Les enfants ont invité des copains et ils conduisent tous leur trottinette sur un trottoir parisien .
J’ahane à l’arrière en priant pour qu’ils ne renversent personne et en m’excusant devant chaque visage furieux que je croise sur mon chemin.
Le trottoir est très large mais ils anticipent la déviation un peu trop tard au goût des passants .
Ils m’attendent pour traverser, et poursuivent leur route , rieurs , accompagnés de leurs copains qui entrent tous en 6 eme et se sentent à peu près dans le même état d’esprit que les GIs plantant le drapeau américain sur l’ile japonaise d’Iwo Jima le 23 fevrier 1945 après 5 jours de combats acharnés.
La Liberté !!!!
Jacob effleure un monsieur en attendant de pouvoir traverser, je me confonds en excuses.
“Ne vous excusez pas Madame , vous n’avez rien fait”.
Il regarde sévèrement Jacob qui murmure un “pardon Monsieur” très contrit.
L’homme sourit , me fait un clin d’œil et je reconnais un brillant chroniqueur de LCI.
Les champions continuent de caracoler sur le trottoir et j’entends soudain un bruit sourd.
Et la guerre d’Algérie?
J’y arrive.
J’avance rapidement pour aider les enfants à traverser quand j’aperçois un casque tombé au sol.
Et ???
Une seconde !
Je regarde ce casque et je passe au large .
C’est ridicule, pensez-vous .
Vous n’avez pas tort.
Et la guerre d’Algérie ?
Ho!
Minute, bonnes gens, retenez vos chiens !!
Arrivés en bas de la maison une petite fille s’affole .
Mon casque !
J’ai perdu mon casque !
“Il était où ton casque ?” demande Jacob
“Ben accroché au guidon. Et il a dû tomber”.
“Mince !! J’ai vu un casque par terre, derrière nous !! Je ne savais pas que c’était le tien!!”
“Et tu ne l’as pas ramassé, Mamie?”
“Ben je vais t’expliquer un truc, mon coeur”.
“Quand j’étais petite, sévissait la guerre d’Algérie.
C’était quoi la guerre d’Algérie?
C’était une guerre menée par les Algériens contre les colons français dont ils voulaient se débarrasser pour récupérer leurs terres et leur liberté.
Les Français, qui y étaient installés depuis des lustres et avaient fait prospérer le pays – parfois au détriment des populations locales -ne l’entendaient pas de cette oreille, et luttaient pour sauvegarder leurs biens dans ce pays qu’ils considéraient comme le leur, même s’ils étaient en fait citoyens français.
Bref
La guerre faisait rage avec beaucoup de pertes des deux côtés .
Et puis une organisation d’extrême droite, l’OAS, l’Organisation de l’Armée Secrète, entreprit une série d’opérations terroristes pour maintenir les Français en Algérie.
C’est quoi des opérations terroristes ?
Ils plaçaient des bombes n’importe où pour tuer aveuglément des gens et faire peur aux Français qui demanderaient alors au gouvernement d’arrêter cette guerre et de maintenir l’Algérie française.
Ils tuaient des gens?
Oui.
Où ?
En France.
C’était la guerre en France ?
Ce n’était pas la guerre mais tout le monde avait peur.
Et comme ils plaçaient leurs bombes n’importe où, mes parents m’avaient formellement interdit de toucher à quoi que ce soit avec la main ou avec le pied .
Pourquoi ?
Ben parce que l’OAS cachait des bombes dans n’importe quoi et qu’on risquait de mourir si on explosait sur une bombe.
Donc tu touchais à rien ?
A rien. Jamais. Ni avec le pied ni avec la main.
Et j’ai été si conditionnée à éviter les pièges de l’OAS qu’aujourd’hui encore je ne touche jamais un objet qui se trouve par terre.
Voilà pourquoi je n’ai pas ramassé le casque – dont j’ignorais qu’il appartenait à Lea.
Et voilà le lien entre la guerre d’Algérie et les trottinettes de l’ouest parisien”.
Seuls les baby-boomers ou les historiens réagissent aujourd’hui à ces mots qui ne signifient plus rien pour les autre:s OAS , FLN, fellaghas, Salan, Accords d’Evian, de Gaulle .
J’ignore si c’est au programme de la 6eme, mais mon petit-fils n’est pas peu fier d’avoir une mamie qui a connu la guerre – ou presque .
Pratiquement tous les rescapés de la seconde guerre sont morts et le sang des survivants de la Shoah est entré dans l’Histoire.
Mais avoir une Mamie qui a presque vécu une guerre donne un certain lustre à la famille .
Alors évidemment quand ils poseront la question à Papy, ils auront une autre version de l’Histoire quand il expliquera qu’ils ont fait leurs bagages en trois jours et qu’ils ont dû renoncer à leurs biens, leur pays et le soleil pour plisser les yeux d’incrédulité sur les brumes parisiennes, les Métropolitains maussades et les ashkénazes qui cachaient leur judaïsme sous leur chemise en pleurant secrètement leurs disparus.
On est loin des trottinettes à l’heure où ashkénazes et séfarades unis dans une communauté juive menacée s’apprêtent à faire leurs bagages pour quitter, le coeur brisé, les brumes parisiennes et les métropolitains maussades qu’ils ont tant aimés.
Je vous embrasse
© Michèle Chabelski
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