La Tunisie de l’antisémite Kaïs Saïed muselle et torture les quelques voix publiquement dissidentes

L’arrestation de l’avocate Sonia Dahmani a créé une vague de protestation des magistrats jusqu’en France. © Patrick Batard / Hans Lucas


Des avocats ont manifesté, jeudi, pour protester contre l’interpellation de deux de leurs confrères, devant le tribunal de première instance de Tunis. © Jihed Abidellaoui/REUTERS
A Toulouse aussi, des avocats ont manifesté leur soutien à Sonia Dahmani et Mehdi Zagrouba, vendredi. (Pat Batard/Hans Lucas)

Depuis la prise des pleins pouvoirs par le président Kaïs Saïed en 2021, la Tunisie a refermé sa parenthèse libérale pour dévier vers un régime autoritaire. La semaine dernière, l’arrestation en direct de l’avocate Sonia Dahmani a réveillé les contestations. Messaoud Romdhani, défenseur des droits humains, dénonce une dérive dictatoriale.

L’arrestation a choqué l’opinion publique, jusqu’en France. En plein direct sur la chaîne France 24, samedi 11 mai, l’avocate Sonia Dahmani a été arrêtée par les forces du régime de Kaïs Saïed, président de la Tunisie, qui s’est donné les pleins pouvoirs par la force, le 25 juillet 2021. La défenseure de la démocratie était venue alerter sur le recul des droits humains, après avoir été convoquée par la justice pour des propos qu’elle avait tenus à la télévision. Le pays du Maghreb poursuit son marathon autoritaire, et muselle de plus en plus les quelques voix publiquement dissidentes.

Des centaines de professionnels ont manifesté jeudi après l’arrestation de deux d’entre eux, dont l’un aurait été maltraité.

Plusieurs centaines d’avocats ont manifesté devant le tribunal de première instance de Tunis aux cris de «l’État policier est terminé»: Ils protestaient contre les interpellations, au sein du bureau de l’Ordre des avocats, de maître Sonia Dahmani samedi soir et de maître Mehdi Zagrouba lundi soir. L’Ordre national des avocats – co-lauréat du prix Nobel de la paix 2015 – a publié un communiqué mercredi soir, dénonçant les «tortures» auxquelles aurait été soumis Mehdi Zagrouba.

Sonia Dahmani, qui est également chroniqueuse télé et radio, est poursuivie pour avoir ironisé sur la théorie, répandue parmi les partisans de Kaïs Saïed, selon laquelle les migrants subsahariens voudraient s’implanter en Tunisie.

Le même soir qu’elle, deux journalistes ont été arrêtés pour des propos tenus en public.

Mehdi Zagrouba, lui, fait l’objet de poursuites pour outrage à un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions et violence physique et verbale contre deux agents sécuritaires. Lundi matin, il a eu une altercation au palais de justice avec deux policiers en civils alors que les avocats étaient en grève suite à l’arrestation de Sonia Dahmani. L’avocat a été arrêté lundi soir, lors d’une scène violente, selon ses collègues présents. Une vingtaine d’hommes armés sont entrés dans la maison des avocats et se seraient jetés sur lui, puis l’auraient traîné par terre. Un mandat de dépôt a été émis mercredi soir contre Mehdi Zagrouba, alors qu’il s’était évanoui dans le bureau du juge, selon ses confrères présents. Ceux-ci disent avoir pu constater des traces de coups sur l’ensemble du corps de Mehdi Zagrouba. L’examen médico-légal demandé par la défense a été refusé.

Le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Faker Bouzghaya, a démenti, jeudi, sur une radio locale, toute possibilité de torture. Pour lui, toutes les procédures ont été menées dans le cadre de la loi. L’agence de presse nationale a également cité Faker Bouzghaya qui prévient: «Toute personne présentant de fausses allégations sur le travail des unités de sécurité dans l’affaire de l’avocat Mehdi Zagrouba sera poursuivie.»

La tension est forte. La manifestation de jeudi a attiré des robes noires qui n’ont pas l’habitude de sortir dans la rue. «Je me fais prudent, je fais rarement des manifestations, mais là, j’étais obligé de sortir», explique un avocat qui ne souhaite pas donner son nom. Le syndicat hégémonique UGTT, celui des journalistes ainsi que plusieurs organisations de la société civile, étaient également là pour montrer leur soutien. Cela faisait plusieurs mois que la Tunisie n’avait pas vu des centaines de personnes descendre de la rue. «C’est une bonne nouvelle: la résistance est là», se félicitait jeudi Sihem ben Sedrine, qui a présidé l’Instance vérité et dignité, laquelle avait pour but de rendre juste aux victimes de l’ancien régime.

