Je suis de la race des guerriers.
Ils peuvent me tuer
mais ils ne me feront jamais taire.
Lounès Matoub

Pour Boualem Sansal, aux Éditions David Reinharc
Sous la direction de Pascal Bruckner et Michel Gad Wolkowicz
« Le malheur est en danger »
La littérature algérienne en langue française fut dès ses débuts foisonnante, bouillonnante, époustouflante, engagée, – tous furent des poètes extrayant du néant la force du plein jour. Depuis les années 40, les génies se succèdent, Mouloud Mammeri, Jean Amrouche, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Jean Senac, Malek Haddad, Assia Djebar, Marguerite Taos, Rachid Mimouni, Tahar Djaout… Le « butin de guerre », comme le disait Kateb Yacine de la langue française, entraîne des chefs-d’œuvre, dont Nedjma, roman aussi révolutionnaire sur le fond que par sa forme. La littérature algérienne s’engouffre comme par effraction dans la littérature mondiale. Les écrivains luttent face à leur destin, mais chacun renouvelle, seul, l’inscription de l’homme dans l’histoire collective.
« Peut-il y avoir un droit de propriété sur une langue ? Est-ce que pour le français et à notre insu un brevet d’invention a été déposé ? Une langue venue de la colonisation est-elle nécessairement une langue colonisatrice ? Une langue appartient à qui sait la manier, la briser et la plier aux exigences de la création, la force à exprimer son émoi profond. En utilisant la langue des « colonisateurs », les écrivains algériens n’ont pas commis une « littérature colonisée », mais imposé une littérature libre et libérée, une littérature qui leur est propre et qui n’est pas l’arrière-salle ou le prolongement exotique de la littérature française. », clame l’écrivain Mourad Bourboune.
Cette « algérianité » irréductible que ces écrivains ont incarnée, et avec eux ces artistes, pourfendeurs de toutes les hypocrisies, ces chanteurs indomptables, ces hommes et femmes de théâtre incorruptibles, étaient la manne de l’Algérie indépendante. Et ne vous en déplaise, Mr le Président, nombreux furent les Français, mais aussi les juifs français à défendre leurs idéaux: Albert Memmi fut l’infatigable promoteur de la littérature maghrébine et plus particulièrement algérienne.
Les relations franco-algériennes ne relèvent pas depuis l’indépendance de la simplicité des anathèmes. Comme l’indique avec justesse Rachel Binhas, « l’histoire longue des rapports entre l’Algérie indépendante et la France doit se lire également au fait que, depuis 1962, l’ancienne puissance coloniale est le refuge des opposants. Le plus célèbre, Messali Hadj, père du nationalisme algérien, interdit d’Algérie indépendante, où ses partisans seront systématiquement assassinés. Il décédera dans l’Oise en 1974[1]. » (in Pour Boualem Sansal) Dans les années 90, pendant la décennie noire, « ce seront des milliers d’intellectuels inscrits sur les listes noires des islamistes et peu protégés par un État au jeu trouble qui trouveront refuge à Paris ». En dépit (déjà) des dénis d’une partie de la gauche française qui ne veut rien appréhender de ce conflit qui s’étendra avec fracas, quelques années plus tard, sur tout le Moyen et Proche-Orient, puis jusqu’à nos rues et chapiteaux.
…
Il n’est pas d’espoir à guetter,
En s’accotant sur la patience.
Le montagnard ne verra pas son règne,
Fût-il savant et esprit sagace.
Sur la main de l’injustice les boutures sont faites,
Sa récolte est tragédie.
