« Pour Mémoire ». Par Michel Gurfinkiel

I

LA PHOTO

Sa photo est devant moi. Un petit garçon du temps jadis, coiffé à la Jeanne d’Arc. Il s’accoude à un guéridon de marbre. Ses gestes sont confiants, son sourire heureux, ses yeux sombres et pourtant lumineux. Quel âge peut-il avoir ? Cinq ou six ans, pas plus. Cet enfant est aimé de ses parents, et le sait. C’est mon petit Prince. Mon frère aîné que je n’ai jamais connu.

Il s’appelait Charles. Né à Paris le 8 décembre 1933, il fut raflé à Paris le 16 juillet 1942, à l’âge de huit ans et demi, déporté à Auschwitz le 19 août 1942, par le convoi numéro 21, gazé sur place dès l’arrivée, avec 816 autres personnes dont 372 enfants de moins de treize ans.

Trois photos restent de lui. Mon père les avait données, avant la guerre, à des amis non-juifs. Quand il revint des camps, en mai 1945, ils les lui rendirent. La première, de petit format, avait été prise à Andernos, près d’Arcachon, pendant l’été 1939. Charles se promène dans un beau jardin. Il clignedes yeux : sans doute l’avait-on fait poser face au soleil, pour éviter une surexposition. Ce cliché, mon père l’a toujours porté sur lui après la guerre, glissé dans son portefeuille.

La seconde, plus grande, c’est celle où Charles est assis derrière le guéridon. Un joli cadre de bois la met en valeur. Mon père, tailleur, l’avait posée sur le meuble où il rangeait des rouleaux de tissus et doublures. Son regard, quand il s’interrompait dans son travail, croisait celui, si mystérieux, de l’enfant disparu. Pour moi, c’était une présence familière, douce, rassurante. Charles, par la vertu de ce portrait, faisait partie de ma vie. Je jouais devant lui. Avec lui, en quelque sorte.

La troisième photo de Charles, de dimensions beaucoup plus importantes, avait été retouchée, relevée (ou faut-il dire, désormais, « colorisée » ?) de quelques touches pastel. C’est en 1967 seulement, quand mes parents agrandirent et refirent leur appartement, et que mon père disposa enfin d’un véritable atelier, que ce portrait « artistique » fut accroché à son tour. Je ne l’ai jamais aimé. Charles semble poser. Reste son sourire.

Après la mort de mon père, en 1984, j’ai serré le cliché d’Arcachon dans une chemise de carton, avec d’autres photos anciennes. Beaucoup plus tard, je l’ai numérisé. J’ai également rangé le portrait colorisé. Mais l’image au guéridon, je l’ai posée sur mon bureau. Ou peut-être devrais-je dire mon établi. Je suis journaliste, écrivain. A bien des égards, je fais le même métier que mon père : il coupait des tissus, assemblait, cousait, ourlait ; je coupe des mots, je les assemble. Je n’ai d’autre ambition, en fait, que de me rapprocher de sa « ligne » , discrète mais parfaite. Les vêtements qu’il taillait tombaient bien : ils épousaient, pour ainsi dire, les corps auxquels ils étaient destinés et ne faisaient plus qu’un avec eux. J’aimerais qu’il en soit ainsi de mes textes. Quel que soit le sujet.

Ainsi que le faisait mon père, je lève souvent les yeux, quand je travaille, sur l’enfant au guéridon. Son visage ressemble au mien, sans être tout à fait le même. Et je retrouve en lui quelque chose du regard et des expressions de mes propres enfants. Parfois, je parle à Charles, à cet aîné de quinze ansqui restera toujours un garçonnet. Je lui demande ce qu’il pense d’un article que je suis en train d’écrire. Et des affaires de notre temps. Sur la photo, il regarde ailleurs. Comme s’il avait aperçu quelque part derrière nous, ce que nous ne voyons pas encore. Comme s’il savait le pourquoi des choses.

II

UNE FLEUR AU CHAPEAU

Je suis né à Paris, le 1er août 1948, un dimanche d’été pluvieux. Quinze ans après Charles. Chacun de mes parents avait eu, avant la guerre et la Shoah, un premier conjoint et une première famille. Né en 1906 à Lenczna, près de Lublin, au cœur de la Pologne, mon père Szyja (Josué) était venu en France par hasard, en 1930 : une de ses sœurs se mariait à un Juif lorrain d’origine polonaise. Après la noce, célébrée à Forbach, département de la Moselle, il se rendit à Paris. Et tomba amoureux de la France, comme tous les étrangers de ce temps. « Tu ne peux pas savoir ce qu’étaient la France et Paris avant la guerre », me dit-il souvent par la suite. « Un pays, une capitale, qui respiraient lebonheur et l’optimisme. Sur les Grands boulevards, un restaurant s’appelait ‘Tout va bien’. On ne voyait une telle chose qu’à Paris ». Il se renseigna. Après la saignée de la GrandGuerre, la France accueillait généreusement les étrangers, pourvu qu’ils voulussent s’intégrer. En Pologne, il était déjà un artisan prospère. Il avait son pécule. Il pouvait venir. Il vint, en 1931, avec sa fiancée, Pesza, qu’il épousa devant rabbin et maire. Ils vivaient sur la Butte Montmartre, au 74 de la rue Labat. Charles naquit vite.

Ma mère Laja (Léa), née à Grodno, une citadelle surplombant le fleuve Niémen (russe jusqu’en 1918, polonaise jusqu’en 1939, soviétique après 1945 et aujourd’hui biélorusse), était venue en France en 1935, avec Aaron, qu’elle venait d’épouser. Mon père avait quitté une Pologne prospère, où un dictateur bonhomme, le maréchal Pilsudski, veillait à la bonne entente entre Polonais de souche et minorités ethniques, entre catholiques et non- catholiques, chrétiens et Juifs. Ma mère s’en allait quatre ans plus tard, après la mort de Pilsudski, alors que ses successeurs mettaient en place un antisémitisme d’Etat et que des pogromes éclataient çà et là (il y en eut un Grodno quelques semaines avant son départ). Aaron, qui vivait à Paris depuis quelques années – il exerçait la profession de metteur en page dans un groupe de presse -, lui dit : « La France, c’est la liberté et la fraternité ». Ma mère m’expliqua, quand je fus en âge de comprendre : « En Pologne, nous étions tous rangés dans des boîtes. Polonais catholiques. Russes orthodoxes. Ruthènes uniates. Allemands protestants. Juifs. En France, il n’y avait plus de boîte. Les Bretons ressemblaient aux Juifs. Les Juifs ressemblaient aux Bretons. En Pologne, les antisémites jetaient des pierres aux Juifs. En France, ils leur payaient un verre, pour leur expliquer tout le mal que Rothschild et Blum avaient fait au pays. Ce qui, tout de même, était différent ». Le couple s’installa dans le Marais, au 20, rue des Quatre-Fils. Le maire du IIIe Arrondissement lui remit un livret de famille : « Et maintenant, mes jeunes amis, il s’agit de remplir les pages ! » . Deux garçons naquirent : Marcel en 1936, Alain en 1939.

Le Paris des années 1930 était une fête, la France un bal. Mais le reste du monde allait mal : crise économique, révolutions, guerres civiles, dictatures, agressions. En Allemagne, Hitler avait institué un nouvel Empire, ou une nouvelle religion. Il prêchait la loi du plus fort. Et la haine des Juifs. Rue de Lyon, près de la Bastille, une librairie exposait, en vitrine, la carte de l’Europe. A partir du printemps 1938, on se pressait sur le trottoir, pour voir « les derniers changements » : l’Anschluss, le dépeçage de la Tchécoslovaquie, l’occupation de Prague, l’annexion de Memel, les revendications allemandes sur Dantzig et son « corridor ». La guerre avait failli éclater en septembre 1938. Après le coup de Prague, en mars 1939, elle semblait inévitable.

L’été 1939 fut très beau. A Andernos, où Charles découvrait la mer. Et au Vert-Galant, village d’Ile-de-France aujourd’hui englouti dans le 9-3, où Marcel et Alain somnolaient sous les charmilles. « Il faisait beau, mais les nuages noirs s’accumulaient », me relata plus tard ma mère. Le 23 août, on sut que l’Allemagne et l’Union soviétique, frères jumeaux dans la tyrannie, mais frères ennemis, avaient signé un pacte de non-agression. Le 1er septembre tombant un vendredi, la France croyait pouvoir prolonger ses vacances jusqu’au lundi 4. Mon père apprit le 1er au matin, en se rendant à la boulangerie, que les Allemands avaient envahi la Pologne et que les Français leur avaient déclaré la guerre. Ma mère en fut informée par son mari, qui venait passer la fin de semaine auprès d’elle. Il arrivait de la gare, à pied, sa veste sur le bras gauche. « La guerre », lui dit-il.

Mon père et Aaron s’engagèrent. Ils furent affectés à l’armée polonaise en exil, une force de quelque quatre-vingt mille hommes reconstituée sur le sol français dès le mois d’octobre. Puis mis en disponibilité. Puis rappelés au front en mai 1940. La défaite était déjà consommée. Mon père, rentré à Paris, assista le 14 juin au passage de troupes allemandes le long de la rue Lamarck. La foule, sur le trottoir, se taisait. Un homme sanglotait : le commissaire de police. Les années suivantes, il allait organiser la rafle des Juifs – avec zèle.