Ayachi Hammami, avocat, militant de gauche et ancien ministre, semblait cependant déçu de cette mobilisation: «Elle n’est pas à la hauteur et la police pourrait se sentir dans l’impunité. Ce qui s’est passé n’est pas seulement symbolique, c’est une alerte qui pourrait se reproduire.»

Pour Ramy Khouili, d’Avocats sans frontières, «les raids à la maison des avocats sont un précédent très grave. Ce n’était jamais arrivé sous la colonisation, Bourguiba (1957-1987) ou Ben Ali (1987-2011). Nous avons vu une dérive autoritaire se mettre en place depuis le 25 juillet 2021 (lorsque Kaïs Saïed a gelé le Parlement, NDLR) mais nous avons passé ces jours-ci un nouveau cap.» L’homme rappelle qu’une petite dizaine d’employés d’ONG venant en aide aux migrants, ainsi que des militants antiracisme, ont également été interpellés ces derniers jours alors que leurs organisations ont dû fermer leurs portes, au moins momentanément, accusées d’encourager les migrants à s’installer en Tunisie.

Les manifestants voulaient également contester une justice aux ordres. Mohamed Abbou, membre de l’assemblée constituante de 2011 et deux fois ministre, affirme: «Il n’y a plus de magistrats en Tunisie, ce n’est plus que des fonctionnaires qui ont peur. À la moindre décision de justice prise, ils peuvent être limogés.» Celui qui est également avocat demande des élections présidentielles anticipées – elles sont annoncées pour octobre prochain – et appelle «les institutions de l’État à s’adresser au président Kaïs Saïed pour lui dire qu’elles n’ont pas l’intention d’assumer avec lui une criminalité d’État.» Un appel du pied à l’armée, qui a soutenu le président Kaïs Saïed lors de son coup de force du 25 juillet 2021.

Messaoud Romdhani est un syndicaliste tunisien et défenseur des droits humains et des principes démocratiques. Il est également membre du bureau exécutif du réseau Euromed droits et ancien vice-président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme. Il s’est rendu célèbre en étant l’un des porte-parole de la révolte des mineurs de Gafsa contre la répression de l’ancien président Ben Ali en 2008. Quelques années après, en décembre 2010, l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi déclenche la révolution tunisienne. Plus d’une décennie après, il dresse à son tour le bilan de l’échec de la démocratisation dans le pays.

La France, les Etats-Unis et l’Union européenne ont protesté contre l’interpellation, depuis la fin du mois d’avril, de nombreuses figures de la société civile.
«Nous sommes tous des avocats tunisiens», scandent mégaphone en main et robe noire sur le dos une centaine d’avocats réunis dans le VIe arrondissement de Paris, place André-Tardieu, à quelques rues de l’ambassade de Tunisie. A l’appel de la Conférence internationale des barreaux, ils sont venus, ce vendredi 17 mai, demander la libération de l’avocate Sonia Dahmani, poursuivie pour «fausse informations» après des propos sarcastiques tenus lors d’une émission, dont l’arrestation violente, le 11 mai dans les locaux de l’ordre des avocats de Tunis, avait sidéré. Mehdi Zagrouba, son confrère et conseil dans cette affaire, a lui aussi été arrêté dans les mêmes circonstances trois jours plus tard, avant d’être hospitalisé après «des actes de tortures» subis en détention, selon l’ordre national des avocats de Tunisie.

«Les avocats sont la dernière barrière pour défendre les plus vulnérables et cette barrière a été bafouée, lâche, ému et agrippé à une pancarte imprimée aux visages des concernés, Mohamed Ben Saïd, du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie. Ce n’est pas pour ça que la révolution a été faite.» «Qu’on porte une robe d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, on est tous avocats», souligne Niels Bernardini, président de la Fédération nationale des unions des jeunes avocats. «C’est la première fois qu’on voit ça, sans mandat et sans autorisation», rappelle Abderrazak Kilani, ancien bâtonnier de l’ordre national de Tunisie, en exil en France. «On n’a jamais vu des flics venir cagoulés», rappelle l’opposant politique, faisant référence à l’arrestation de sa consœur, retransmis en direct par France 24.

