
Roman Polanski
Ne courez pas ! Marchez !
Suivi de Lettres à mon fils de Ryszard Polanski
Lettres traduites du polonais et annotées par Piotr Kaminski
Récit
Flammarion, 262 p
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Roman Polanski. Un enfant dans le ghetto de Cracovie
Dans un court récit très vif, précis et fragmentaire, Polanski rassemble le souvenir des événements qui ont brisé son enfance, dès l’entrée de la Wehrmarcht en Pologne. Il relate les mesures qui, comme en Allemagne déjà, puis en Autriche, ont séparé les Juifs de la population polonaise, en les privant de tous leurs droits de citoyens et en les spoliant de leurs biens, de leurs vêtements chauds, puis les enfermaient dans un ghetto en constante réduction de sa surface, à mesure que les déportations successives – les Aktions – vers les centres d’extermination réduisaient le nombre de ses habitants.
Roman Polanski avait six ans lorsque la guerre éclata et douze ans lorsqu’elle prit fin. Ce dont il souffrit le plus ne fut pas la misère, le froid, la faim, ni même écrit-il, la peur.
La vie quotidienne était extrêmement dure, mais cet aspect ne me gênait pas du tout. L’enfant s’habitue aux conditions de vie et ça ne me rendait pas triste. Un enfant est triste parce qu’il est séparé de ses parents. Et ma souffrance, c’était ça, alors je pensais au moment où on allait être à nouveau réunis, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même en dormant, je pensais à ça.
Au début de son récit, dénué de tout pathos, souvent traversé par des traits d’humour noir, l’auteur présente deux photos qui ont survécu à la guerre. Sur la première, l’auteur montre « aujourd’hui », de la main droite, une photo prise quand il avait trois ans à Paris, où il est né.
La seconde montre, agrandie, celle qu’il présentait au lecteur : un beau bébé aux cheveux clairs et bouclés, bien nourri, bien vêtu, à côté de son ours en peluche, posé sur une console. Regard vif et perçant. Suivent encore deux clichés. L’un où l’on peut voir, après le retour, en 1936, de la famille à Cracovie (pour des raisons qu’il ignore) son père, ses deux frères et sa mère. Tous semblent vivre dans des conditions bourgeoises. Enfin, sur une quatrième photo, le petit Roman, âgé de cinq ou six ans, déguisé en agent de police, ou en soldat. Il fait un salut à celui qui le photographie.
Avec ses parents, Roman parlait le polonais, pas du tout le yiddish, comme les Juifs des shtettls. A Cracovie, la famille habitait un appartement situé au troisième étage d’un immeuble neuf, dont il se remémore l’emplacement sur un espace vide, son balcon, ses petites pièces. Les Polanski n’étaient pas religieux ; un oncle l’emmena quelques fois à la synagogue.
Exode vers Varsovie
Lorsque la guerre a éclaté, les habitants ont fui vers Varsovie, et plus à l’Est. Mais la capitale était sauvagement bombardée, et seuls ceux qui habitaient sur la rive orientale de la Vistule ont pu atteindre la frontière soviétique.
Pendant les bombardements, les habitants vivaient dans les caves. Puis les Allemands sont entrés à Varsovie.
Les Juifs doivent porter un brassard blanc de 10 centimètres, avec l’étoile de David bleue.
La famille retourne à Cracovie.
Un jour, mon père est revenu avec du sang qui coulait de son oreille. Il avait été frappé par un officier allemand parce qu’il ne l’avait pas salué -les Juifs étaient obligés de saluer les Allemands quand ils les croisaient.
Transfert dans le ghetto
Les Juifs ont été contraints de s’installer non pas dans l’ancien quartier juif de Kazimierz, mais de l’autre côté de la Vistule. Plusieurs familles entassées dans un seul appartement.
Et j’ai vu qu’ils étaient en train de construire un mur entre notre immeuble et celui d’en face barrant l’accès de la place à notre rue. Et j’ai compris qu’ils étaient en train de nous emmurer. » C’était le ghetto, divisé en deux parties, séparées par une rue où le tramway passait sans s’arrêter. « Comme je l’ai vu plus tard, le mur du côté extérieur du ghetto était cimenté, ils avaient coulé un crépi. Il était gris, il y avait une finition sur le haut du mur, un crénelage. De notre côté, ils ont laissé le mur en briques apparentes.
La famine régnait, mais le ghetto dura moins longtemps que celui de Varsovie.