Aaron revint chez lui début juillet, quelques jours après l’armistice. Il était en uniforme, havre, affamé. Ses enfants lui firent fête. Ma mère alla acheter des provisions. Quand elle revint, elle trouva l’homme et les garçonnets endormis sur le divan : lui au milieu, eux blottis dans ses bras.

L’Ordre nouveau commençait. Personne ne savait ce qui allait vraiment se passer. Chacun se sentait pris au piège. Les Juifs plus que les autres. Les Juifs étrangers plus que quiconque. Quelques nouvelles affreuses parvenaient de Pologne : on ne pouvait les croire, mais on sentait déjà qu’elles étaient vraies. La France était coupée, compartimentée, en quatre, ou cinq. L’Alsace-Lorraine, redevenue allemande. Le Nord et les Ardennes, zone interdite. La France du Nord et de l’Ouest, où se juxtaposaient l’occupation militaire allemande et une administration civile française. Le Centre et le Sud, royaume du maréchal Pétain, héros de l’autre guerre, qui annonçait à la radio qu’il faisait don de sa personne au pays. Enfin, à Londres et dans quelques colonies d’Afrique, une cinquième France, dissidente, combattante, dirigée par un certain de Gaulle, général. Ce dernier ayant été, naguère, le secrétaire et l’aide de camp du précédent, on voulait croire qu’ils étaient de connivence. Le maréchal tenait le « bouclier », et le général   » l’épée ».

Le 1er octobre, ce fut la rentrée des classes. Charles, qui allait avoir sept ans, retourna à l’école de garçons de la rue de Clignancourt. Un an plus tôt, au début de la guerre, le directeur avait accueilli les têtes blondes et brunes du cours préparatoire en leur donnant en exemple Paul Doumer, élève dans cet établissement, devenu gouverneur général de l’Indochine puis président de la République. « Chacun, en France, peut devenir le premier, à condition de bien travailler en classe », avait-t-il observé. Mais la règle du jeu avait désormais changé. Le 27 septembre, les Allemands avaient ordonné le recensement des Juifs dans la zone d’occupation : une opération confiée aux autorités françaises. Le 3 octobre, Pétain promulgua le premier Statut des Juifs, qui leur interdisait les professions de fonctionnaire, d’enseignant et de journaliste (tant pis pour Emmanuel Berl, qui avait écrit les premiers discours, si émouvants, du maréchal). Le 4, son gouvernement publia un décret – qui passa inaperçu – sur l’internement des Juifs étrangers « en surnombre dans l’économie nationale » (tant pis s’il manquait à celle-ci un million et demi d’hommes jeunes, capturés par l’ennemi).

L’hiver 1940-1941 fut glacial. L’alimentation, les tissus et le charbon étaient rationnés. Charles aimait l’école, les maîtres et maîtresses en blouse noire, le tableau et l’odeur de la craie, les récréations où l’on jouait à chat perché, aux billes, aux osselets. Il aimait les chansons qu’on y apprenait :

Une fleur au chapeau

À la bouche une chanson Un cœur joyeux et sincère C’est tout ce qu’il nous faut À nousautres, gais lurons

Pour aller au bout de la terre

Un jour, un de ses camarades le traita de « sale Juif ». Il bondit sur lui, et le roua de coups. Le directeur – l’admirateur de Doumer – convoqua mon père : « Je suis contraint de renvoyer Charles pour vingt-quatre heures« , lui dit-il d’abord. Puis changeant de ton : « Monsieur, vous avez un brave petit gamin. C’est avec des enfants comme ça que la France renaîtra ».

Marcel avait été très impressionné par l’uniforme que portait son père lors de son retour à Paris. Il marchait au pas dans la cour rectangulaire de l’immeuble, rue des Quatre-Fils, en répétant : « Je suis unsoldat ! ».

Le printemps vint, enfin. Début mai, ma mère obtint, par la Croix-Rouge, un message de ses parents : en vertu du pacte germano-soviétique, Grodno avait été annexée par l’URSS. Texte succinct et impersonnel: « Sommes en bonne santé ». Presque au même moment, un gendarme vint remettre un billet vert : Aaron était prié de se rendre à la caserne des Minimes, le 14, pour « examen de sasituation ». La convocation, qui émanait de la préfecture de police, était rédigée en termes particulièrement courtois. Mon père, sur les hauteurs de Montmartre, reçut le même billet. Au total, quelque cinq mille hommes, chefs de famille pour beaucoup d’entre eux, étaient ainsi mandés en divers points de la capitale. Certains sentirent un danger, et décidèrent de prendre la fuite : ce fut le cas de Gilbert, un frère de mon père. Les autres, persuadés que la France, même vaincue, n’était pas l’Allemagne, se présentèrent, le jour dit, aux lieux désignés.

On les mit immédiatement en état d’arrestation. Dans l’après-midi, trois mille sept cents Juifs, âgés de dix-huit à soixante ans, étaient conduits à la gare d’Austerlitz. Le soir, quatre trains spécialement affrétés les avaient conduits à Beaune-la-Rolande et à Pithiviers, dans le Loiret. Deux camps y avaient été installés au cours des semaines précédentes : baraques de bois, châlits, paillasses, barbelés. Mon père et Aaron, qui jusque là ne se connaissaient pas, se retrouvèrent dans la même baraque à Pithiviers.  « Vous êtes ici pour faire des travaux utiles au service de la France qui vous a accueillis », annonça l’officier de gendarmerie qui commandait le camp. « Si vous vous comportez bien, tout ira bien. Si vous prenez la fuite, on vous tirera comme des lapins ».

Mon père me dira, dans sa seconde vie, après la guerre : « Beaune et Pithiviers ? Des hôtels cinq étoiles ». Le sort des internés du Loiret était à peu près celui des prisonniers de guerre français en Allemagne. Sous-nutrition, promiscuité, hygiène rudimentaire, sous-hydratation l’été, froid implacable l’automne et l’hiver. Les plus faibles, les plus vieux, tombaient malades et mouraient. Il y eut des grèves – les internés refusaient d’aller travailler en Sologne, dans des conditions plus précaires encore, les anciens combattants des deux guerres exigeaient un régime « convenable » – et même des révoltes, noyées dans le sang. Mais plus le temps passait, plus les gendarmes et autres douaniers préposés aux deux camps se sentaient mal à l’aise, et tentaient de racheter, par mille indulgences, le crime dont on les rendait complices. A la fin de l’hiver 1941-1942, le régime fut quelque peu amélioré. Chaque semaine, on permettait aux familles, venues de Paris, de retrouver le père ou le grand frère. Une cantine fut organisée. On procéda à des distributions de vêtements, de couvertures. A Pithiviers, deux cents hommes travaillaient à la sucrerie, une usine toute neuve inaugurée à la veille de la guerre, dont le «  gratte-ciel », une tour de béton et de verre, dominait le camp. Les autres, faute d’être employés (les entreprises agricoles de la région n’avaient que faire, en réalité, de ces citadins), apprenaient de nouveaux métiers : Aaron et mon père se mirent à la menuiserie. Quelques gardes laissaient entendre aux internés qu’ils devaient s’évader : « Profitez-en, tant que c’est possible. Nous autres, on regardera de l’autre côté ».  Six cents hommes, soit près du cinquième des effectifs, parvinrent en effet à quitter les camps en catimini. Les autres n’osaient pas en faire autant. Où aller ? De quoi vivre ? Leurs familles auraient-elles encore, s’ils fuyaient, des tickets de rationnement ?

Charles vint voir son père – mon père – à Pithiviers. Il avait dû se lever très tôt. Le voyage lui avait paru interminable. Il avait envie de dormir, faim, soif, mal au ventre. Le camp l’effraya. Il avait atteint l’âge de raison : il comprenait que la déchéance des adultes juifs était aussi celle des petits enfants, que son père ne pouvait plus le protéger et qu’un jour, il serait lui aussi « ramassé », enfermé, comme les grands. « Quand j’aurais appris mon nouveau métier », disait mon père pour le rassurer, « je reviendrai à la maison ». Il lui donna, frêle gage d’espoir, un bateau de bois, confectionné à l’atelier du camp.

Marcel et Alain vinrent aussi. Les gendarmes permettaient aux familles de se retrouver dans un petit café, près de la gare. Marcel eut son bateau, sur le même modèle que celui de Charles, Alain un camion. « Le bruit court qu’on va nous envoyer en Pologne« , dit tout bas Aaron à ma mère. EnPologne… En juin 1941, l’Allemagne avait attaqué l’URSS, envahi le reste de la Pologne, l’Ukraine, les pays baltes. On n’avait plus de nouvelles des familles. Les soldats allemands qui séjournaient en France après des combats à l’Est se répandaient en allusions sinistres : « Les Français ont de la chance. Là-bas, ça ne se passe pas de la même façon…« 

Le 8 mai 1942, un premier contingent d’internés de Beaune et de Pithiviers fut transféré à Compiègne. Amalgamé à un autre groupe d’internés, venu de Drancy, il fut déporté à Auschwitz le 5 juin 1942. Ce convoi, qui porte le numéro 2 dans le décompte officiel, arriva dans le camp de Haute-Silésie quarante-huit heures plus tard. Il comptait mille personnes, toutes de sexe masculin, âgées de dix-huit à cinquante-quatre ans. Dans son Mémorial de la déportation des Juifs de France, Serge Klarsfeld note : « Les mille hommes entrés le 7 juin au camp d’Auschwitz ont reçu les matricules 38177 à 39176. Le 15 août 1942, il n’en restait de vivants que deux cent dix-sept. La mortalité avait atteint 78,3 % en dix semaines ».

