
« Les animaux qui ne font rien d’inutile ne médisent pas sur la mort ». Paul Valéry
Dans la continuité du précédent article consacré au peintre Serge Kantorowicz (1942-2022) et à l’occasion de la parution de la première monographie qui lui est consacrée (*), l’historienne de l’art Delphine Durand évoque un motif récurrent dans l’œuvre du peintre d’origine polonaise comme dans l’iconographie judaïque post-talmudique. Entre réel et imaginaire, à travers la présence animale, le tragique de l’histoire, mais aussi l’onirisme enchanteur des contes et des légendes yiddish, nous sont donnés à voir et à rêver.
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Le rapport intime qui lie l’homme à l’univers exprime l’unité profonde de tout le règne du vivant. Cette affirmation d’une consubstantialité de l’homme et du monde est intuitivement perçue par Chagall, quand il écrit dans Ma Vie : « L’art me semble être surtout un état d’âme. L’âme de tous est sainte, de tous les bipèdes sur tous les points de la terre ». Face à l’innommable, l’animal est peut être l’ultime métaphore capable de redonner à penser l’autre. Bachelard dans son introduction à la « Bible de Chagall » écrit que les animaux de la Genèse sont les mots d’un vocabulaire que Dieu enseigne aux hommes. Le dire du philosophe touche ici à l’essentiel. Au-delà des filiations héritées du judaïsme et toujours sublimées, l’animal s’inscrit dans le flux de la temporalité et le déploiement d’une rêverie créatrice dans la toile qui échappe, par ses rythmes, aux lois qui régissent l’espace euclidien. Les synagogues paléochrétiennes d’Israël et leurs pavements mosaïqués nous ont permis de découvrir toute une tradition picturale prolongée par la parution en 1957, du fac-similé de la Haggadah de Sarajevo, un manuscrit enluminé catalan du XIVe siècle et en 1965 par celle de la Haggadah à têtes d’oiseaux (XIIIe siècle). Les ailes vibrent dans la tradition rabbinique : le souffle de Dieu vole tel l’oiseau sur ses petits, dit David Kimhi, grammairien du XIIe, telle la colombe qui « accouve » sur son nid, dit au siècle précédent le grand Rachi. Dans la liturgie juive traditionnelle, une bénédiction loue Dieu « d’avoir donné au coq le discernement lui permettant de percevoir dans la nuit la première lueur du jour et de savoir ainsi éveiller les vivants ». Dans le Lévitique, le terme ‘of (oiseau « le volant ») englobe tout être se mouvant entre ciel et terre. Les révélations sublimes de l’ange voisinent avec les profondeurs des abîmes.
Formes folles, effilochées, torturées. Derrière la souffrance de l’animal, c’est la douleur d’une bourgade qui vit ployée sous la misère et les pogroms. Dans un monde éclaté, la naïve beauté de l’animal est la triste paraphrase d’un alter ego impossible. On pense aux confidences de Soutine à son ami Szittya : « Autrefois, j’ai vu le boucher du village trancher le cou d’un oiseau et le vider de son sang. Je voulus crier, mais il avait l’air si joyeux que le cri m’est resté dans la gorge ». Les misérables chairs de carnage, lapins dépecés, volailles pendues et poulets plumés, valsent dans une déchirante mélancolie. Le grand-père de Chagall était shoret, un boucher selon les règles de la casheroute. Il peindra un bœuf écorché, gigantesque Aleph rouge sur la neige.
Vifs et remuants dans le shtetl ou victimes expiatoires du sacrifice décrit dans le Lévitique, les poulets blancs comme neige symbolisent le passage de la vie à la mort, d’autant que le coq blanc est l’animal sacrifié dans le rite du yom kippour, rite d’expiation et de purification pour commencer l’année nouvelle. Le coq qui chante au lever du jour est un symbole de lumière, figure mélancolique d’un monde dévasté. Victime expiatoire, la poule exorcise en quelque sorte la face déchiquetée du pogrom. Dans la littérature yiddish, les bêtes révèlent la manifestation d’une force supérieure et sacrée. Comment ne pas penser au Mayse Bukh (livre d’histoires), recueil de contes yiddish publié à Bâle en 1602 ? Rabbi Hanina y est confronté aux animaux merveilleux et familiers, souvenirs du paradis. Et Chad Gadya !? « Un chevreau que mon père acheta pour deux zuzim« , ce chant entonné à la fin du repas de la Pâque juive résonne aujourd’hui, terrible en nos mémoires, car annonciateur de la barbarie du XXe siècle: « Et le Saint des Saints vit, et tua l’Ange de la mort, qui avait tué le boucher, qui avait tué le bœuf, qui avait bu l’eau, qui avait éteint le feu, qui avait brûlé le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau que mon père avait acheté pour deux zuzim. »
Adorno a écrit : « Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et pense : ce ne sont que des animaux ». Isaac Bashevis Singer parle, à propos de l’abattage, d’un « éternel Treblinka ». L’animal est le symbole du sacrifice et d’un impossible retour. Le souffle de la compassion se fait conscience défigurante de la mort. « L’animal que donc je suis » du philosophe juif Jacques Derrida a partie liée avec l’absence de réciprocité des sociétés totalitaires. Quant au singe de Kafka, il convoque le moi torturé de l’artiste.
La pitié ou la reconnaissance de l’autre passe par ce point-limite offert à l’effort moral de l’homme. Dans le Skaz, la comédie humaine du shtelt se déploie une puissance de fabulation magnifique. Un texte de Sholem Aleikhem Pensées d’un garçon stupide comporte des passages de merveilleuse tendresse envers les animaux.



