Georges-Elia Sarfati. Philosophie de la Nakba

Le catéchisme de la Nakba, érigée peu à peu en évènement d’une magnitude égale à celle de la Shoa

Le terme de “nakba”[1], si communément allégué aujourd’hui en rapport avec la “question palestinienne”, a d’abord désigné tout autre chose. On le trouve d’abord sous la plume du théoricien du nationalisme arabe C. Zureik (1909-2000), auteur notamment de La conscience arabe (1939), et de La signification de la catastrophe (1948), qui l’emploie initialement pour caractériser l’échec des armées arabes à empêcher la création de l’Etat d’Israël. Mais c’est à l’initiative des partisans du terrorisme palestinien que ce mot finira par s’imposer à la conscience commune pour désigner l’exode d’une partie des habitants de la Palestine mandataire, en dehors des frontières du nouvel Etat juif, au cours de la Guerre d’Indépendance. Ce glissement sémantique, étranger à la conceptualisation de Zureik, s’est notamment imposé au lendemain de la guerre des Six Jours, et a connu une plus forte diffusion à partir de 1988, date de la proclamation unilatérale, à Alger, de l’Etat de Palestine par Y. Arafat.

Depuis plusieurs décennies, la Nakba fait l’objet d’une commémoration qui prend précisément place, le jour anniversaire de l’Indépendance de l’Etat d’Israël (yom hatsmaout). Ce phénomène idéologique signe d’emblée qu’il constitue l’indice majeur d’un récit à vocation substitutive des développements de l’histoire juive. 

Le 15 mai 2024, en pleine riposte militaire d’Israël contre l’Etat du Hamas, des manifestations ont eu lieu à Gaza, en Judée-Samarie et dans une partie du monde musulman (encouragé par l’Iran), mais aussi dans de nombreuses villes occidentales. Il s’est trouvé en nombre des militants de la “cause palestinienne” pour arborer des “clefs de la maison abandonnée”, en clamant leur espoir du “retour”. Il faut voir dans cet aspect de la démonstration collective une construction mimétique en regard des contenus de la mémoire des Juifs sépharades[2]. Observons cependant la nuance d’inspiration et de signification qui donne corps à ce symbolisme dans la culture juive : les clefs disent la nostalgie qui se loge au cœur de la kabbale, inspirant notamment la mystique de la présence de Dieu accompagnant Israël en exil ; quant au thème du Retour, celui-ci n’est porteur d’aucune visée belliqueuse, il s’agit d’un thème messianique par excellence. Thème par ailleurs fondateur non seulement de la pensée biblique, mais encore de la juridiction talmudique[3],  après que la Rome païenne a effacé le nom de la Judée en l’affublant de celui de Palestine[4].

Au fil des années, au cours de la seconde moitié du 20è siècle, les outrances de la propagande antisioniste aidant, la nakba a peu à peu été érigée en évènement d’une magnitude égale à celle de la Shoa. Cette même association a autorisé, chemin faisant, le processus de nazification d’Israël, très tôt engagé par la propagande soviétique à partir de 1973.

Il existe cependant de notables différences entre la Nakba et la Shoa. La première est de l’ordre du rapport à la temporalité historique : la commémoration de la Shoa est tournée vers le souvenir des Juifs assassinés par le régime hitlérien et ses collaborateurs, celle de la Nakba convoque le futur comme un horizon de vengeance, et le présent comme l’espace de célébration d’un ressentiment inextinguible. La Shoa est de l’ordre du rapport universel à la mémoire humaine: la commémoration de la Shoa honore les noms des disparus, la Nakba rappelle de manière floue un exode partiel, érigé en crime absolu. Le rappel des deux évènements engage aussi, de part et d’autre, les liens que les deux commémorations entretiennent avec la perception que s’en font les autres fractions de l’humanité. 

Les communautés de la diaspora juive perpétuent le souvenir des Juifs exterminés par millions -dont un million et demi d’enfants-, ce qui implique une culture morale de la ritualisation du souvenir (lecture publique des noms des déportés et assassinés, flamme du souvenir, muséographie). L’évocation annuelle de la Shoa est un rappel douloureux, surtout tourné vers l’intériorité du deuil ; incidemment, elle rayonne comme un pôle de vigilance qui adresse un message de mise en garde à l’humanité entière, afin de prévenir la réitération des politiques génocidaires pour toute l’humanité. Elle est une œuvre de transmission. C’est ici le lieu de préciser aussi que 80 ans après la Shoa, la population juive dans le monde -diasporique et nationale incluse- demeure inférieure à ce qu’elle était avant la Seconde Guerre mondiale. 