Les systèmes concentrationnaires du XXe siècle oscillaient entre deux logiques : disposer d’esclaves – ou tuer. « Recevoir un matricule » – tatoué sur l’avant-bras – signifiait, dans le système nazi, qu’on perdait la qualité d’être humain. Mais aussi qu’on était « sélectionné pour le travail », au lieu d’être immédiatement assassiné. En théorie, on bénéficiait donc d’un minimum de nourriture, de vêtements, de soins. Et en pratique, tous les déportés qui ont survécu l’ont dû à des arrangements décidés par Albert Speer, le gestionnaire en chef de l’économie allemande, dans le seul but de préserver un volant de main d’œuvre suffisant. Mais la logique du meurtre l’emportait sans cesse sur celle du travail servile. C’était l’intuition la plus profonde d’Hitler : plus, selon ses propres termes, il était « dur », plus il tuait et plus il torturait, et plus il hypnotisait son peuple. Plus il tuait de Juifs, et plus il mettait de sadisme dans ce mégameurtre, et plus l’Allemagne se livrait à lui. Ernst Jünger, dans Les Falaises de marbre, pamphlet grimé en heroic fantasy, place à juste titre la « zone d’équarissage » au cœur de l’Empire du Grand Forestier. D’où le taux de mortalité (par suite de violences, d’épuisement,  de  dénutrition,  de  maladie)  qui  frappe  les  premiers « transports » venus de France, composés presque exclusivement d’esclaves aptes au travail. Sans cette immolation, la suite – l’assassinat de ceux qui n’avaient pas la chance d’être sélectionnés pour l’esclavage – n’aurait pas été possible.

Mon père et Aaron furent déportés par le convoi numéro 4, qui partit de Pithiviers le 25 juin et arriva à Auschwitz le 27. Il comptait mille hommes, qui reçurent les matricules 41773 à 42772. Le 15 août, cinq cent cinquante-sept d’entre eux étaient encore en vie : la mortalité n’avait été « que » de 45 %, mais sur sept semaines seulement, au lieu de dix pour le convoi numéro deux. Selon un témoin oculaire, Aaron mourut alors.

A Paris, les familles avaient appris que les internés partaient « en Allemagne » ou « vers l’Est« . Ellesn’eurent guère le temps de s’interroger sur ce qu’elles devaient faire, les démarches qu’elles pouvaient tenter auprès de la Croix- Rouge, les raisons pour lesquelles leurs proches n’écrivaient pas. Le 7 juin, les autorités allemandes leur imposaient, ainsi qu’aux autres Juifs de la zone occupée, le port de l’étoile jaune : comme on marque le bétail qu’on va abattre ou l’arbre qu’on va couper. Les enfants y étaient astreints dès l’âge de six ans. C’était le cas de Charles – et de Marcel. Le petit Alain, trois ans et demi, en était encore dispensé. Mais il fut si jaloux de son frère aîné que ma mère, de guerre lasse, lui en cousut une sur la poitrine.

L’étoile ne laissait pas indifférents les passants non-juifs, ni dans un sens, ni dans un autre. Il y eut des gestes de compassion, ou au contraire des insultes. Un matin, dans la rue, un prêtre en soutane s’approcha de Marcel et Alain et leur caressa le front en répétant : « Mes petits, mes pauvres petits… » Un autre matin, une crémière refusa de vendre du lait à ma mère : « Je suis bien contente, maintenant, de savoir du premier coup d’œil qui est français et qui ne l’est pas ». Jünger, en poste à Paris, affirme dans ses Journaux de guerre qu’il eut honte, ayant croisé une jeune fille étoilée, de porter l’uniforme allemand. On peut prendre cette affirmation avec quelque scepticisme. Mais ma mère m’a rapporté un fait du même ordre. Un officier allemand passait devant la boutique où on venait de lui refuser du lait. Il demanda, en français, ce qui se passait, puis, prenant ma mère par le bras, entra et exigea qu’on la serve. Ce que la crémière, éberluée, fit immédiatement.

Les 16 et 17 juillet 1942, les autorités françaises procédèrent à l’arrestation de quelque treize milleJuifs étrangers : près de six mille femmes, trois mille hommes et quatre mille enfants. Neuf mille policiers et gendarmes furent mobilisés à cet effet : soit un policier par adulte en moyenne. Les proches des internés de l’année précédente étaient bien entendu arrêtés en priorité. Les autobus à impériale, réquisitionnés, transportaient les malheureux au Vélodrome d’Hiver, près de la Tour Eiffel, puis à Drancy, en grande banlieue, dans des bâtiments futuristes, rectilignes, blancs, lumineux, conçus selon les règles du Bauhaus pour loger des familles ouvrières, et qui se prêtaient admirablement – ironie des choses – à une incarcération de masse. Mais ce « centre primaire derassemblement », selon la terminologie officielle, fut rapidement saturé : on envoya donc une partie des raflés à Pithiviers et Beaune, désormais vidés de leurs premiers occupants. Dès le 17 juillet, des convois pour Auschwitz furent organisés. A partir du convoi numéro 12 du 29 juillet, une partie des personnes déportées étaient gazées dès leur arrivée dans ce camp. A partir du convoi numéro 16 du 7 août, c’est la majorité qui subit ce sort : les convois comportent en effet principalement des femmes, des enfants et des personnes âgées.

Charles et sa mère Pesza avaient été arrêtés le 16 juillet. Avec Albert et Rachel, les enfants de Gilbert : celui-ci, qui se cachait depuis l’affaire du billet vert, n’avait plus les moyens d’assurer leur subsistance et les avait confiés à sa belle-soeur. Le seul élément concret dont je dispose à ce jour, c’est qu’ils ont été déportés ensemble à Auschwitz, et y ont disparu, vraisemblablement dans les deux ou trois heures qui ont suivi leur arrivée. Charles, Albert et Rachel, « cœurs sincères », étaient allés « au bout de la terre ». 

Sans fleur au chapeau.

III 

LANDIVY

Ma mère et mes demi-frères avaient échappé à la rafle du 16 juillet. Ce fut une suite de hasards, ou si l’on préfère, de miracles. Leur pâté de maisons ne fut pas investi le jour-même par la police. Le lendemain, un inspecteur en civil sonna à la porte :

  • Je suis venu vous chercher, Madame.
  • Oh, non, répliqua ma mère, vous ne pouvez pas faire ça ! Que vont devenir mes enfants ? Ils sont tout petits !
  • Ils doivent venir aussi.
  • Mon mari est prisonnier, ayez pitié.
  • Madame, j’ai reçu des ordres, vous devez me suivre.

Ma mère eut alors ce qu’elle caractérisa plus tard, dans ses récits, comme une « vision ». L’image de sa propre mère traversa son esprit. Et celle-ci lui conseillait d’ « acheter » le policier. Elle prit son portefeuille, en sortit une liasse de billets, la tendit :

  • Prenez, Monsieur, prenez tout, mais ne nous emmenez pas.

L’homme prit l’argent en silence, regarda ma mère, glissa la moitié des billets dans sa poche et lui rendit les autres :

  • Gardez cela, Madame, vous allez en avoir besoin. Partez tout de suite. Un autre inspecteur va venir, et celui-là sera moins compréhensif que moi. Je vous donne deux autres conseils. Méfiez-vous de votre voisin du premier, celui qui porte des lunettes. Ensuite, quand vous sortirez, maquillez-vous un peu, mais pas trop : juste ce qu’il faut pour que vous ayez l’air d’une personne… normale…

Il s’en alla. Ma mère monta chez ses voisins du dessus, M. et Mme Robert, un couple d’âge mûr. Ceux-ci acceptèrent immédiatement de la cacher, avec ses enfants. M. Robert précisa :

  • Si les flics arrivent, vous devez vous mettre sous le grand lit, dans notre chambre. Et surtout ne rien dire, ne pas faire le moindre bruit, ne pas pleurer. C’est compris, les enfants ? Ne pas bouger,ne pas parler, ne pas pleurer !!

Les policiers vinrent au bout d’une heure. Ils étaient plusieurs. Ma mère et mes frères se dissimulèrent, comme convenu. Ils entendirent M. Robert qui disait :

  • Ah ça, quelle surprise !

L’un des inspecteurs était un de ses amis.

  • Tu vas bien prendre l’apéritif ? Et tes collègues aussi ?

Ma mère racontait : « C’est à peine si, sous le lit, nous pouvions respirer. Je gardais lesenfants serrés contre moi, ma main sur la bouche du plus petit. Nous étions morts de peur. Et cet apéritif qui n’en finissait pas. Ils buvaient un coup, et encore un coup. Ils rigolaient. Finalement, ils sont partis. M. et Mme Robert sont venus nous extirper de notre terrier. M. Robert m’a dit : ‘Ça ira, ils ne reviendront pas de sitôt. Ne m’en veuillez pas, ma petite dame, de les avoir amusés. Si je ne l’avais pas fait, ils auraient peut-être regardé l’appartement de plus près.’ Le soir, nous sommes montés sous les combles. Il y avait une sorte de grenier, dont M. Robert avait les clés ». 