Rafles dans le ghetto
Les rafles vidaient le ghetto de façon aléatoire. Les Juifs étaient transférés vers les camps d’extermination d’Auschwitz, de Belzec, de Sobibor. Les familles étaient ainsi dispersées. C’est comme ça qu’ils ont pris ma mère, par exemple. De chez nous, ma mère est partie la première. Un jour, son père apprit à Roman alors qu’ils marchaient dans la rue, hors du ghetto, ce qui était arrivé à sa mère. Il s’est arrêté. Il m’a dit qu’ils avaient pris maman et il a éclaté en sanglots. Moi, je n’ai pas pleuré. Et je lui ai dit d’arrêter, parce que les gens allaient nous remarquer.
Puis ce fut le tour du père de Roman. Il fut déporté au camp de Mauthausen. Pourtant, tous deux avaient trouvé un travail dans des structures allemandes. Cela ne les protégea pas lors de la liquidation. Sa grand-mère, qui avait dit qu’elle ne se laisserait pas prendre par les Allemands, se suicida.
Le petit Roman était seul avec d’autres enfants dont les parents avaient été assassinés. Tant que le ghetto exista, il savait comment se faufiler hors du ghetto avec eux, et y retourner. Pour moi, sortir du ghetto était très facile, je sortais même de temps en temps avec des copains, sans que mes parents le sachent…On était très petits.
Fuite hors du ghetto
Le ghetto de Cracovie fut liquidé les 13 et 14 mars 1943. Lors de « l’évacuation, Roman voit des colonnes de femmes qui marchent accompagnées par les SS. Une vieille femme qui marche à quatre pattes est assassinée sous ses yeux ».
Une tante de Roman lui avait appris à dire les prières catholiques. Roman fut d’abord placé dans une famille les Wilk, hors du ghetto. Puis, dans une autre famille. Le père de Roman payait, se faisait escroquer, dépouiller ; puis on lui rendait son fils.
Lors de la dernière liquidation du ghetto, le père de Roman qui avait été pris dans la rafle, l’apercevant dans la rue, se glissa au bord de la colonne, et lui ordonna de décamper : Fous le camp !
C’est la dernière fois que Roman vit son père à proximité du ghetto.
A la campagne
Roman se retrouva dans le hameau de Wysoka, situé dans un paysage vallonné, très beau. Accueilli chez les Buchala, une famille de paysans pauvres et très catholiques, il est repéré et dénoncé. Tout d’un coup, j’ai entendu un sifflement, et un claquement de fusil. Et je me suis retourné. J’ai vu le chariot avec le même paysan et l’Allemand qui venait de tirer sur moi. La balle a rebondi sur la pierre. C’est ce bruit que je venais d’entendre. Et là, je me suis tourné et j’ai couru comme un dingue.
Les gens ne se lavaient pas. Le matin, Me Buchala chantait des psaumes.
Trente ans après
Polanski est retourné sur les lieux dans les années 1970. La maison des Buchala était abandonnée. Ils avaient disparu. Deux cinéastes polonais Mateusz Kulfa et Anna Koloszka-Romer, auteurs du film Promenade à Cracovie ont retrouvé le fils de Ludwik Buchala, Stanislaw. Le 15 octobre 2020, il a reçu à Gliwice les Médailles de Justes parmi les Nations, décernées à Stefania et Jan Buchala par l’Institut Yad Vashem à l’initiative de Roman Polanski.
Et pourtant, écrit Polanski, Si vous aviez dit à quelqu’un dans Wysoka que Jésus était juif, il vous aurait tué. Pire encore que si vous prétendiez que la Sainte Vierge était juive. C’étaient des notions inacceptables. Et cependant, ces paysans étaient des gens très bons.
La fin de la guerre
Un jour, je suis en train de jouer dans la rue, j’entends : Remo ! Mes parents, quand je suis né à Paris, pensaient Roman en français, c’était Raymond. En fait, Roman, c’est Romain. Mais ils m’ont appelé Raymond en Pologne. Raymond était prononcé « Remo ». C’était Stefan, un de ses oncles qui avait survécu.
Roman espérait revoir son père. Et un jour qu’il était chez son oncle Dudek, il y avait un homme assis à table dans la cuisine avec lui. Il buvait une vodka. C’était mon père. Il était bronzé. Il avait une espèce de veste de l’armée américaine. Il m’a pris sur ses genoux.
Ryszard Polanski adresse deux lettres à son fils
La seconde partie de ce livre est consacrée au témoignage du père de Roman qui a survécu au camp de Mauthausen et à celui de Plaszow.