Ils ont Sali le visage de nos ancêtres
D ughuru! d ughuru! d ughuru! [2]
Dès le début de cette guerre dite civile, l’intelligentsia, l’art, les créateurs sont les premiers à être visés, sacrifiés d’un côté comme de l’autre de la barbarie. Il y a des littératures de l’urgence, de notre urgence collective. Il est étonnant de constater combien les dictateurs avides de plus de pouvoir, de sang, de cris, de glaires, les autocraties religieuses, les organisations terroristes, les subordonnés à l’ignorance les reconnaissent plus vite que nous. L’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany répond dans son interview (in Pour Boualem Sansal), que les « dirigeants des régimes autoritaires ont peur des intellectuels, ils ne les comprennent pas ». Entre le FIS et le pouvoir en place, Lounès Matoub est pourtant – visiblement – compris de tous. Gravement blessé par balles une première fois par un gendarme, puis enlevé par le GIA, puis achevé à bout portant sur la route menant vers à son village, près de Tizi Ouzou, Lounès Matoub semble ne plus finir d’agoniser.Sa Lettre ouverte aux…, parodiant l’hymne algérien, résonne jusqu’à nous avec la même actualité.
A partir des années 90, ces artistes, cette intelligentsia implacable disparait de la surface de la terre.
D ughuru! d ughuru! d ughuru!
On ne saura jamais si Mouloud Mammeri a ouvert la danse, si son accident en 1989 fut aussi accidentel que tant d’autres qui suivirent, la question dans l’éclat toujours vantard des crimes ne viendra qu’à partir de 1993. Le sacre des poètes assassinés reprend sa faux. Cette année-là, l’un des plus grands écrivains, Tahar Djaout, est assassiné à bout portant par deux jeunes qui l’attendent au bas de son escalier.
« Comment une jeunesse qui avait pour emblèmes Angela Davis, Kateb Yacine, Frantz Fanon, des peuples luttant pour leur liberté et pour un surcroît de beauté et de lumière, a-t-elle pu avoir pour héritière une jeunesse prenant pour idoles des prêcheurs illuminés éructant la vindicte et la haine, des idéologues de l’exclusion et de la mort ? » avait-il écrit en 1992.
Avec lui commence l’engloutissement de l’Algérie. « Jamais à ma connaissance, dira l’artiste Mustapha Benfodil, on n’a tué autant d’intellectuels en aussi peu de temps ». Le massacre est sans pitié. 1994, Ahmed Asselah, directeur de l’école des beaux-arts d’Alger et son fils unique, sont isolés dans une pièce de leur appartement, égorgés puis poignardés, Abdelkader Alloua, l’un des plus grands dramaturges, animateur pendant plus de 30 ans d’un théâtre en arabe populaire, adaptant également des pièces de Gogol ou de Gorki est assassiné, les morts s’enchaînent, sans relâche, Azzedine Medjoubi, Cheb Hasni, Matoub Lounès, … L’Algérie est progressivement vidée de son intelligentsia.
Mais les aveugles ne sont pas toujours du côté de ceux qui sont les plus éblouis. Prompte à accuser la colonisation française, l’Algérie fut tout aussi prompte à déclarer « la concorde civile », jetant les centaines de milliers de morts à l’oubli, sans le moindre procès. Père de la paix, se voyait Bouteflika, père de l’impunité resta-t-il au-delà pourrait-on dire de son dernier souffle. « En Algérie, il n’y a que l’illusion qui fonctionne encore. Tel un mirage, elle fait croire à ceux qui sont sensibles aux discours populistes que ce « pays est grand » (Mohamed Sifaoui, in Pour Boualem Sansal). Illusion d’un monde d’algériens contre d’inhumains coloniaux, voire de bestiaux sionistes, – le sionisme pourtant mouvement de libération, pour certes un confetti de terre prétendument « disputée », et qui a accueilli, – soit dit en passant -, l’arrière-petit-fils de l’Émir Abdelkader, Abderrazak Abdelkader, appelé Dov Golan, l’Ours du Golan. Il fut enterré dans le Kibboutz d’Afakim, l’un de ces kibboutz dont un certain 7 octobre se serait certainement délecté si plus d’aise lui avait été dispensée. Illusion d’une Algérie désormais judenfrei, vidée d’une population vieille de 2000 ans, à la grande fierté certainement de ceux qui rêvent toujours d’une dernière solution.