Ma mère et mes frères y vécurent quelques semaines, avec une autre famille juive qui avait réussi, elle aussi, à échapper à la rafle. De temps à autre, elle redescendait chez elle, pour y reprendre des vêtements, quelques papiers. Un matin, elle aperçut deux inconnues blondes dans l’escalier. « Je suis immédiatement rentrée à la maison. On frappait déjà à la porte. J’étais terrifiée. ‘Madame, nous savons que vous êtes là. Ouvrez. Nous sommes des amies.’ J’ai ouvert. C’étaient deux jeunes filles très bien habillées, blondes, aux yeux bleus. ‘Des Allemandes’, me suis-je dit. Mais non, elles parlaient français : ‘Madame, nous faisons partie d’une organisation juive. Nous sommes là pour sauver les enfants. Vous devez nous les confier. – Jamais, ai-je répondu. – Madame, ont-elles repris, mettez-vous bien dans la tête que pour vous, les parents, les adultes, il n’y a plus d’espoir. Vous serez tous ramassés, un jour ou l’autre. Les seuls que nous pouvons sauver, ce sont les enfants. Nous allons revenir demain, à la même heure. Il faut qu’ils soient prêts. Nous allons les mettre en sûreté. Vous ne les reverrez pas, mais ils resteront en vie. C’est la seule solution. – Je ne vous les donnerai jamais, ce n’est pas la peine de venir. – Nous serons là demain, Madame. Réfléchissez bien, c’est la seule solution.’ Je me suis mise à pleurer. J’ai pleuré toute la nuit. L’autre famille avait eu la même visite. Nous ne savions que faire. A l’heure dite, les jeunes filles étaient là. Blondes, bleues, bien mises. Je leur ai confié mes enfants. Je ne voulais pas, mais c’était comme si une force supérieure m’avait transformée en automate. ‘Surtout’, ont dit les filles, ‘ne cherchez jamais, jamais, à savoir ce qu’ils sont devenus.’ Quand elles sontsorties de l’immeuble avec eux, je me suis effondrée. Qu’avais-je fait ! C’étaient évidemment des Allemandes ! Elles allaient les tuer ». 

Ces dilemmes – abandonner ses enfants pour les sauver ou parfois, plus tragiquement encore, pour survivre soi-même et sauver des enfants à naître, ou les garder près de soi et aller avec eux à la mort -, les parents juifs y ont sans cesse été confrontés pendant la Shoah. Un romancier en a tiré un livre, Le Choix de Sophie. Plusieurs semaines passèrent. Les Robert tentaient de consoler ma mère. Mme Robert répétait : « Je ne comprends pas toutes ces histoires. Nous avons le mêmeDieu, non ? » Elle ajoutait : « Faites-vous chrétienne, ma chère petite amie, ils n’oseront plus vous arrêter, et vos petits pourront revenir ».  M. Robert bougonnait : « Laisse donc cette pauvre femme. Tu sais bien qu’ils arrêtent tout le monde, même les baptisés ».  Et puis, une lettre arriva : « Bonjour Madame. C’est pour vous dire que vos garçons vont bien et qu’ils sont en bonne santé. Si vous voulez leur rendre visite, ça nous fera plaisir. Si on peut vous aider pour le ravitaillement, on sera heureux de faire quelque chose ».  Ma mère était stupéfaite. Cela allait à l’encontre des mises en garde sévères prodiguées par les mystérieuses jeunes filles. Mais du moins avait-elle des nouvelles de Marcel et d’Alain. Ils avaient été pris en charge par des paysans, les Rougerie, à Landivy, dans la Mayenne.

Mille fois ma mère m’a refait le récit de ces épreuves. Tout au long de mon enfance, puis de mon adolescence, et plus tard encore, quand j’ai moi-même fondé une famille. Elle procédait par épisodes. Il m’incombait, peu à peu, de les raccorder entre eux, d’établir une chronologie. Je ne me suis posé certaines questions que fort tard. A commencer par les plus simples : quel était, en fait, ce réseau qui avait pris mes frères en charge, comment les avait-il conduits à Landivy, et comment avait-il organisé leur accueil dans une famille locale ? De nombreuses organisations tentaient de sauver des enfants juifs. Dans ce cas précis, il s’agissait d’un réseau mis sur pied par les Éclaireurs israélites de France (EIF), la branche juive du scoutisme français. Il avait en quelque sorte parasité le Secours national (SN), l’organisation d’entraide du régime de Vichy, qui plaçait à la campagne des enfants et des adolescents originaires de régions annexées ou de zones bombardées. De fausses assistantes sociales, munies de faux documents officiels, trouvaient des foyers d’accueil, versaient chaque mois une allocation (comme la DDASS de nos jours), vérifiaient l’état sanitaire et les progrès scolaires des « pupilles ». Près d’une soixantaine de petits Parisiens avaient ainsi été cachés à Landivy et dans les communes voisines de Fougerolles et Saint-Mars de la Futaie. Les conditions étaient idéales : une région rurale de l’Ouest, aux confins du Maine, de la Normandie et de la Bretagne ; un habitat dispersé ; et un grand nombre d’enfants « normaux« , transplantés par des antennes du véritable SN. Au début, les familles d’accueil ne se doutaient de rien : d’où les lettres qu’elles envoyaient, en toute innocence, aux parents restés à Paris.

J’ai été invité, un jour, à un dîner où les « enfants de Landivy et Fougerolles », désormais sexagénaires, recevaient leur « jeune fille » , désormais septuagénaire : la fausse assistante sociale qui, pendant deux ans, avait veillé sur eux. Il s’agissait – j’en fus saisi – du Dr Gilberte Steg, épouse du Dr Ady Steg, ancien président du Crif. En 1942, elle avait une vingtaine d’années. Issue d’un milieu juif parfaitement intégré, élève d’un excellent lycée parisien, portant un nom hispanique, Castro, bien différent des patronymes germano-slaves propres aux Juifs récemment immigrés d’Europe de l’Est, elle pouvait, comme les demoiselles blondes dont ma mère s’était tant effrayée, passer pour « Aryenne ». Elle me remit une photocopie de la liste dactylographiée des petits dont elle avait la charge : Marcel et Alain y figuraient, au milieu de la page. Je lui demandai d’où venait l’argent qu’on remettait aux familles d’accueil : « Mais du Joint », me dit-elle. Un émissaire français avait alerté à New York le Joint Committee ou « Comité conjoint », une organisation juive américaine qui cherchait à venir en aide aux Juifs persécutés d’Europe. Celui-ci, dans le plus grand secret, envoyait donc chaque mois une somme substantielle en Espagne, pays fascisant mais neutre. Des passeurs acheminaient ensuite cette somme en France. Aucun, à ma connaissance, n’a trahi, ou cédé à la tentation de « disparaître » avec l’argent. Pour les assistantes comme pour les passeurs, les risques étaient énormes. La sœur aînée de Gilberte Steg, qui accomplissait les mêmes missions, fut « interceptée » devant ses yeux dans une gare. Déportée à Auschwitz, elle n’est jamais revenue. Elle fut sans doute interrogée, peut-être torturée. Elle ne parla pas, puisque les enfants dont elle avait la charge ont survécu.

En partie rassurée en ce qui concernait ses enfants, ma mère menait à Paris une existence de plus en plus difficile. Les policiers français et les Allemands débusquaient les Juifs dans leurs ultimes refuges. Les citoyens français, épargnés jusqu’en 1943, étaient désormais arrêtés eux aussi. Ma mère avait été recueillie par une tante de son mari, mariée à un Juif de vieille famille française. Mais bientôt, elle sentit que ces parents avaient peur, et qu’elle était de trop. Elle alla donc d’un asile précaire à l’autre, en payant son écot. Jusqu’au soir où toutes les portes se fermèrent devant elle. C’était le mois de novembre, il pleuvait dru. Le couvre-feu était en vigueur. Ma mère errait dans les rues du Marais, sa valise à la main. Soudain, au coin de la rue du Parc-Royal et de la rue de la Perle, elle entendit des Allemands. Elle se dissimula, en retenant son souffle, dans le recoin d’une porte cochère. La patrouille passa. Ma mère alla frapper chez de vagues amis non-juifs, rue Elzévir. Ils refusèrent de la recevoir. Un désespoir absolu la gagnait. Il ne lui restait plus qu’une adresse. Un couple non-juif, communiste. La femme avait peur de l’accueillir. L’homme réfléchit, puis lui dit d’entrer « pour cette nuit« .

Le lendemain, il lui demanda ce qu’elle comptait faire. Ma mère expliqua qu’elle voulait rejoindre ses enfants dans la Mayenne. « D’accord », dit l’homme. « Quelqu’un va prendre le billet pour vous ». En fin de matinée, ma mère, ayant décousu son étoile, se retrouva à la gare Montparnasse, en compagnie d’une fillette de seize ans, qui acheta un billet de 3e classe pour Laval, et le lui glissa dans la main. Le cœur battant, ma mère s’avança sur le quai. Il y avait devant elle, à vingt mètres à peine, un barrage de police. Elle se hissa dans le premier wagon venu. Quelques minutes plus tard, le train se mit en marche. Ma mère découvrit alors qu’elle était montée dans un wagon de 1ère : donc en « situation irrégulière », comme le contrôleur ne manquerait pas de le constater lors de sa tournée, et promise à un interrogatoire qui se solderait, immanquablement, par son arrestation. C’est alors qu’un couple élégant entra dans le compartiment : un officier allemand et une jeune Française. Ma mère se blottit contre la vitre et regarda fixement le paysage qui défilait. Les amoureux, sans la moindre gêne, avaient déjà commencé à se caresser. On frappa : le contrôleur. Mais celui-ci vit qu’il dérangeait, et referma précipitamment la portière. Il ne se représenta plus de tout le voyage, qui dura près de six heures.

