
TRIBUNE – Dans un texte très personnel, le prix Goncourt 2024 rend hommage à son compatriote emprisonné par le régime algérien, écrivain courageux qui paie pour sa liberté d’esprit et ses critiques régulières de l’islamisme.
Quel est le crime de Sansal, emprisonné depuis deux mois ? Selon la loi algérienne, il l’est pour atteinte à la sûreté de l’État. Référence faite à un entretien banal et passé inaperçu à propos de l’Algérie, du Maroc et de l’islamisme. Cela n’explique rien et presque personne n’y croit. L’article 87 bis, qui va jusqu’à la peine de mort, est un couteau suisse pour égorger la liberté en Algérie. Tout le monde a compris ce que Sansal incarnait et ce qu’il paye.
En Algérie, l’hystérisation de la mémoire, qui incite les jeunes générations, désœuvrées et confinées dans un pays éloigné du monde, à revivre la guerre d’indépendance, a fait de l’écrivain franco-algérien une cible de choix. N’est-il pas le félon idéal ? L’universalisme de son discours n’était-il pas une insulte à la souveraineté du huis clos après l’indépendance ? Sa liberté au singulier n’est-elle pas la diffamation du fameux « Un seul héros, le peuple ! », slogan dessiné sur les murs d’Alger ?
Son usage magnifié de la langue française ne profane-t-il pas les tombes des martyrs de la guerre de libération ? Enfin, sa reconnaissance en Occident n’est-elle pas la récompense pour ses trahisons ? Lors des conférences en Europe, j’avais l’habitude de répondre que je suis auteur et Algérien. Manière de dire que je ne suis pas un écrivain des particularismes nationaux ni celui d’une périphérie, mais un « centre du monde en soi », comme le réclame tout ego d’écrivain. Et, être algérien, c’est un métier en soi, une appartenance et une lutte contre l’entrave par les identités meurtrières, un lieu de naissance, mais avec le refus d’en faire un lieu de la mort cérébrale.
Le cran d’écrire
Sansal, entre autres écrivains, incarne la résistance constante de tous les auteurs francophones algériens, ceux qui ont le cran d’écrire et de clamer leur liberté plutôt que de se taire et de se terrer dans les rayons. Aujourd’hui, en Algérie, on a le droit d’avoir peur, cependant au moins avoir un dernier courage : celui de dire qu’on a peur. Sansal est également l’ennemi juré des conservateurs, puisqu’il est un écrivain. On ne se risquera pas à prendre en otage un Français ou un Occidental, on se tourne alors vers l’écrivain franco-algérien. En France, une partie des Franco-Algériens font l’objet d’un procès en loyauté douloureux, et ils répondent, souvent, par un hypernationalisme fantasmé.
Sansal est l’ennemi juré des conservateurs, puisqu’il est un écrivain. On ne se risquera pas à prendre en otage un Français ou un Occidental, on se tourne alors vers l’écrivain franco-algérien
En Algérie, leur place n’est pas évidente ni acceptée : ils sont exclus des hautes fonctions et sont soupçonnés et en même temps ontiques à brandir le drapeau, mais sans oublier leur « naissance de basse caste ». Sansal est un écrivain francophone binational. C’est le diable parfait pour ceux qui veulent transformer l’Algérie en régence turque ou en califat en douce. D’ailleurs, depuis des décennies, critiquer les islamistes équivaut, selon eux, à attaquer l’islam et donc Allah lui-même. Les islamistes s’approprient les rôles et les symboles de manière totale.
En fin de compte, Sansal est aussi un traître historique, non ? La déclaration d’un ministre islamiste il y a quatre ans, proclamant « la France, ennemie éternelle », nécessitait un traître éternel. Ne l’est-il pas grâce à son insouciance, sa moquerie constante, ses excès indispensables, son style de vie et même sa coupe de cheveux ? Toute orthodoxie vit grâce à un judas nécessaire.
