Charles Baccouche. L’Algérie de mon père

                             

     

Mon père était un homme d’Algérie de toute son âme.

Il avait le port des hommes de l’Algérie Française: En costume cravate par tous les temps, un imper pour les jours de pluie ou de neige, cela s’appelait une gabardine.

Mon père était d’une rare beauté dont il ne souciait pas: Une chevelure noire, abondante, rejetée en arrière, dessinait un visage de grâce et de force virile qui séduisaient alentours.

Il troquait son costume contre une veste d’intérieur. Il aimait s’assoir au sein de sa famille le soir après le travail, pour tranquillement jouir des douceurs vespérales dans la nuit étoilée.

Intelligent au-dessus de la moyenne, il était gai et indulgent, malgré les temps de fureur qu’il a traversés, avec nous autres les juifs d’Algérie. 

Le front haut et le regard perspicace, il voyait loin au-delà de la réalité.

Il était un homme finement charpenté, les fées à sa naissance avaient, semblait-il, déversé dans son berceau leur corbeille de bénédictions, gage d’une vie brillante. On ne croyait pas aux fées dans le Sétif d’antan.

Il était convoité par les mères des jeunes filles délurées et pudiques de chez nous, qui voyaient en lui un beau parti à ne pas négliger. 

Il a préféré une jeune fille enjouée, Noémie Levy, née à Batna, capitale des Aurès sauvages au pays Chaouï, fille de Fredj Levy à la barbe blanche et l’œil sévère, épicier à Merouana-Corneille.

Il avait le sourire aimable mon père, en bon fils du pays, il aimait les blagues qu’on se raconte au détour d’une rue, plantés sur un trottoir, en Algérie d’alors on ne pouvait pas marcher en parlant, c’étaient deux activités différentes: ou on parlait, ou on déambulait, ce qui revient à consentir des promenades sans fin. Ces blagues pour la plupart anodines se disaient aussi au comptoir du Café de France, derrière lequel officiait William A, distribuant à la volée les doses d’anisette et leurs glaçons aux hommes alignés sitôt arrivés de la synagogue, avant de rejoindre le repas de Sabbat à la maison.

Il se plongeait avec moi, dans la «Guerre des Gaules» de Jules César, on traduisait  Tite Live et Tacite…Nous nous sommes enfoncés dans le Gaffiot, cet énorme dictionnaire reposant à nos pieds, si lourd il était, de ses milliers de pages, tandis que nous luttions ensemble sur les versions et les thèmes latins. Je ne vous conseille pas de vous y frotter.

J’étais fier pour lui et pour ma mère, de briller dans les classes du Lycée Albertini, que j’ai suivies depuis la 11ème jusqu’au deuxième Bac.

Il m’a enseigné la droiture et la force de résister à l’adversité qui, pour les juifs, reste une réalité lancinante. 

Il m’a appris à me défendre des harceleurs de Lycée, qui, comme il se doit, n’aimaient pas les juifs.

Sans jamais écorner son identité juive, il a grandi dans une famille étrangement patricienne, ce qui ne manquait pas de souligner sa singularité, pratiquante et francisée mais fidèlement attachée à la Communauté juive, vive, active, dans une symbiose judéo arabe qui remonte à la nuit des temps.

Je ne l’ai pas tout de suite compris, mais peu à peu, il m’est apparu que sa gentillesse attentive cachait un destin contrarié. 

Homme de paix, il fut pris dans la tourmente des années noires de la collaboration exercée sans frein par Pétain, qui appliqua avec rigueur les lois raciales et le «statut des juifs » en Algérie, 100% terre française, 100% raciste et 100% antijuive.

Les juifs furent ravalés à la condition d’indigènes sans compensation ni indemnité, ils connurent la famine d’Etat. 

Mon père fut incorporé dans des « Unités de travail », sortes de compagnies semi militaires, composées des réprouvés désarmés vêtus d’un uniforme noir, qui fermaient aux juifs le droit de porter les armes, car il ne fallait surtout pas que les juifs soient reconnus comme des combattants, allez savoir, ces parias auraient pu réclamer des droits. 

De Darlan à Giraud, les juifs furent impitoyablement écartés dans d’humiliantes conditions des armées de l’Etat français. Mon père fut enfin intégré dans les troupes américaines après l’opération Torch qui ouvrit grâce à l’action déterminante des juifs d’Alger (le Dr Aboulker) le port d’Alger aux troupes américaines.