A Laval, la nuit tombait, et il pleuvait à verse. Ma mère gagna une vaste place. L’autocar pour Landivy ne partait que deux heures plus tard. Elle entra dans un café. Des soldats allemands y étaient attablés. Ils cherchèrent à engager la conversation. Ma mère paya, et alla dans un autre café. D’autres Allemands y buvaient et y jouaient aux cartes. Comme les premiers, ils ne tardèrent pas à la taquiner.Elle s’en fut dans un troisième estaminet, puis dans un quatrième. « A la fin, j’avais fait tous les cafés de la place. Il y en avait beaucoup ». Le moment du départ vint enfin. En montant dans l’autocar, ma mère demanda au chauffeur de la prévenir quand on arriverait à Landivy. Une jeune fille, qui avait entendu, lui dit que c’était précisément sa destination et qu’elle la préviendrait. Le trajet fut long, à travers une campagne obscure et détrempée. Les passagers se taisaient, ou se parlaient à voix basse. Certains somnolaient. Soudain, la jeune fille dit à ma mère : « Nous sommes à Landivy, Madame !« 

Les Rougerie tenaient une ferme à cinquante mètres à peine du bourg. Ils accueillirent avec chaleur la mère de leurs pensionnaires. Ceux-ci, en sabots, ressemblaient désormais à de vrais petits paysans.

Lors d’un voyage à Landivy en 2000, en compagnie d’Ora, ma fille aînée, j’ai rencontré des familles qui avaient hébergé de petits Juifs. Elles m’ont appris bien des choses. J’ai entendu, pour la première fois, une version parallèle de notre histoire familiale, qui la confirmait mais aussi la complétait. Mes frères ne m’ont jamais relaté leurs premiers moments à Landivy. Mme Bigot, dont les parents avaient caché quatre petits Parisiens, m’a dit : « Les autres Parisiens, nous le savions, étaient affamés. Quand ils arrivaient dans nos villages, ils n’en revenaient pas de pouvoir manger sans restriction. Mais ces gosses-là, c’était autre chose. Ce n’était pas la faim qui les tenaillait, mais la peur. Pendant plusieurs semaines, ils ne parlaient pas. Nous leur avons demandé pourquoi ils étaient tellement silencieux : ‘On nous a dit de ne pas parler – Ici, vous pouvez parler’, leur avons-nous répondu. Nous avions compris. Maispour nous, qu’ils soient juifs ou non, ça ne faisait aucune différence. C’étaient des enfants, il fallait les sauver ».

Les frères Brunet se rappelaient toujours, en 2000, de la première soirée des petits Juifs. « Aumoment d’aller au lit, nos parents leur ont demandé s’ils voulaient faire leurs prières. Ils ont dit qu’oui, mais à leur façon. ‘Bien sûr’, ont dit les parents. Les petits ont donc prié. Ils ont recommencé tous les soirs. Si bien que nous avons tous appris par cœur avec eux : ‘Shema Israël…’ ».

Les plus grands des enfants furent inscrits dans les écoles locales. Le corps enseignant ne dit rien, mais n’en était pas moins vigilant. Georges Gutman, l’un des voisins de la rue des Quatre-Fils, note aujourd’hui  le rôle du directeur de l’école de garçons de Landivy, Louis Derennes. « Un jour, il me convoque. Gutman, me dit-il, est-ce que vous pensez qu’il y a des élèves juifs àl’école ? – Je ne crois pas, Monsieur le Directeur. – Moi non plus, Gutman. Mais s’il y en avait, on ne sait jamais, il vaudrait mieux qu’ils ne viennent pas en classe pendant quelque temps. Les Allemands se promènent par ici. Comme ça peut paraître bizarre que certains élèves manquent plusieurs jours de suite, je vais donner congé à tous ceux dont on aurait besoin pour le ramassage du foin…« 

Guillemette Geslin, qui a dirigé la même école jusqu’en 2004, a enquêté sur le comportement du corps enseignant pendant l’Occupation : « Les directeurs et les maîtres devaient obligatoirement déclarer la présence d’élèves juifs. Dans toute la Mayenne, il n’y a eu que cinq déclarations de ce type, soit quasiment rien par rapport au nombre réel d’enfants qui séjournaient alors dans le département . Les sanctions étaient pourtant sévères. La déportation. Ou pire ».

Landivy se souvient de Mme Mounier. Elle « passait » les enfants juifs, les prenait en charge à Paris, les accompagnait pendant le long voyage en train et en autocar (une dizaine d’heures), les « plaçait » chez les agriculteurs. La Gestapo l’arrête sur une dénonciation. Elle meurt sous la torture, sans avoir donné les noms et les adresses des garçons et des filles dont elle avait la charge. Après ce drame, un véritable réseau d’autodéfense se forme dans le village, dirigé par le boucher local, Lemonnier. « Un jour, on apprend que le notaire, au bourg, a commencé à dire du mal des enfants juifs. Lemonnier est allé le prévenir : S’il arrive quoi que soit aux gosses, je te saigne comme un lapin ».

Des lapins de Pithiviers à ceux de Landivy…

Bientôt, ce ne sont pas seulement les enfants juifs que le petit village protège, mais aussi ceux de leurs parents qui ont échappé aux rafles. Ma mère ne fut pas la seule à se réfugier en Mayenne. D’autres adultes arrivent tout au long de l’hiver 1943. Cette fois, c’est en connaissance de cause qu’on les accueille. Les Lepec, à Villiers-Charlemagne, prennent en charge une famille entière, les installent dans une ferme abandonnée, les nourrissent. Fanny Bukszpan, qui vit aujourd’hui en Israël, se souvient :

« M. Lepec venait tous les jours avec des paniers emplis de volailles, d’œufs, de légumes. Il refusait qu’on le paie. Quand Paris a été libéré, il a même avancé de l’argent à mon père pour rentrer à Paris et rouvrir son atelier ».

Extraordinaire saga, en vérité. Elle n’entre pourtant pas d’emblée dans l’historiographie officielle de la Seconde Guerre mondiale, telle qu’elle se constitue après 1945. Jean-Pierre Dupuis, alors maire de Landivy, observait en 1995 : « Les uns avaient une vie à reconstruire, les autres pensaient n’avoir fait que leur devoir. Et de toutes façons, on n’a commencé à évoquer sérieusement les persécutions antijuives en France que dans les années 1960 ou 1970 ».

C’est d’Israël que sont venues les premières initiatives. L’Etat hébreu a créé en effet un titre officiel de « Juste des Nations », décerné, après témoignages et enquête, aux non-juifs qui ont aidé ou sauvé des Juifs entre 1933 et 1945. Peu à peu, des Juifs français ont sollicité cette distinction pour leurs bienfaiteurs. Le phénomène a fait boule de neige. Un responsable de Yad- Vashem a commenté un jour devant moi : « Les gens qui entendent parler de cérémonies à la mémoire des justes ont envie de se pencher sur leur propre passé ».

Georges Gutman est revenu à Landivy dans ce but, en 1997. Il voulait honorer Louis Derennes, et la famille Chevis, qui l’avait recueilli. Son premier geste a été de se rendre à l’école. « Pour moi, dit Guillemette Geslin, la surprise était totale. Je suis d’ici, mais on ne m’avait jamais parlé de cela. J’ai regardé les registres des années quarante. J’ai retrouvé les noms de Georges et de Roland Gutman, puis ceux de beaucoup d’autres enfants ». Depuis, elle poursuit ses recherches. « Ici, à Landivy, la plupart des adultes de cette époque ont disparu. Mais leurs enfants se souviennent très bien. Nous avons pu reconstituer bien des événements ».

IV

QUARANTE-DEUX MILLE CENT HUIT

Mon père passa plus de deux ans et demi à Auschwitz : du 25 juin 1942 au 18 janvier 1945. Il fut ensuite transféré à Ebensee, en Autriche, et ne fut libéré par les Américains que le 6 mai 1945, huit jours après la mort d’Hitler et deux jours avant la capitulation de l’Allemagne.

Au total, il avait donc été déporté pendant près de trois ans, en sus de l’année d’internement à Pithiviers. Il avait traversé successivement tous les cercles de l’abîme. Et survécu, dans chacun d’entre eux, à la plupart de ses frères et compagnons. C’était une première chance ou un premier miracle, je l’ai noté plus haut, d’être sélectionné pour le travail. C’en fut une autre de ne pas mourir pendant les six premières semaines. Puis de rester en vie sur une longue période à Auschwitz III, le complexe industriel mis en place par Albert Speer dans l’enceinte du mégacamp silésien : la mortalité y oscillait entre 2,5 et 5 % par mois, soit 30 et 60 % par an. Le transfert d’Auschwitz à Ebensee, en janvier 1945, fut une « marche de la mort » à travers une Europe centrale glacéeà pied ou dans des wagons de marchandise, dépourvus de toit : l’opération tua, selon les convois, 50 à 90 % des déportés qui y furent astreints. Quant à Ebensee, mon père m’avoua que ce fut sa pire épreuve. Ce camp, créé fin 1943, en tant que satellite de Mauthausen, avait pour pièce maîtresse une usine creusée dans le roc, où l’on produisait, nuit et jour, des moteurs et du carburant pour les camions et les missiles. Le froid y était intense, les conditions de travail atroces (quatorze heures de suite, sous les coups et au milieu des piles de cadavres), la nourriture presque inexistante (la ration officielle ne comportait qu’un demi-litre d’ersatz de café par jour, une soupe d’épluchures de pommes de terre et cent cinquante grammes de pain). Qui plus est, Ebensee était dirigé par un pur psychopathe, l’Obersturmführer SS – lieutenant de première classe – Otto Riemer, pour qui tueries et orgies allaient de pair. En mars et avril 1945, on comptait trois cents cinquante morts par jour.

