’ai commencé à l’acheter et à le lire, sans en oublier une ligne, chaque semaine (jusqu’en mai 2009). Ce journal allait bouleverser ma vie. En une de ce premier numéro, un dessin de Cabu sur une bataille idéologique chez les écolos — ils s’appelaient les Verts à l’époque — titré : « La nuit des longs poireaux ». J’avais 19 ans. Le journal coûtait 10 francs. J’avais soif de culture.
Petit à petit, j’ai appris la structure du journal, ses rendez-vous, ses plumes : Philippe Val, Oncle Bernard, François Cavanna, les polaroïds de Gébé, Charb qui n’aime pas les gens, Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Siné qui sème sa zone, Fischetti, Lecointre et Corcuff à la science, Polac à la littérature, Marine Chanel, Agathe André et Emmanuelle Veil pour la société… et les crayons de Cabu, Riss, Wolinski, Charb, Luz, Babouse, Jul, Catherine, Kamagurka (que je ne comprenais pas), Honoré, et Bernar qui croquait la télé. Chaque mercredi, l’enthousiasme se mêlait à la fierté en allant acheter « Charlie » en kiosque. Il devenait mon Charlie.
À cette époque, je n’ai pas d’ordinateur, j’ai entendu vaguement parler d’Internet, YouTube n’existe pas, la télévision est une boîte à cons, donc je ne m’ouvre au monde qu’en lisant. Dans Charlie, il y a un type qui en est le rédacteur en chef : c’est Philippe Val. « La chronique de Val » — j’ignore que ça se nomme un éditorial — est mon rendez-vous favori. Sa manière de penser, d’expliquer, de raisonner me plaît énormément. Il a le sens de la formule, et j’ai la sensation qu’il écrit ce que le lecteur n’a pas toujours envie de lire. Disons plutôt que j’ai le sentiment qu’il discute avec le lecteur au lieu de le conforter dans ses opinions. Il cherche souvent à nous faire douter, et il a tendance à mettre le projecteur sur une faille d’une opinion majoritaire. Ça m’intrigue, ça me passionne.
Il est le contraire d’un type qui écrit vers la fin du journal et qui se nomme Siné. J’aime beaucoup Siné à cette époque. Il parle merveilleusement à l’ado qui est encore en moi. Pour lui, il y a les salauds et nous. « Nous », c’est lui et le portrait-robot du lecteur d’un journal satirique de gauche, qu’il ne cesse de flatter dans le sens du premier poil pubère. Ce n’est qu’en 2004 que je comprendrai définitivement que Siné n’est qu’un triste beauf de gauche. Ensuite, je ne survolerai qu’occasionnellement sa « zone ».
Au début de l’année 2001, dans la rubrique « Copinage », « Charlie » annonce un concert de Philippe Val à Marseille dans le cadre du festival Avec le temps. À cette époque, j’écris des chansons, donc la curiosité me pousse à dépenser le peu de fric que j’ai pour traverser la Méditerranée afin d’entendre un type que j’aime lire mais dont j’ignore complètement l’univers musical. Le concert débute par Val au piano qui interprète L’Embarquement… c’est superbe, les chansons sont élégantes, ça respire l’intelligence… je viens de prendre une tempête dans la gueule. À la fin du concert, j’achète les deux albums disponibles et deux livres (Fin de siècle en solde et No Problem). De crainte d’être grotesque, je ne demande pas de dédicace. Je rentre en Corse, je balance toutes mes chansons à la poubelle, et je me dis qu’il me faut tout recommencer. Je retournerai l’écouter en 2005, toujours à l’Espace Julien. Petit à petit, je découvrirai d’autres chansons via un site de téléchargement illégal, et je ne perdrai jamais l’occasion de chanter sa Chanson pour Brassens dès qu’une guitare traîne dans le coin.