La Haridelle de Mendele Moykher Sforiin (1873) est tout droit sortie de la lignée des bêtes douées de paroles « depuis l’âne de Balaam jusqu’à nos jours », symbole du peuple juif et de tous les opprimés. Inspiré par la démonologie talmudique, la tradition kabbalistique et l’illustration romantique, Serge Kantorowicz joue le jeu de la métamorphose animale propre au bestiaire à figure humaine d’un Grandville et des « Scènes de la vie publique et privée des animaux » (1842). Les « Nouveaux caprices ou la vie privée des animaux », présentés en 1992 au Centre d’Art et de Plaisanterie de Montbéliard, sont emblématiques de la dérision et de la satire face à l’Histoire. Il prolonge ainsi la longue tradition de philanthrôpia de Théophraste et Plutarque, qui fait de l’élargissement de l’altérité au non-humain une condition nécessaire à notre l’humanité. Du passé immémorial prolifèrent les images des animaux, flamand rose véhément, renard de feu, hibou malin, pieuvre hugolienne…



Le signe des signes est bien cette poule blanche comme acculée au fond d’une cour, incarnant la nudité de tout, l’écrasement du ghetto, le tragique vulnérable et la poésie tremblante: blanche sur fond noir, le sang apparu dans la neige, la bascule de l’instant devant l’épouvante. Elle illustre, dans l’œuvre de Kantorowicz, tout un héritage de malheurs, le fardeau de gisantes immolées et faméliques, mais aussi, dans l’ironie du sort, l’humour yiddish qui sauve du désespoir. Pauvres errantes déplumées qui témoignent d’un tempérament de peintre tragique et expressionniste mettant en jeu l’objet poignant du désir aux côtés d’un Soutine ou d’un Chagall. Si singulièrement humaines, les poules peintes de Serge Kantorowicz, possèdent un regard que nous recevons comme un questionnement radical, une résonance du fond de nos consciences.
Crédits photographiques : Jorge Amat
© Delphine Durand
Delphine Durand, docteure en Histoire de l’Art et docteure en Histoire des religions, vit et travaille en Bretagne. Membre du comité de rédaction de la revue internationale Apulée, elle est l’auteure de plusieurs anthologies et articles consacrés à l’art symboliste ainsi que de trois monographies de peintres contemporains. Poète, elle a publié plusieurs recueils aux éditions du Réalgar
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* Serge Kantorowicz, le Meneur d’ombre, par Delphine Durand Aux éditions Silvana Éditoriale ( Livre broché, grand format, 160 pages, 25 €)
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A relire:
— Sarah Cattan (@SarahCattan) May 3, 2025

« Les animaux, qui ne font rien d’inutile, ne MÉDITENT pas SUR la mort. » (Valéry, Cahiers, Pléiade, t.II, p. 1409)
Mais peut-être que « ne MÉDISENT pas DE (quand même !) la mort » est beaucoup plus profond, beaucoup plus juif (et donc plus intéressant) que cette idée somme toute assez plate de Valéry (pas toujours à la hauteur de Monsieur Teste en de rares occasions).