Mon père survécut à tout cela. Et même à une ultime tragédie. Le 6 mai, les forces américaines prirent le contrôle du site d’Ebensee. Mais ils interdirent aux déportés d’en sortir, pour « raisons sanitaires » : ceux-ci, indignés, tentèrent de forcer les barrages. Les Américains ouvrirent le feu et tuèrent plusieurs dizaines de personnes. La libération effective n’intervint que le 9 mai.

Déporté de France, mon père était désormais considéré – par « droit de martyre », en quelque sorte – comme Français à part entière : ce qu’un décret de naturalisation allait bientôt confirmer. Conduit à Auschwitz en wagon à bestiaux, il revint en train-hôpital, couché dans des draps blancs, veillé par de diligentes infirmières, dans ce qui était désormais, irrévocablement, sa patrie. On l’installa pendant quelques semaines à l’hôtel Lutétia, jusqu’à ce qu’il eût repris du poids, puis on l’envoya dans une « maison de repos », avec d’autres anciens déportés. Il y resta un an, sans rien faire que dormir, manger et jouer aux échecs ou aux dames. Sur le sort de Pesza, de Charles, dès lors que leur déportation à Auschwitz avait été établie, il ne pouvait se faire d’illusion. Et moins encore sur celui de sa famille polonaise. De temps à autre, il se rendait à Paris, pour y rencontrer un parent qui avait réapparu, un ami. En 1946, son logement de la rue Labat lui fut restitué. On lui offrit quelques meubles sommaires, des vêtements, un pécule, des cours de coupe chez les meilleurs tailleurs. Tout lui était indifférent : « J’assistai à un accident grave dans le métro. Un homme avait été coupé en deux. Les gens hurlaient. Cela ne me touchait pas ».  Mais il rencontra une jolie femme aux cheveux châtain clair, aux yeux bleu pâle, dont il apprit, avec quelque étonnement, que c’était la veuve d’Aaron de Pithiviers. Il en tomba amoureux, voulut revivre. Elle cherchait, quant à elle, un nouveau père pour ses enfants. Ils se marièrent, devant le rabbin orthodoxe de la rue Pavée, puis au civil. L’appartement de la rue des Quatre-Fils ayant été rendu, début 1948, à ma mère, ils s’y installèrent.

Je naquis par un dimanche d’été pluvieux. Mon père se réveilla à quatre heures du matin, en sursaut : il venait de rêver que sa nouvelle épouse avait accouché, et que c’était un garçon. A huit heures, il se présenta, impatient, anxieux, à la clinique. On lui confirma l’heureux événement, et le sexe. Il entendit un bébé qui pleurait : « Ce doit être lui ! », s’écria-t-il. L’infirmière éclata de rire :« Monsieur, nous avons vingt bébés au moins … » Il obtint cependant d’entrer dans la salle des berceaux. C’était bien son fils qui geignait.

J’eus la plus belle des enfances – comme toute ma génération. Dans la moitié américaine du monde,  » l’Occident », une prospérité sans précédent, subite, rapide, transformait choses et gens, et les enfants, qui naissaient en grand nombre, en étaient les premiers bénéficiaires. Peut-être les enfants des survivants de la Shoah étaient-ils un peu plus gâtés que les autres.

Ma mère, souvent, soupirait. Mon père, lui, m’apparaissait comme le plus heureux des hommes. Il chantonnait. Il souriait. Tout au long de la semaine, et du petit matin jusqu’au soir, il s’affairait parmi les étoffes, les fils, les doublures. Il traçait l’habit futur à la craie bleue, découpait le tissu avec de lourds ciseaux d’acier, piquait à la machine, finissait à l’aiguille. Quand je revenais de l’école, il me demandait :   » Alors, fils ? Qu’as-tu appris aujourd’hui ?  » Il buvait un grand verre de thé tiède, dans lequel macérait une tranche de citron, ou parfois de pomme, pendant que je prenais mon goûter : un bol de chocolat au lait. Le dimanche, il m’emmenait dans de longues promenades. En règle générale, nous nous tournions vers la Seine, l’île de la Cité, l’île Saint-Louis, le Quartier latin, le Louvre, les Invalides : le pré carré de l’histoire de France. Mais nous prenions parfois la direction opposée : nous remontions vers la Butte Montmartre, les Buttes-Chaumont. C’est alors qu’il me parlait de Charles. Sereinement. Je voyais Charles comme un enfant comblé, ce qui, son père ayant été le mien, me paraissait aller de soi. Certes, il y avait eu « la guerre ». Certes, les Allemands « l’avaient pris ». Mais mon père ne s’y attardait pas. Il m’expliquait plutôt que Charles avait été « brave », « courageux ».

Plus belles encore étaient les balades d’été. Mes parents louaient une maison à la campagne : en Champagne, dans l’Orléanais. Puis à la montagne : dans les Pyrénées, en Auvergne. Et finalement à la mer : dans les Landes. Nous marchions des matinées entières à travers bois, à travers prés, sur les collines, sur les dunes. Mon père donnait parfois une touffe d’herbe à une vache, le long du chemin. La bête léchait sa main. Il me parlait alors de la Pologne rurale, où il avait grandi, une quarantaine d’années plus tôt. A la fin de l’été, m’expliquait-il, les paysans chrétiens vendaient aux Juifs leur récolte de pommes : ces derniers se chargeaient de la revendre aux grands commis qui approvisionnaient les villes. Pendant quelques jours, il fallait garder les vergers, pour éviter des chapardages. Cette tâche revenait aux enfants juifs qui, un bref moment, vivaient ainsi en Robinsons.« Il y eut un jour un orage terrible. Nous nous réfugiâmes chez un paysan que nousconnaissions bien. Il nous servit du pain et du lait caillé : sachant que c’était là une nourriture conforme à notre religion ». J’adorais ces récits, sobres et vifs. Et le sentiment de paix immense, d’ordre cosmique, qui en émanait.

Ma mère devait me révéler, longtemps après, que ce père si heureux pendant le jour se réveillait, chaque nuit, en hurlant.

C’est un fait : beaucoup de survivants de la Shoah se sont tus à leur retour. Soit que les mots leur ont manqué, ou que personne n’ait voulu les écouter. Soit qu’ils aient cherché à oublier, ou cru qu’ils seraient changés en statues de sel, comme la femme de Loth, s’ils regardaient en arrière.

Mais dans le milieu de mes parents, on en parlait. Par la force des choses. Si les Juifs de souche française se mêlaient à des non-Juifs, ce qui les contraignait souvent à taire leurs épreuves, ou leur donnait l’occasion de ne pas les évoquer, les Juifs d’origine étrangère vivaient principalement entre eux, même sur le plan professionnel : le moyen, dès lors, de ne pas aborder les événements que tous avaient traversés ? Le mot de Shoah – qui signifie « ouragan » ou « cataclysme » en hébreu – n’était pas encore employé. Ni celui d’Holocauste. Les Juifs est-européens disaient en yiddish « di milkhomeh » (« la guerre »), « der unglik » (« le malheur »), « der lager » (« le camp ») et surtout « der Hurban » « la dévastation »), un terme hébraïque que la tradition religieuse avait appliqué jusque là au drame originel, la destruction du Temple de Jérusalem et l’Exil qui s’en était suivi.

Parler n’est pourtant pas enseigner, ni transmettre. Je l’ai déjà dit à propos de Landivy : les récits s’accumulaient, sans ordre, de façon incidente. Le plus souvent, ils ne nous étaient même pas destinés : les parents ou les grands frères bavardaient entre eux, ou avec leurs amis. Leur langage était entaché de mots ou de tournures bizarres. J’ai longtemps cru que la « zone libre » était une« maison libre », une sorte de lieu d’asile analogue aux églises du Moyen-Âge, telles qu’on nous les présentait à l’école primaire. Et que dire du terrible mot « ramasser », synonyme, dans le parler des survivants, d’« arrêter », mais aussi de  » débusquer », « prendre au piège », « condamner à mort ». Je ne sais pas comment ce verbe, qui réifiait la victime, la réduisait au statut d’un ballot qu’on emporte, a pu s’imposer. Mais il exprime exactement le désespoir des Juifs face à l’implacable assassin et à ses complices. Aujourd’hui encore, il me fait froid dans le dos.

Pour autant, les événements qui s’étaient déroulés en France-même, l’occupation, les mesures antijuives, les rafles, la fuite, les cachettes et refuges, gardaient un semblant de familiarité, de ressemblance avec le monde réel, présent. Nous connaissions les lieux, les institutions, les gens. Des scories du régime de Vichy faisaient encore partie de notre existence la plus matérielle : par exemple cette menue monnaie frappée de la francisque et de la devise Travail, Famille, Patrie. Le pire lui-même s’inscrivait encore dans une sorte de rationalité. Nous pouvions vaguement comprendre, par exemple, que la même police qui, dans le Paris où nous vivions, avait pour mission de protéger parents et enfants contre les « méchants » de toute sorte, s’était, dans un Paris antérieur, mise au service de ces derniers : c’était paradoxal, scandaleux, mais pas plus, en quelque sorte, que la trahison dont Edmond Dantès était victime dans les premiers chapitres du Comte de Monte-Cristo.