Les éditos de Val et ses chroniques sur Inter me poussent à cultiver le doute. Je découvre grâce à lui le pianiste Arturo Benedetti Michelangeli, le cinéma de Lubitsch… D’ailleurs, à la lecture du dernier livre de Val, Rire, j’ai acheté en version numérique (le livre est introuvable) le bouquin que le scénariste de Lubitsch, Samson Raphaelson, a consacré au cinéaste. Et c’est encore une friandise que je lui dois.
Avec Val, je vote pour la Constitution européenne, et surtout, je me passionne pour les enjeux qui tournent autour du procès des caricatures de Mahomet. « C’est dur d’être aimé par des cons », l’histoire de ce dessin qui fera date dans la grande histoire de la presse libre, est à lui seul un exemple de ce qu’est la noblesse de l’esprit satirique. Le titre Mahomet débordé par les intégristes, qui rétorque « C’est dur d’être aimé par des cons », est une trouvaille de Philippe Val que Cabu, en riant, s’empresse de dessiner. Le dessin aurait pu être signé Cabu et Val, mais à quoi bon ? L’humour est une succession de ricochets, et Charlie est au service d’idées trop sérieuses pour se priver d’en rire. Cabu et Val avaient créé un journal dont le nom était enjolivé de nostalgie, mais leurs talents en ont fait autre chose. Ce dessin est l’apothéose de leur collaboration : l’humour en bouclier au service d’une résistance qui ne peut qu’être joyeuse.
À cette époque, une émission de radio sur France Inter (que j’écoute régulièrement) est le repère de la vraie gauche de la gauche qui parle à la gauche : Là-bas si j’y suis, animée par Daniel Mermet. Lors de l’émission diffusée après la une « C’est dur d’être aimé par des cons », l’animateur, en compagnie des plumes du « Monde diplomatique », prend position contre Charlie et contre les dessinateurs danois menacés de mort, avec une condescendance qui me dégoûte profondément.
Ce jour-là, n’en déplaise à mes œillères, je réalise qu’il y a réellement une gauche prête à pactiser avec n’importe quel totalitarisme, du moment qu’il s’oppose aux vilaines démocraties occidentales. Chavez au Venezuela, Ahmadinejad en Iran se définissent comme « des frères », et la gauche de la gauche française a envie d’être sur la photo de famille. Nos libertés, le rêve universaliste, l’opposition sans nuance à l’obscurantisme : la gauche qui se dit « vraie » n’en a rien à foutre. C’est toujours l’idée solaire du monde vu par Camus contre les bains de sang applaudis par Sartre. L’humanisme contre les supporters de Castro, Mao, des Khmers rouges, de l’URSS et des dictatures islamistes… La gauche n’a pas à se réconcilier, car il n’y a rien à concilier.
Après le départ de Val de « Charlie » en 2009, Cabu écrivit une conclusion parfaite en quelques mots :
« Philippe, de ton côté : l’intelligence et l’humour. Par-ci par-là : le mensonge et la jalousie. Laisse les crapauds ! Ils crèveront dans leur peau ! Ton ami Cabu ».
Une page se tournait, et si j’aurais aimé que Caroline Fourest remplace Val à l’éditorial, il me fallut me résoudre au fait qu’un journal évolue bien comme il le veut.
Au lendemain de l’attentat contre « Charlie » en 2015 – j’ai quarante ans passés aujourd’hui, et je n’ai pas honte de l’avouer – je m’effondrai en larmes en écoutant l’émotion de Philippe Val sur Inter. Tous ceux qui critiquèrent son chagrin, ce qu’il disait, pensait : je les hais toujours d’une haine définitive, limpide et féroce.
Cette amitié intellectuelle d’un lecteur pour un auteur fait que j’éprouve aussi une vraie tendresse pour tous les anonymes qui l’apprécient. Dans un mois, j’écrirai ma dernière chronique pour « Le Coq des Bruyères », et j’espère avoir globalement insufflé, tout au long de ces années, un peu de cette éthique que je lui dois.
© Anthony Casanova | www.coqdesbruyeres.fr

Val est un type fantastique , une des petites lumieres dans la penombre macronienne
philippe val est véritable ami d israël
on ne peut que le remercier