Il écrivit deux lettres à Roman. La première en 1973.
Ce témoignage est écrit d’une plume précise, acerbe et souvent sarcastique. Ce genre de témoignage dénué de tout lyrisme ou dolorisme est proche de celui de Paul Steinberg (1926-1999), auteur de Chroniques d’ailleurs (Ramsay, 2007). Primo Levi l’a d’ailleurs très injustement brocardé dans Si c’est un homme, condamnant de sa hauteur morale cet adolescent qui avait été exploité par un kapo.
Les deux lettres de Ryszard Polanski méritaient d’être publiées. C’est un conteur de grand talent.
Voici le début de sa première grande lettre, datée du 21 octobre 1973, rédigée à Cracovie.
Mon cher Garçon !
Tu m’as provoqué ! Je dois donc te parler (même si ce n’est que par écrit) comme le feraient deux hommes adultes.
Non pas comme un père avec son fils, comme un homme âgé de plus de soixante-dix ans s’adressant à un jeune homme de quarante ans, en plein épanouissement intellectuel et créatif. Pas physique – je le souligne ! – car les gérontologues affirment que l’âge d’or physique chez un homme se situe entre vingt-six et vingt-sept ans.
Lis ma lettre plusieurs fois, pas quand tu es occupé, mais avant te coucher, comme une lecture de chevet, puis mets-la de côté.
La chronique de Mauthausen est un morceau d’anthologie. Lui succède son transfert aux H.G.W. (à savoir Hermann Göring Werke). Il fabrique du béton à la main. Puis il décharge du charbon en poudre. Pendant tout son « séjour » au camp, il n’a jamais pu quitter les loques qu’il avait sur le dos.
Nous sortions tout nus des baraquements (en file) pour nous rendre aux latrines, puis au Waschraum, la « salle de lavage ». C’était un baraquement où deux types tenaient des tuyaux en caoutchouc et nous aspergeaient d’eau froide. Comme le concierge arrose le trottoir ou le jardinier sa pelouse. C’est ainsi que, trempés, nous courions les trois cents mètres qui nous séparaient des baraquements, où nous nous essuyions ave un morceau de chiffon sale appelé serviette. Comme les automnes sont pluvieux, après cette course, j’avais les jambes, le dos et la nuque couverts de boue. Je m’essuyais avec la serviette et c’était chouette.
Ce n’était pas pour qu’on soit propres, aucun Allemand ne s’en souciait, mais pour en finir avec nous le plus vite possible, et en quantité.
La lettre de son père ayant fortement impressionné Roman, il lui demanda d’écrire la suite. Mais il ne le souhaitait pas. Et comme l’humour était leur moyen préféré de communication, Roman insista et proposa de le payer. Il a souri : ‘ça commence à m’intéresser’. Il s’est remis au travail.
Rédigée de juillet 1974 à août 1975, cette deuxième longue lettre, est une véritable chronique familiale, une nouvelle évocation du ghetto, et une leçon de survie. Certes les chances de survivre à la Shoah étaient minimes, souvent dues à la chance, mais aussi à un sens de la psychologie face à des situations critiques.
L’évocation du camp de Plaszow et de son sadique commandant Amon Goeth qui voulait montrer son camp à Himmler est extraordinaire.
Liberté !
Lorsque nous sommes arrivés au camp, un char américain avec une étoile blanche à cinq branches se tenait déjà devant la porte d’entrée, et deux soldats étaient en faction ;
L’officier américain a récupéré les SS, avec tous les officiers et Son Excellence le commandant, et nous avons couru à travers le camp.
Dieu du ciel ! Quelle joie c’était !
Avant d’entrer dans le camp, je me suis approché du char et je l’ai embrassé. Je l’ai entouré de mes deux bras et me suis blotti contre lui.
Le témoignage de Roman Polanski qui a inspiré ce récit est tiré de l’entretien de plusieurs heures, qu’il avait accordé en 2005 à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en collaboration avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
© Myriam Anissimov
MYRIAM ANISSIMOV
Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musiqueet de nombreux titres de la presse nationale. Elle a préfacé et favorisé la réédition de Suite françaised’Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018. En 2021, elle a publié Oublie-moi cinq minutes ! (Seuil). Elle est également chercheur associé à l’Institut Grothendieck de Mondovi.
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« Pour Roman Polanski » Par Renée Fregosi
— Sarah Cattan (@SarahCattan) April 15, 2025
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