Les camps se dressaient en revanche comme d’impénétrables rébus. Les anciens déportés parlaient d’un pays plus étrange que la Lune, et relataient des scènes simples, trop simples. Ils décrivaient – l’Italien Roberto Benigni a eu beaucoup d’intuition à ce sujet, dans son film La vie est belle – une sorte d’école ou de colonie de vacances régie par des lois absurdes (s’habiller en pyjama, rester pendant des heures dans le froid, sans manger ni boire, pendant qu’on procédait à « l’appel »). Leur ton était absent, détaché. Les non-déportés pleuraient en les écoutant. Mais eux, selon leur propre propos, « n’avaient plus de larmes ». Et si le langage de ceux qui avaient échappé à la déportation s’éloignait çà et là du parler courant, le leur ressemblait à une langue étrangère. Ils employaient une terminologie à la fois profuse, précise, et opaque : un jargon d’artisan, ou de mécanicien, où abondaient les sonorités dures, en particulier la lettre K (kapo, kommando, block, kanada, krematorium), et les expressions codées (transports, figures, organiser, pour n’en citer quelques-unes, qui signifiaient en fait, nous finissions par l’apprendre, convois, cadavres, trafiquer).

Un seul fait concret rattachait les camps à notre monde : le tatouage que nos parents ou certains de leurs proches ou amis portaient sur l’avant-bras gauche.

Aujourd’hui, il est commun de se faire tatouer, aussi bien chez les hommes que les femmes. A l’époque, c’était encore un signe d’infamie ou de marginalité, fort rare, masculin, réservé aux délinquants, aux marins et aux légionnaires ; une femme tatouée, à supposer qu’il en existât, ne pouvait être qu’une prostituée. Les enfants que nous étions, dès six ou sept ans, devinaient cela : il nous avait suffi de quelques bandes dessinées ou d’un film pour saisir ces codes. Rien n’était donc plus insolite, à nos yeux comme à ceux des passants, que le tatouage de nos pères, mères, frères et sœurs. Ce qui le rendait encore plus insolite encore (et donc diminuait ou annulait les connotations scabreuses), c’était sa nature : non pas une image, un emblème ou une devise, mais une série de chiffres, un « numéro ». Pour mon père, 42108, en chiffres droits et réguliers d’assez grande taille, tracés à l’encre bleue, avec un petit triangle isocèle placé en dessous. La plupart des autres anciens déportés portaient des séries de six chiffres, plus petites, sans triangle. J’ai su par la suite que ces différences correspondaient aux dates d’arrivée : le pentagramme pour les plus anciens (« l’aristocratie des camps »), l’hexagramme pour ceux qui étaient venus plus tard. Certains survivants ne portaient pas de numéro : c’étaient notamment le cas de femmes et d’enfants de France, de Belgique et des Pays-Bas déportés à partir de l’été 1944. En théorie, ils auraient dû être tués. Mais les nazis, n’ayant plus les moyens de les acheminer à Auschwitz, les avaient entassés dans des camps dépourvus de structures d’extermination, comme Bergen-Belsen en Allemagne du Nord. Ce qui n’avait pas empêché un taux de mortalité très élevé, dû à la malnutrition et à la maladie.

Nous posions des questions. On nous répondait, en fonction de ce que nous pouvions entendre. Un dialogue commençait. Celui que j’ai mené avec mon père a duré près de trente ans : les réponses les plus intimes, les plus lumineuses ou les plus bouleversantes, ne sont parfois venues que dans les dernières années, ou les derniers mois, de sa vie. Et son plus grand secret, je l’ai appris d’une tierce personne, le jour de son enterrement.

Quelques étapes.

Dans les années 1950, avant qu’on ne bâtisse le Mémorial du Martyr juif inconnu, dans le Marais (aujourd’hui Mémorial national de la Shoah) et le Mémorial de la Déportation, derrière Notre-Dame, les déportés se recueillaient au Père-Lachaise, devant des cénotaphes consacrés à chacun des camps. Cela se passait au printemps. Dès que j’eus l’âge de raison, mon père m’y emmena. L’un de ces monuments m’intriguait : une forme humaineen granit gris, sans face ni membres. Je demandai à mon père :

« Pourquoi on ne lui a pas fait de visage ? » Il me répondit : « Parce que dans les camps, nous n’avions plus de visage ».

Un hiver, mon père me montra une cheminée de briques, au-dessus des toits de Paris, d’où montait une mince fumée blanche : « Tu vois, la cheminée du crématoire, c’était comme ça ».  (Quand j’ai vu pour la première fois la seule cheminée qui subsiste à Auschwitz, je l’ai reconnue.)

Une autre fois, alors que nous passions dans une rue commerçante :

« Regarde ce que l’on jette dans le caniveau : des fruits, des légumes, des morceaux de pain… Au camp, on aurait été content de ramasser tout cela… » Comme je lui demandais en quoi consistaient ses repas : « A Auschwitz, on ne mangeait pas. Juste un bout de pain pour la journée et de l’eau chaude, qu’on appelait thé ou café le matin et soupe le soir ». Pouvait-on survivre avec une telle ration ? « Non. Comme on ne mangeait pas, c’est la faim qui nous mangeait. On perdait le ventre, les joues, le gras des jambes et des bras, les fesses. A la fin, on se mettait à gonfler de partout, et on mourait ». 

Vers dix ou onze ans, je lus Témoignages sur Auschwitz, des dépositions d’anciens déportés parues dès 1946. Pour la première fois, j’eus une idée globale de la déportation. Je vérifiai les faits, les noms et les dates avec mon père. « Oui, c’était comme ça », me disait-il. Ou bien : « Non, c’était encore pire ». Et parfois : « Ça, je ne sais pas. On ne savait pas tout ». 

A partir de ce moment, mon père se confia un peu plus. Alors qu’il s’était contenté, jusque là, de brèves remarques, il s’engagea dans des récits assez longs. Le plus souvent, il voulait me transmettre un épisode qui lui tenait à cœur, un événement qui l’avait marqué. Il y avait toujours une morale, fût-elle implicite.

C’est ainsi que j’entendis l’ « histoire de Noël ». Chaque année, le 24 décembre, on dressait unsapin au milieu du camp. Les Häftlinge (« détenus ») non-juifs avaient droit à une soupe bien chaude et bien grasse. Mais les Juifs devaient se contenter de la soupe maigre ordinaire, servie beaucoup plus tard. « C’était la première Noël que nous passions à Auschwitz », me dit mon père.

« J’avais une bronchite. Je toussais. Je sentais que je commençais à m’en aller. Je regardais la distribution de soupe grasse et me disais que si je pouvais en avoir un bol, j’aurais encore une chance de guérir. Je connaissais l’homme chargé de l’opération : un catholique polonais assez distingué, sans doute un intellectuel. Un jour, deux Juifs se battant entre eux pour un bout de pain, il les avait séparés d’une seule parole : ‘Regardez-moi ça. Avec tout ce qu’ils subissent, ils ne sont pas capables d’être au moins des frères l’un pour l’autre.’ Il m’aperçut : ‘Tu veux de la soupe, n’est-ce pas ? – Oui. – Mets-toi dans un coin. Je vais voir ce que je vais pouvoir faire.’ Vingt minutes plus tard, il m’apporta un bol. Je jure que si je ne l’avais pas eu ce soir-là, je n’aurais pas survécu ».

L’histoire « du contremaître et du petit rabbin » n’était pas moins significative : « A l’usine Buna, chaque machine-outil était confiée à un petit groupe de Häftlinge, sous l’autorité d’un contremaître. Celui-ci devait répondre du bon fonctionnement de l’appareil, des cadences. Une panne, un retard, il risquait la mort. Il n’était donc pas tendre avec ses subordonnés. L’un de ces contremaîtres était un Juif antisémite. Il disait : ‘Normal qu’on veuille se débarrasser des Juifs, ce sont des incapables.’ Ou encore : ‘Périssent les Juifs jusqu’au dernier, pourvu que je m’en tire.’ Tout cela en yiddish. On lui affecte un petit rabbin qui venait d’arriver d’un ghetto. Le pauvre homme, qui n’avait jamais tenu dans ses mains que le Talmud, était vraiment maladroit. Le contremaître devenait fou : ‘Ils me mettent un rabbin, en plus !’ Il l’accablait d’injures, le giflait. Soudain, la machine se bloque. ‘Ah,’ fait le contremaître, ‘tu es un incapable, tu vas tous nous envoyer à la chambre à gaz.’ Il monte sur la machine, clé anglaise en main : ‘Je vais vous montrer comment on répare ça.’ Mais une pièce saute et lui entre dans le bras. On l’emmène au Revier, l’infirmerie du camp. Il a attrapé la gangrène, ou le tétanos, je ne sais plus. Deux jours plus tard, on l’a gazé ».