Il participa sans se vanter au débarquement de Fréjus qui le mena avec les Alliés jusqu’en Allemagne. 

En 1942 encore, les Allemands menaçaient l’Algérie après s’être emparés de la Tunisie où ils commencèrent les déportations et les assassinats de juifs, alors que les britanniques les talonnaient. Ils furent arrêtés à Tébessa, ville proche de Sétif, ou « les Pieds noirs » s’empressaient de préparer une entrée triomphale aux allemands, champagne et étoiles jaunes prêtes à surgir des tiroirs pour effacer définitivement la tâche que le Décret Crémieux avait jetée sur la «Révolution nationale » qui fut la honte d’une France collaboratrice.

Mon père rentra de la guerre jeune, beau, sans diplômes et sans argent. Il devint contrôleur du Trésor, lui qui aurait pu briller dans les arts et les lettres. 

Il n’avait que des amis juifs, racisme ordinaire oblige, et regardait de loin les autres, les riches colons, les Audureaux, les Notte, les Chavanne, les Vétillard, les Maslot, familles aux immenses propriétés qui roulaient déjà en Déesses 19, à de folles vitesses sur les routes étroites et sinueuses du constantinois.

En ce temps-là, Sétif bouillonnait de la haine pieds noirs contre les youpins et les bicots alors que les tisons rougeoyaient sous la braise musulmane, préparant des lendemains sanglants.

Mon père était un fils des hauts plateaux s’étalant entre les Atlas, au sud de la Kabylie et au Nord des Aurès à 1100 mètres d’altitude, coincée entre deux montagnes: Au nord, le Djebel Mégris débouchant par la porte des Bibans sur la petite Kabylie, qui s’élance vers la Méditerranée, mère des civilisations et des guerres sans fin.

– Au sud, le Djebel Youssef barre la haute plaine qui descend jusqu’aux Aurès couverts de chênes lièges et d’oiseaux rares.

– A l’est, une route sinueuse mène à Constantine, la ville perchée sur ses rochers, reliés entre eux par des ponts (le pont suspendu, El Kantara….) surplombant le Rummel. 

-A l’Ouest le plateau descend vers les riches plaines algéroises (La Mitidja) et s’ouvre vers les immensités insoupçonnées d’un pays sans limites ou presque. 

Certains historiens n’hésitent pas à l’appeler le Maghreb central, CF Lucette Valensi : « Juifs et musulmans en Algérie » entre une Tunisie enserrée par la mer libyenne et le grand désert saharien et le royaume du Maroc, attiré par les houles océanes. 

L’Algérie est trop vaste pour que je la décrive, car nos voyages étaient rares et limités à nos espaces. – À l’est, une route sinueuse mène à Constantine, la ville perchée sur ses rochers, surplombant une rivière lointaine, le Rummel.  Constantine fut Cirta avant que Constantin, empereur de Rome, lui donne son nom. Constantine fut juive avant d’être musulmane.

L’Algérie est trop vaste pour que je la décrive, mes connaissances sont trop petites pour un si vaste pays. 

Ce sera déjà bien de me souvenir de la rue Déluca, (au nom du Maire de Sétif assassiné lors des émeutes de 1948). Cette rue qui menait à la porte de Biskra coupait une ruelle descendante vers la Mosquée, au coin on entrait au Paradis. Le Paradis est une salle presque nue, meublée de chaises et de pupitres, face à une estrade.

C’est là qu’un homme acariâtre et Maître de musique m’a emporté sur les ailes magiques du chant et du contre-chant, des gammes et des arpèges, des rondes des blanches, des noires des croches, des tripes, quadruples croches, des dièses et des bémols, des chromatiques et des diatoniques, de la musique enfin, qui nous rapproche des cieux et console nos peines.

Un matin, un jour lumineux, un bugle, par la grâce de mes parents, a jailli entre mes mains, ce fut le plus beau jour de ma vie  

Sétif est une ville romaine aux rues tracées au cordeau qui se recoupent par des carrefours aérés. Elle ne soulève pas de passions débordantes ni de critiques acerbes, mais c’est ma ville, la ville de mon père, la plus belle des villes. 