«Ce qui se passe en Tunisie peut être un signe avant-coureur pour nous aussi, s’inquiète Patrick Lingibé, avocat au barreau de Guyane. Si la maison du voisin brûle, pourquoi pas la nôtre ?»


Mais jeudi, en parallèle d’une forte mobilisation des avocats à Tunis, le Président Kaïs Saïed a fustigé les inquiétudes des Etats étrangers, considérées comme «une ingérence flagrante et inacceptable». Si l’Union européenne, la France et les Etats-Unis ont communiqué avec prudence sur la situation, les robes noires françaises appellent à une plus vive prise de position. «Nous demandons aux autorités françaises et européennes d’agir avec détermination et de suspendre sans délai le mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global entre la Tunisie et l’Union européenne, ainsi que l’intégralité des aides financières, déclare solennellement devant la foule Julie Couturier, avocate à la tête de la délégation du barreau de Paris. Aujourd’hui, un pallier de plus a été franchi, nous ne pouvons évidemment pas l’accepter.» Le conseil a annoncé la saisine à venir du rapporteur spécial des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats.

Alors qu’une délégation du barreau de Paris a tenté de remettre à l’ambassade tunisienne ses revendications sous forme d’une lettre, ordre a été donné d’empêcher l’accès au bâtiment diplomatique, Tunis refusant le dialogue. «On n’a qu’à y aller en retirant nos robes ?» propose à la foule une avocate. «Si on enlève nos robes, alors nous ne sommes plus personne», lui rétorque une consœur. Un petit groupe a finalement pu rejoindre la rue où se trouve l’ambassade, mais sans avoir été reçu et sans avoir pu déposer la fameuse missive dans une boîte aux lettres.

Ahmed Maalej, avocat au barreau de Paris, observe d’un œil déçu les quelques individus tenus à distance par les forces de l’ordre, venus soutenir le président Kaïs Saïed aux cris de «vive la Tunisie»: «Ils sont peu, mais ils parlent fort», lâche le conseil.

«Vive la Tunisie, mais à bas la dictature !» hurle Sabrine Bouzeriata, militante tunisienne des droits humains exilée en France. En 2011, elle avait participé à la révolution. «J’y ai cru à l’époque et j’y crois encore», dit-elle. De chaque côté du boulevard des Invalides, on s’invective drapeau brandi, comme deux Tunisie qui s’affrontent.

Le chef de l’Etat, qui concentre tous les pouvoirs depuis l’été 2021, a ordonné au ministère des affaires étrangères de “convoquer dès que possible les ambassadeurs d’un certain nombre de pays étrangers” pour leur transmettre sa “vive protestation”: “Nous ne sommes pas intervenus dans leurs affaires quand ils ont arrêté des manifestants qui dénonçaient la guerre de génocide contre le peuple palestinien”, a ajouté M. Saïed via une vidéo diffusée par la présidence avant l’aube.

Mardi, la France a exprimé sa « préoccupation » après l’interpellation de Mme Dahmani dans un « contexte d’autres arrestations et interpellations, notamment de journalistes et membres d’associations ». Les Etats-Unis ont également critiqué la vague d’arrestations, jugeant ce « type d’agissement en contradiction avec ce que nous pensons être les droits universels explicitement garantis par la Constitution tunisienne ».

L’Union européenne a exprimé son « inquiétude », soulignant que la liberté d’expression et l’indépendance de la justice constituaient « le socle » de son partenariat privilégié avec Tunis.
Depuis que le président Kaïs Saïed, élu en octobre 2019 pour cinq ans devant se terminer à l’automne prochain, s’est octroyé les pleins pouvoirs lors d’un coup de force en juillet 2021, des ONG tunisiennes et internationales déplorent une régression des droits dans le pays berceau du Printemps arabe.

«Jusqu’à présent, j’expliquais que la différence entre Ben Ali et Kaïs Saïed , c’était que ce dernier ne faisait pas torturer ses opposants. Voilà, on y est», constate, amer, Mohamed Abbou, avocat et ancien ministre de la Fonction publique, de la gouvernance et de la lutte contre la corruption, devant le tribunal de première instance de Tunis, où des centaines d’avocats étaient réunis au cri de «Liberté, liberté, le régime policier est terminé» pour dénoncer les violences à l’encontre de leur confrère.

TJ avec AFP

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