Florence Lopes Cardozo. “Lettre à un ami”

Cher Y.,

Merci pour le partage de ces magnifiques photos. Votre avancée sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle est ponctuée d’escales éblouissantes. Quelles belles récompenses à l’issue de vos 25 kilomètres – de pas, de pensées, d’efforts, de contemplations, de fatigues surmontées – quotidiens.

De notre côté, nous avons traversé, non pas la Mer Rouge mais, la Mer du Nord pour célébrer Pessah, la Pâque juive, avec notre famille anglaise. Disons qu’hier, si ça te chante, nous avons fait la Manche.

Le repas de commémoration de cette traversée, non de la mer mais du désert, s’intitule en hébreu “seder”, qui signifie “ordre”. Ce soir-là, nous revisitons par le menu, tel un jeu de l’oie, les 14/15 étapes qui mènent à la libération des Hébreux du royaume d’Egypte. On libère même les convives au terme du repas interminable où on aura néanmoins bien chanté et délicieusement dîné.

Le canevas de quelques grandes fêtes juives est le suivant : si nous ne transformons pas l’eau en vin (nous troquons d‘ailleurs souvent le vin pour l’eau), nous faisons de quasi tragédies des fêtes, nous célébrons des grosses frayeurs devenues répit : Hanoucca et Pourim figurent parmi ces scénarios catastrophe déjoués.

Pour en revenir à Pessah, il y a déjà quelques décennies que je passe par la case seder. Si j’ai toujours apprécié les thèmes de libérations au sens large, la harosset et la carpe farcie, j’ai aussi toujours considéré, l’assiette pascale, les récits religieux et ces 10 plaies aux effets spéciaux, avec distance. Un peu comme tu lirais une BD au scénario incroyable, même pas crédible mais voilà, on sort de l’hiver, on se retrouve en famille, l’hôte qui surgit de la cuisine est exsangue et souriant.e, et cela fait partie de notre histoire de se taper cette Histoire.

Chose inimaginable, ce récit, limite mythologique, est, en quelque sorte, devenu actualité. De ces 10 plaies que j’avais toujours trouvées barrées, en 5784, il n’y que les grenouilles que je n’ai pas encore croisées.

Ce qui signifie que cette année, chaque prononciation du mot libération creusera la Plaie, les chants seront ternis, l’appétit, petit.

Pour la première fois, ma génération sera amenée à réllement goûter au sel des larmes et à l’amertume des herbes; le jaune d’œuf se calera un peu plus dans la gorge, on est brisé comme la matzah mais pas réduits en miettes.

Ce soir, je me suis accoudée sur le bras gauche. Je n’avais pas 10 gouttes de joie à retirer de mon verre de vin mais j’ai pensé à 10 larmes rouges ou à 10 gouttes de sang, pour les Otages qui ont vécu l’enfer, qui vivent l’enfer ou qui ne vivent plus – mentalement ou physiquement; pour les combattants d’Israël et pour toutes leurs familles mais aussi pour les innombrables victimes du camp adverse, parmi lesquelles figurent des enfants.

Enfin, il est une tradition qui m’a toujours fait sourire, c’est celle de la place réservée à table pour Elyahou Hanavi. Le couvert est dressé pour lui au cas où il ne passerait pas.

Là où nous avons célébré le seder ce soir, son siège était dédié aux otages.

Inoccupé, il était des plus présents.

Comme dit mon amie Sissi, à quoi ça rime de célébrer la Liberté sans libération…

Enfin voilà, ça c’est pour nous ce soir.

Je tenais encore à te remercier pour ton mail outré et attentionné d’octobre dernier. Les amis se comptent bien sur les doigts d’une main.

Belles et riches traversées à vous, bonne poursuite de votre pèlerinage,

F.

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