Une ville plantée sur de hautes terres balayées par les vents torrides du Sahara proche, des neiges abondantes sur ses 1 100 mètres d’altitude, une ville de ciel d’un bleu infini, de chaleur et de lumière, riche en eau et en blé.

Elle s’étend entre les montagnes Kabyles et le pays des Chouias, les Aurès sauvages, une ville haute et plane flanquée de deux montagnes, l’une neigeuse, l’autre saharienne. Plus loin encore, Oran, au bout du monde encore en Algérie, mais déjà fuyant vers les contrées chérifiennes. 

Ce Pays est si vaste que seule ma ville et ses alentours se sont enracinés dans ma mémoire, aux côtés de ma mère et mon père intimement liés à l’Algérie d’avant le grand exil.

Sétif dont le nom remonte à des temps immémoriaux fut judéo-romaine avant d’être arabe, berbère ou française. Une des premières synagogues fut construite à Sétif au 3ème siècle de notre ère, elle a abrité une communauté juive florissante jumelle de la grande communauté de Constantine. 

Mais nos maigres tentatives ne sont pas suffisantes pour évoquer ma ville comme seul mon  mon père savait le faire, dont le nom et la mémoire me rattachent à l’Histoire de ma ville.  

Il aurait pu être un juif algérien, mais algériens ? Jamais nous ne fûmes.  Il était Juif d’Algérie. 

Français par la grâce du Décret Crémieu, il était éperdument attaché à sa terre de naissance, comme ses ancêtres avant lui étaient enracinés depuis la nuit des temps dans cette terre difficile et généreuse, lumineuse et ténébreuse.

Il était un homme, mon père, maintenant ou dirait « un Mensh », on ne connaissait pas ce terme en Algérie, on ne connaissait pas grand-chose du monde ashkénaze alors.

Sétif la romaine, couverte de vestiges de la Rome impériale, est faite de rues tracées au cordeau qui se recoupent par des carrefours aérés. Elle ne soulève pas de passions débordantes ni de critiques définitives. Mon père  m’a transmis cet héritage de couleurs crues, de lumières aveuglantes, de printemps légers d’été étouffants, d’automnes tendres et d’hivers de neige dans la lumière africaine. Cette ville que m’a léguée mon père est à n’en pas douter la plus belle des villes. 

Sétif dont le nom remonte à des temps immémoriaux fut judéo-romaine avant d’être arabe, berbère ou française. Une des premières synagogues fut construite à Sétif au 3ème siècle de notre ère, elle a abrité une communauté juive florissante jumelle de la grande communauté de Constantine. 

Une rose m’a lié pour toujours au cœur de ma cité. La rose, fleur de mon pays d’avant, odorante et belle dans la draperie de ses pétales, jamais ne s’est fanée, elle scintille encore comme aux jours de mon enfance. Elle émerge au souvenir des toits brillants au pays de lumière dans l’air éthéré du frais soleil de onze heures, des chaleurs sans pitié des siroccos brulants, de la froidure des hivers des hautes plaines, des soirs embrasés et des nuits fraiches et apaisées.

Mon père m’a transmis le gout des roses

Ma mère m’a emmené au pays Chaouya dont Batna est la reine et d’où sont issus les Levy et  Merouana (Corneille:) le village de nos vacances. Nous en parlerons une autre fois.

27 février 2024

                                                                       Charles Baccouche 

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5 Comments

  1. Bonjour,
    Un article très intéressant qui refait vivre mon enfance.
    J’ai connu à Sétif un Bacouche qui était un bon ami de mon frère aîné.
    C’est peut être vous (toi)
    Si c’est le cas, je me ferai un grand plaisir de te rencontrer.
    Amitiés

  2. Très bel article, tellement bien raconté, on s’y croirait moi qui ne suis jamais sortie de France et cet amour du père c’est touchant. Chose que l’on ne voit que très peu, par pudeur peut-être et c’est dommage.

  3. Un plaisir de lire ce joli texte
    Moi le juif algérien né ds le 3 eme arrondissement de Paris et qui ne connaît de la terre de mes ancêtres que les récits et les photos.

  4. Un racisme anti Pieds Noirs assumé. Pas un mot du racisme musulman,pourtant meurtrier,lui,tant en 1935 qu’en 1945 ,pour ne parler que de Sétif Élus années trente les Levy, député après guerre René Mayer!

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