Pour sa part, la population palestinienne, relayée par l’entier du monde arabe et une bonne partie de l’Occident, perpétue la mémoire d’un exode partiel, pour accoler à l’image d’Israël dans le monde -et ce, de génération en génération- le stigmate d’un péché originel, qu’il faudra un jour expier dans le sang. Et ceci en refoulant à l’extrême la longue histoire du refus palestinien constant de toute conciliation avec le monde juif. C’est dans ce même esprit de déni que le rituel de la Nakba a été patiemment érigé en cri de ralliement, toujours prêt à proroger l’image victimaire d’un peuple auquel un autre peuple aurait “volé son pays”. Telle est la représentation commune.  

Il y a donc un imaginaire de la Nakba, non tant relié à une revendication d’égal à égal, qu’indissociablement nouée à une mythologie victimaire, qui se trouve renforcée de l’éclairage anticolonial dont elle est aujourd’hui indissociable. Quitte à réécrire l’histoire deux fois plutôt qu’une: la première fois en maquillant en fait impérial la renaissance d’Israël sur la Terre d’Israël, la seconde fois en ignorant délibérément les racines collectives du sionisme, et l’épais corpus des fondements humains, historiques et légaux de l’Etat d’Israël. L’imaginaire de la Nakba vise à entretenir un casus belli,dont l’amplification s’avère aujourd’hui consubstantielle à l’essor du nouvel antisémitisme planétaire.

Mais cet imaginaire victimaire, qui se déduit naturellement du soupçon qu’il fait peser sur Israël, d’abord chez les irrédentistes, ensuite chez les candides embrigadés et les ignorants bien intentionnés, passe pour un imaginaire émancipateur. Il s’est construit comme un syllogisme de l’amertume : si nous en sommes là, la faute en revient aux Juifs, et si vous êtes sensibles au préjudice insigne que les Juifs et les Sionistes nous ont causé, le sens de la justice commande aux gens de bonne volonté de nous aider à nous en libérer. Seuls sans doute, les concepteurs d’une haute stratégie de désinformation ont perçu, comme seuls peuvent le prévoir des fanatiques, l’esprit de conséquence qui procède de ce raisonnement de bande dessinée.

La Nakba est le nom d’un antisémitisme national virulent

La Nakba est le nom d’un antisémitisme national virulent. Sa célébration commande à tous les lieux communs de la mise au ban des Juifs, non seulement partout dans le monde, mais encore et avant tout dans leur propre Etat-nation. Ce symbole est en outre le fétiche idéologique d’un choix politique destiné à enrayer sur le long terme la pleine reconnaissance d’Israël. Proclamer annuellement que les Arabes de Palestine sont les victimes du “sionisme” témoigne d’une position incoercible et d’une volonté continue de montée aux extrêmes. Le prétendu “droit au retour” porté par la revendication de la Nakba  entache par principe toute perspective de résolution pacifique des différends. Cette manifestation constitue l’essence de l’extrémisme, puisqu’elle justifie une disposition à l’état de guerre permanent. Il n’est pas anodin que la référence à cet épisode très circonscrit de l’histoire ait été instrumentalisé par tous les dictateurs prétendants à l’unification du monde musulman contre Israël :   Nasser, Hussein, El-Assad, Khadafi, graduellement rattrapés par les mouvances djihadistes, shiites et sunnites, unanimement soutenues et justifiées par la majorité des partis de gauche.

La dynamique de la Nakba est l’une des expressions culturelles de la machine de guerre antisioniste. Elle ne porterait pas si loin si elle n’était le versant apparent d’un dispositif institutionnel très robuste. Avec les chartes qui en justifient l’esprit -que ce fût celle de l’OLP, ou que ce soit celle du Hamas-, avec leurs relais occidentaux qui en reformulent et en adaptent le message en temps réel, au diapason des enjeux politiques de l’Europe, cette philosophie de la catastrophe suppose encore toute la sociologie ad hoc construite de toute pièce pour la pérenniser. 