Défense essentielle des libertés
Alors, soudainement, un écrivain en particulier, mais aussi d’autres, se retrouve au cœur d’une guerre imaginaire qui est relancée par des communiqués, des diffamations, des débordements, des déclarations, des appels aux armes, et des remakes de décolonisation. Sansal devient l’exemple parfait que tout est vrai dans ce conflit et que tout est inventé. En France, on ne comprend pas que cet homme est devenu l’objet d’une cristallisation qui nourrit la paranoïa sous la pression internationale. En Algérie, on ne comprend pas la vénération de l’écrivain dans l’Occident, la défense essentielle des libertés nourricières de l’innovation des lendemains.
L’Algérie est un pays né du refus de l’injustice. Comment peut-il accepter cet asservissement de l’écrivain et cette concession faite à l’arbitraire ? Quel est le secret pour que la géographie captivante de ce lieu corresponde un jour à une histoire tout aussi émouvante ?
Tout est dit et tout est permis : j’ai vu des intellectuels algériens, autrefois lucides, sombrer dans la rhinocérite ambiante, dans la névrose obsessionnelle de la guerre, comme le décrit si bien Dino Buzzati dans son roman Le Désert des Tar tares, et regarder l’horizon, rêvant de revivre des combats et des vies moins banales. J’ai lu des affirmations hallucinantes et découvert des capacités de dénis invraisemblables et des reculs d’intelligences décevants : on s’autorisait tous les jugements sur ce qui se répétait en France par les extrémismes médiatiques ou des réseaux sociaux, mais on se taisait sur le scandale de l’emprisonnement d’un homme de 80 ans, pour ses opinions. On disait mot sur la non-séparation des pouvoirs en Algérie qui remet en question l’indépendance de la justice. On se taisait sur les déclarations de mille prêcheurs qui, dans le projet de l’universalité de la oumma, ne reconnaissent ni frontières ni État souverain pour ne tenir que les propos d’un écrivain.
Ne pas se taire
L’Algérie est un pays né du refus de l’injustice. Comment peut-il accepter cet asservissement de l’écrivain et cette concession faite à l’arbitraire ? Quel est le secret pour que la géographie captivante de ce lieu corresponde un jour à une histoire tout aussi émouvante ? Comment briser les chaînes ? Parce que, si maintenant, on répète, sans s’épuiser, que Sansal doit être libre, il faut le répéter aussi pour toute l’Algérie. Libre de dire, de penser, de voyager, d’accueillir, d’émerger du fossé des morts nobles, de la peur des autres et de cette terreur face à la liberté. L’Algérie, enfin libérée, acceptant le monde et qui mise sur l’universalité et sur la guérison.
Un jour, l’Algérie sera libre, car il y va de son souci du vivant et pas que de ses morts, et il y va de la France aussi, de ses équilibres, de son apaisement ou autant de son avenir dépassionné
S’affranchir de cette rancune que l’histoire peut expliquer, mais qu’elle ne doit pas justifier éternellement. La liberté est possible pour Sansal, comme pour l’un de ses deux pays, pour l’Algérie qui est aussi la nôtre, dans la diversité des points de vue, leur audace et leur transgression. Mais en attendant ? Continuer. Bien que le rituel des solidarités puisse sembler superflu, inutile et répétitif, il est absolument vital. Sansal nous observe, s’appuie sur nos vacarmes et nos proclamations, il tient par nous aussi. Par la suite, si on se tait ici, le reste du monde l’oubliera, car c’est également humain.
La solidarité d’ici paraît ne pas changer son sort, mais, peut-être, cela nous permettra de nous préserver de la complicité et de la passivité. Un jour, il sera libre, il l’est parce qu’il a choisi d’écrire plutôt que de se taire. Et, un jour, l’Algérie sera libre, car il y va de son souci du vivant et pas que de ses morts, et il y va de la France aussi, de ses équilibres, de son apaisement ou autant de son avenir dépassionné. Tout tend à démentir cet espoir, mais l’histoire se fait ainsi : c’est l’action, et non les cimetières, qui distingue les morts des vivants.
L’écrivain et journaliste algérien, lauréat du prix Goncourt en 2024 pour Houris (Gallimard), sera l’invité d’Alexis Brézet et de Vincent Trémolet de Villers pour Les Rencontres du Figaro à la Salle Gaveau, le 17 mars 2025 à 20 heures.
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