Est-ce pourquoi il est si facile de trouver une traduction en arabe des Protocoles de sages de Sion donnant certainement plus de réponses à l’histoire dans une Algérie déchirée que Le dernier été de la raison[3] ou L’opium et le bâton[4] ? De la même façon que Malédiction ou De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier de Rachid Mimouni ne questionnent plus nos Insoumis de tous poils, nos rebelles, nos vaillants pourfendeurs de la liberté d’expression ou d’excrétions. « Les meilleurs sont toujours esquintés par les plus médiocres… [5]»
Cette « concorde » extra-territoriale qui dépasse les seules frontières de l’Algérie, qu’elles fussent ou pas mitoyennes du désert intellectuel, s’étend jusque dans nos cercles les plus revanchards.
Kateb Yacine, que l’on présentait au temps de sa renommée comme celui qui mettait à nu l’homme dans l’histoire du monde, serait en effet aujourd’hui pétrifié de voir nos prétendus rebelles s’émouvoir pour ceux qui l’ont honni, et qui formeraient à leur tour de parfaits assassins de poètes.
« Qu’est-ce qui peut dessécher à ce point le cœur d’une belle gagnante de la bourgeoisie française, mère de famille nombreuse, femme riche, élégante, entourée, aimée, éduquée, comblée qui n’a jamais passé une nuit incarcérée sur un lit d’angoisse et ne risque absolument rien à dire tout ce qu’elle veut ? Quelle jouissance éprouve-t-on à charger un artiste emprisonné ? Ressent-on une décharge psycho-physiologique, un sentiment de puissance ? Que pouvait exprimer cette cruauté ? Une revanche secrète ? une jalousie d’écrivain ? Sandrine Rousseau, ce beau mystère » (Sylvain Tesson – in Pour Boualem Sansal)
Si pour Bruno Retailleau, « nos principes ont le visage de Boualem Sansal », si pour Xavier Driencourt « il est temps de cesser les amabilités et les câlins que prodigue Paris» (in Pour Boualem Sansal), en revanche pour une partie de la classe politique et universitaire française depuis le kidnapping de l’écrivain, il reste préférable de se réfugier dans un discours anticolonial plutôt que lever le genou posé à terre non pour prier, mais fuir avant les autres.
« Dans un article qui rappelle les grandes heures de la presse vichyste, Télérama n’hésite pas à écrire à propos de toi et de ton ami Kamel Daoud, le nôtre aussi, que « leur discours sur l’islam a fait d’eux des héros de la droite et de l’extrême droite. Ce dont ils semblent souvent s’accommoder ». (Franz-Olivier Giesbert – in Pour Boualem Sansal)
Boualem Sansal est l’enfant de cette histoire algérienne et nous sommes son horizon.
Boualem Sansal est l’écrivain qui renaît des abysses dans lesquelles furent jetés ses pairs. Il savait qu’il était entendu, compris des deux côtés de la Méditerranée, et ce fut peut-être là sa naïveté de croire que le temps des poètes assassinés n’avait pas encore sonné.
Dire qu’un auteur risque sa vie ne dit rien, si l’on n’ajoute pas qu’il la risque pour d’autres que lui. Cet ouvrage dédié à Boualem Sansal, comme on écrit un roman sur le monde depuis son commencement, tend une main à l’écrivain, poète et dissident, homme éternel d’un futur espéré. Fasse que cette main soit assez forte pour traverser les ténèbres, la barbarie, l’ignorance, la rage sadique de puissance, et saisir la sienne.
Pour Boualem Sansal est un livre somptueux et courageux. Les signataires nombreux et prestigieux clament tous sans ambiguïté, sans compromission, quel que soit leur courant de pensée, la gravité d’un tel emprisonnement, – pour l’écrivain seul devant sa feuille – pour notre mémoire, notre Histoire qui doit cesser enfin de s’accommoder avec tous les effondrements du moment.
© Daniella Pinkstein
Notes
[1] Pour Boualem Sansal, Ed. Reinharc, p. 81
[2] Lounès Matoub, Lettres ouvertes aux…
[3] Tahar Djaout
[4] Mouloud Mammeri
[5] Kateb Yacine, Le Poète comme un boxeur, Ed. du Seuil.

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