Depuis 1949, le concert de nations a accepté que plusieurs milliers de réfugiés arabes de la Guerre  d’Indépendance jouissent d’un statut dérogatoire, en admettant la création de l’UNRWA[5]. Tandis que depuis la même époque, le Haut-Commissariat aux Réfugiés a en charge, pour sa part, tous les réfugiés du monde. Cette réalité sociopolitique est partie intégrante de la “question palestinienne”, loin d’en constituer la solution, elle en perpétue le problème. Tandis que l’imaginaire de la Nakba s’est aussi peu à peu assimilé celui du “génocide des Palestiniens”, il est à noter que les quelques 750 000 “réfugiés palestiniens” de 1948 sont au début du 21 siècle au nombre de 7 millions, en vertu du caractère héréditaire … de leur statut de réfugiés[6].

Cet état de choses hors norme s’est trouvé idéologiquement aggravé par le choc pétrolier de 1973, consécutif à la Guerre de Kippour. C’est aujourd’hui un fait de notoriété publique que les besoins en énergie de l’Europe ont amené la plupart de ses gouvernements à adopter le “narratif palestinien”. Voilà pourquoi l’imaginaire de la Nakba est devenue partie intégrante de l’imaginaire européen, au fil de plusieurs décennies de rumination médiatique, c’est-à-dire de désinformation, à une époque où le comptoir du Café du commerce, concurrencé par Facebook, Instagram et Tic Toc, a remplacé en crédibilité les bibliothèques, à commencer par les étudiants.

Pour faire bonne mesure, nous serions portés à suggérer que les descendants du million de Juifs expulsés de leur pays natal par les nations arabes à partir de 1948, jouissent d’un droit au retour illimité dans le temps, et qu’ils bénéficient, dans un esprit de stricte parité, d’une prise en charge massive, dans des camps de réfugiés sous la supervision de l’ONU, dans les villes de leur choix. Dans un même esprit de parité réparatrice, nous plaidons également pour que tous les États musulmans  qui furent pendant des siècles irrigués par la présence des communautés juives renoncent finalement à leur spécificité musulmane et se transforment en “États démocratiques et binationaux  de tous leurs citoyens”. 

Mais trêve d’ironie. Concluons là cette nécessaire mise au point. Comme on le conçoit aisément, le récit mythifié  de l’exode d’une partie des Arabes de Palestine a cessé de constituer le récit particulier d’une fraction d’une population particulière pour devenir l’une des composantes de la non-identité mondialiste. Les stratèges de la Nakba  se sont montrés fins joueurs d’échecs, il est vrai. Leur coup d’avance comportait la mise à sac de l’esprit critique, allié à un formidable pouvoir d’aliénation des myriades de crédules qui y adhéreraient pour gonfler les rangs des nouveaux justiciers au cerveau vide. Ces derniers, militants ès qualité de la cause palestinienne, colportent le catéchisme de la Nakba. Compte tenu des conditions de sa transmission bactériologique, il n’est guère étonnant qu’ils fassent des émules. Le noyau de haine des concepteurs de la Naqba est appelé à se difracter à l’infini, aussi longtemps que ceux qui le peuvent ne diront pas que le roi est nu.

© Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati : Philosophe, linguiste, psychanalyste existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé.


Notes

[1] Qui signifie ‘’désastre’’ ou ‘’catastrophe’’.

[2] Depuis l’expulsion des Juifs d’Espagne, en 1492, la nostalgie de la demeure et de la terre perdues a enrichi dans la mémoire collective l’attente messianique du Retour à Sion. Le même marqueur des mêmes minorités expulsées, a refait surface chez nombre de Juifs des pays méditerranéens, après leur expulsion des pays arabes nouvellement indépendants, entre 1948 et 1973. L’auteur de ces lignes a lui-même vécu ces moments.

[3] Formulé à partir de la fin de la souveraineté du Royaume de Judée. Aussi, la venue du Messie sera un moment de réconciliation universelle, au cours duquel l’humanité reconnaîtra l’unité et l’unicité de Dieu.

[4] Du nom du royaume voisin des Philistins, décrits par le Livre des Rois, comme les plus acharnés des ennemis d’Israël.

[5] Sigle désignant l’United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Bear East, en français : l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les Réfugiés de Palestine dans le Proche Orient.

[6] C’est dans les territoires dits palestiniens que l’indice de  l’hostilité antijuive est le plus fort au monde (95% de la population, élevée dans les écoles de l’UNRWA).


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