L’histoire des « travaux de couture » permettait de comprendre le fonctionnement réel de la société concentrationnaire, les arrangements où les bourreaux, ayant soudain besoin d’une victime, lui assuraient un sursis :

« Il y avait un kapo terrible : Janek, un Polonais. Il tuait pour le plaisir. Il choisissait un Häftling et commençait à le battre. Quand l’homme tombait par terre, il l’achevait à coupsde bâton. Un jour, Janek vient vers moi. Je me dis : ‘Ça y est, je suis mort’. Mais au lieu deme frapper, il me dit : ‘Hé, Moszek, tu n’es pas tailleur, par hasard ?’ Moszek (‘petitMoïse’), c’était le nom standard, mi ironique, mi affectueux, que les catholiques polonais donnaient aux Juifs dont ils avaient besoin. ‘Oui, en effet’, lui ai-je dit. ‘Alors viens, suis-moi.’ Nous traversons le camp. Nous entrons dans un bâtiment en briques. ‘Attends ici. Ne bouge pas.’ Cinq minutes après, il revient avec une veste de SS, une aiguille, du fil : ‘C’est décousu et un peu déchiré. Tu peux réparer ça ? – Oui. – Alors vas-y. Prends ton temps. ’J’arrange la veste. Janek regarde : ‘Je crois que ça va aller. Reste ici.’ Cette fois, il revient en arborant un large sourire, avec un pain et un saucisson : ‘Tu travailles rudement bien : l’officier était content. Il est d’accord pour que je te ramène ici de temps en temps. Tu seras toujours payé de la même façon.’ Un pain et un saucisson : au camp, cela valait plus que de l’or. Mais ce qui était encore plus merveilleux, pour moi, c’était de passer un moment tout seul, au chaud, dans une vraie maison. Et de retrouver mon métier ». 

L’idée d’ interviewer mon père, de lui demander de me raconter Auschwitz de façon systématique, chronologique, devant un magnétophone, ne m’est venue que sur le tard, quand j’avais plus de vingt-cinq ans et lui près de soixante-dix. Un enfant croit toujours que ses parents sont immortels, et qu’il aura amplement le temps de les interroger. Une première expérience ne fut pas très concluante : quand il s’exprimait spontanément, mon père pouvait être un excellent narrateur ; sur commande, il était plus lent, plus circonspect. Je renonçai provisoirement. Quelques années plus tard, grâce au caméscope, ces entretiens se sont banalisés. Mais mon père n’était plus de ce monde.

Du moins étais-je, à mesure que j’entrais dans l’âge adulte, de plus en plus attentif à ses réactions ou à ses propos. Comme la plupart des rescapés de la Shoah, mon père tenait pour absurde, sinon obscène, l’idée de « pardonner ». Ni oubli, ni pardon : c’était une loi d’airain, un « onzième commandement ». De même, la notion que la plupart des Allemands « ne savaient pas », ou que la Wehrmacht fût moins coupable que la SS, lui faisait hausser les épaules. Mais il me disait parfois,en passant : « Des Allemands non-juifs, antinazis, sont morts à côté de moi. Cela non plus, il ne faut pas l’oublier ». Un soir, nous regardâmes ensemble, à la télévision, un reportage sur la jeunesse allemande des années 1970, qui découvrait toute la dimension de la Shoah. Devant ces garçons et ces filles, mon père fondit. Il se mit à la fois à sourire et à sangloter : « Ça me fait quelque chose qu’ils reconnaissent la vérité« , me dit-il.

A une autre occasion, mon père aborda un sujet généralement passé sous silence : la religion juive dans les camps. « Nous avions parmi nous des Juifs très pieux, qui connaissaient les prières par cœur. Ils tenaient aussi le calendrier religieux à jour. Nous savions donc, chaque année, quand tombait Kippour. La plupart des détenus juifs jeûnaient : ils gardaient leur pain pour le soir. Les SS et les kapos étaient au courant. Ils ne disaient rien ». Mon père ajoutait : « Ceux qui mouraient le plus vite, en arrivant au camp, c’étaient ceux qui, avant la guerre, avaient abandonné la religion et perdu l’habitude de jeûner à Kippour. Leur corps ne savait plus rester vingt-quatre heures sans nourriture ».  Puis : « Ceux qui tenaient le plus longtemps, c’étaient ceux qui gardaient des règles. Par exemple faire sa toilette tous les matins, par n’importe quel temps, faire de la gymnastique ».

Je lui posai enfin des questions que je ne puis qualifier, rétrospectivement, que de métaphysiques. Par exemple, s’il s’était dit, à Auschwitz, que tout le peuple juif était en train de périr sous ses yeux : « Quand un nouveau transport arrivait, la première question que nous posaient les hommes sélectionnés pour le travail était : ‘Mais où sont nos femmes et nos enfants ?’. Nous leur montrions la fumée qui montait là-bas. Nous savions, bien sûr, ce qui se passait. Et nous constations que toutes les communautés juives d’Europe débarquaient ici, les unes après les autres, pour y être anéanties. Je me souviens de l’arrivée des Juifs grecs. De tous, ce sont ceux qui ont péri le plus vite : les hommes jeunes affectés au travail, eux-mêmes, ne résistaient pas au froid, à la faim, au désespoir. Ils disparaissaient comme du beurre dans une poêle chaude. Au bout de quinze jours, c’était comme s’ils n’avaient jamais existé. Je me rappelle aussi des Juifs hongrois, qu’on a gazés tout au long de l’été 1944. A l’arrière-plan, on entendait les canons russes, les orgues de Staline, qui pilonnaient les armées allemandes. Dans le ciel, on voyait les avions russes, anglais. Mais chez nous, au camp, tout tournait comme si de rien n’était. Les transports arrivaient, on gazait, on brûlait. Pour ce qui est des Juifs polonais, quelques hommes transférés de Varsovie ou de Lublin nous avaient décrit leur sort : la faim et la maladie dans le ghetto puis les chambres à gaz de Treblinka, de Maïdanek. Nous savions que tout le peuple juif avait été condamné à mort, et que rien ni personne n’empêchait le massacre. Rien ni personne ».

En octobre 1983, peu de temps avant sa mort, je demandai à mon père :

« Qu’est-ce qu’il y avait dans ta tête, à Auschwitz ? » Il me dit sans hésiter, tout de go : « De l’ouate ». Je m’étais attendu à tout, sauf à cette réponse de tailleur.

« De l’ouate ? – Oui. C’était comme si les choses ne me touchaient plus. Comme si je n’étais plus dans mon corps. Les seuls moments où j’avais l’impression de rentrer en moi, c’était quand on me confiait un travail de couture ». 

Ce repli hors de soi, ou au plus secret de soi (dont l’ « indifférence » d’après- guerre fut vraisemblablement une séquelle), avait-il été une réaction toute personnelle, ou avait-il été pratiqué par d’autres déportés ? Je n’eus pas le temps de le lui demander. Mais la dernière chose que j’ai appris sur lui, sinon de lui, quelque temps plus tard, m’incline à penser que chaque victime a vécu la Shoah à sa manière, selon sa psychologie et sa vie intérieure propre.

Mon père mourut en février 1984. Quatre heures avant l’inhumation, une ancienne déportée d’Auschwitz, Mme Chonukman, me téléphona. Elle était en larmes : « Je ne peux pas croire qu’il est mort. Tu sais tout ce qu’il a fait pour nous ».  Je croyais savoir. Mon père, qui n’avait aucun talent pour les affaires, en avait beaucoup pour les démarches administratives. Il avait aidé Mme Chonukman, entre autres, à traverser le maquis des requêtes, dossiers, doléances, et obtenir la pension et le statut d’invalidité qui lui revenaient.

« Mais non, Michel, ce n’est pas de cela que je parle », me dit-elle avec un peu d’impatience.« Mais de ce qu’il a fait pour nous à Auschwitz. – Pour vous ? Qui cela, vous ? – Voyons, les femmes du block 10. Tu sais bien, enfin ? – Non, je ne sais pas. – Comment, ton père ne t’a pas raconté ? – Raconté quoi ?« 

Mme Chonukman, plus surprise encore que moi, m’expliqua : « Tu sais que ton père faisait de la couture, de temps en temps, pour les Allemands ? – Ça, je sais. – Pour rentrer à sa baraque, il devait passer devant le block 10. – Où vous étiez ? – Oui. Tu sais que les médecins SS  y séquestraient des femmes pour leurs expériences. – Oui. –

Nous crevions de faim. Comme nous étions des cobayes, des rats de laboratoire, on nous nourrissait encore moins que les autres déportés. Les fenêtres du block étaient généralement condamnées, mais nous parvenions parfois à les entrouvrir. Quand nous voyions un Häftling juif qui passait, nous le suppliions de nous donner un peu de nourriture, n’importe quoi, même une seule tranche de pain. Personne n’a jamais fait attention à nous. Personne, sauf ton père. Il n’est pas passé une seule fois sans nous donner la moitié de sa nourriture. »

Mme Chonukman se mit à sangloter au bout du fil et raccrocha. J’avais eu avec mon père une relation étroite, constante. Il m’avait parlé d’Auschwitz pendant près de trente ans. Par petites phrases, par allusions. Puis plus longuement, et de façon de plus en plus approfondie. Au moment de le porter en terre, je découvrais qu’il ne m’avait pas tout dit, et surtout pas comment il avait transmué l’ « or » matériel d’un pain et d’un saucisson en or spirituel.

Ce texte reprend quelques pages d’ Un Devoir de Mémoire, par Michel Gurfinkiel, publié en 2008 aux Editions Alphée/Jean- Paul Bertrand, à Paris.

© Michel Gurfinkiel, 2008 et 2020

Michel Gurfinkiel est un journaliste et écrivain français.

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