Faut-il repenser l’humanisme ? – . Par Marc Alpozzo

Daniel Salvatore Schiffer

Entre le monde d’hier et le monde de demain, nous trouvons notre temps présent, un temps présent où rien ne semble aller de soi. Et justement pas d’humanisme ! Nous sommes à l’orée d’une période inédite dans l’Histoire, celle du post-humanisme, celle du transhumanisme, et celle de la révolution de l’idée même d’humanisme portée depuis plusieurs siècles. À l’horizon de cette nouvelle histoire, le philosophe Daniel Salvatore Schiffer a eu l’idée de réunir trente-trois intellectuels majeurs afin de réfléchir à l’humanisme du futur, voire de repenser l’humanisme pour ce nouveau siècle déjà bouleversé. 

La guerre menace, la fin des ressources naturelles fait craindre le pire, des paniques liées au réchauffement climatique, mais nous sommes toujours là.

Nous sommes là au milieu de l’effondrement de nos certitudes, dans l’immense chaos de nos développements et de nos avancées, américanisation par la technologie, assèchement spirituel par le progrès, Daniel Salvatore Schiffer ayant sûrement raison de nous rappeler, grâce à Baudelaire, que “nous périra là où nous pensions vivre”. Car depuis 1945, l’homme vit sans Dieu, seul au milieu de l’univers. Abandonnés, laissés pour compte, jetés au monde, condamnés à une liberté amère et complète.

C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit ce livre, puisque, dépossédé de tout message, de tout astre, de tout signe dans le ciel, l’homme ne doit désormais sa survie qu’à ses propres forces.

On dira que c’est dans ce malaise que ce livre a été écrit. Dirigé par le philosophe Daniel Salvatore Schiffer, qui avait déjà dirigé deux collectifs précédents, l’un sur Salman Rushdie (Éditions de l’Aube, 2022), et une autre sur Repenser le rôle de l’intellectuel (Éditions de l’Aube, 2023), une équipe de philosophes et d’écrivains a travaillé sur la difficile question du renouvellement de l’humanisme pour ce siècle.

Et c’est dans un contexte extrêmement tendu que de nombreux écrivains célèbres et importants ont réfléchi sur diverses thématiques, mais aussi sur “les excès dangereux, qu’ils soient idéologiques, politiques, scientifiques, technologiques ou épistémologiques, qui pèsent, potentiellement, sur le monde actuel : la mondialisation , l’intelligence artificielle, le transhumanisme, le wokisme, la cancel culture, les ‘lecteurs sensibles’, l’invasion des jugements normatifs et des règles moralisatrices, la multiplication des interdits, la régression des libertés individuelles, le complot, les fake news, la frénésie du buzz, […] la dictature numérique, la domination des réseaux sociaux, le cyber-harcèlement, la primauté du virtuel sur le réel, la perte de rationalité, l’appauvrissement du savoir et du langage, la baisse générale du niveau intellectuel dans l’enseignement scolaire, l’écriture inclusive, l’ambient conformisme, la remise en question de la laïcité, le communautarisme séparatiste, le retour du nationalisme, la montée de l’extrémisme, le terrorisme islamiste, le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme ainsi que l’islamophobie, la prolifération des guerres et des conflits, la menace nucléaire, le changement climatique, la crise énergétique, aggravation des épidémies, insécurité sociale, […]”, comme l’écrit Daniel Salvatore Schiffer dans sa très longue introduction à l’ouvrage. 

C’est ainsi que la boussole étant brisée, l’homme doit redéfinir l’humanisme pour faire face à la technocratie, à l’omniprésence de la technologie, mais aussi à sa toute-puissance. Comment peut-on encore écrire pleinement le mot “Humanisme”, comme le fait l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun, dans un poème sublime, qui tente d’y réfléchir, “En ces temps où l’homme est devenu indigne de tous” ? Peut-être est-ce possible, comme nous le recommande Marie-Jo Bonnet, dans un article où elle tente de trouver un espoir humaniste dans “une civilisation biotechnique qui programme l’obsolescence de l’Homme, et avec elle, la fin de l’humanisme”.

La question n’est pas anodine, et on est heureux de voir la vraie question posée dans ce livre essentiel de nos temps modernes : comment faire face à l’anéantissement progressif et paradoxal de l’homo sapiens au profit de l’homo numericus ? Bref, comment s’appellera ce posthumain à venir ? C’est Pierre-André Taguieff qui tente d’y répondre dans un très beau texte, écrivant contre l’éco-terrorisme, la criminalisation de l’humain, et disant qu’il n’y a rien de plus “prodigieux”, “merveilleux” ou “admirable” que l’homme, qualifiant , dans le sillage de Nietzsche, pour un “surhumanisme”. 

C’est donc une philosophie morale à l’échelle humaine que ce livre vise à vérifier. Daniel Salvatore Schiffer a raison d’y revenir, notamment avec l’aide de Levinas, Elsa Godart y fait aussi justement référence pour présenter sa conception de l’altérité, qui est, dit-elle, “cet humanisme des temps cybermodernes”. La plupart des textes de cet ouvrage sont accessibles à condition que le lecteur soit de bonne volonté. 

Nous sommes menés par des plumes aussi diverses que celles de Renée Fregosi qui affirme que l’humanisme est un combat, de l’écrivain Boualem Sansal qui remet en cause, malheureusement, sans ironie, le lien entre l’humanisme et Ornicar, de la journaliste et essayiste Nora Bussigny qui alerte sur les attaques du wokisme. sur les fondements de notre démocratie “de manière assumée et sans équivoque”, ce qui veut dire que, mêlé à l’humanisme, cela crée un dangereux antagonisme, l’avocat Arno Klarsfeld qui s’interroge sur la montée même de l’antisémitisme, ou encore Jean-Claude Zylberstein , qui, dans une courte lettre d’un étrange pessimisme, écrite au lendemain du 7 octobre 2023, et adressée à Daniel Salvatore Schiffer, avoue tristement ne voir aucun humanisme à l’horizon, mais plutôt l’avènement d’une nouvelle barbarie. 

D’autres intellectuels, plumes singulières et importantes pour notre époque, ponctuent cet ouvrage, notamment Luc Ferry qui interroge les deux âges de l’humanisme pour interroger le second qui, contrairement au premier, “fondé sur une apologie du droit et de la raison, la République , la science et les Lumières”, “prend chaque jour davantage en compte les dimensions émotionnelles de l’existence humaine qui conduisent à une véritable sacralisation de l’humain en tant que tel”, Rachel Khan qui rappelle à juste titre qu’il faut sauver l’humanisme d’un monde où la haine est diffusée par les réseaux sociaux et les nouveaux militants des droits de l’homme dans le seul but de diviser la société. 

Je pense aussi à Michel Maffesoli qui fonde tout son discours sur la « caritas » comme « humanisme intégral », à Robert Redeker qui propose un excellent article dans la grande tradition de la philosophie moderne, convoquant Heidegger, Sartre, Foucault, Althusser, pour nous donner expliquer que l’humanisme sans métaphysique est un arbre sans racines, mais cela est d’autant plus judicieux, qu’il faut en effet se demander comment penser l’homme sans penser à ce qui le dépasse ? comment penser l’humanisme sans accepter aujourd’hui, depuis la fin de la métaphysique, que nous sommes plus grands que nous-mêmes ? l’argument critique de l’essentialisme ayant tout aboli, ou encore Romaric Sangars dont on connaît le talent avéré, qui affirme, certainement à juste titre, que l’existentialisme est le nihilisme. 

Évidemment, j’oublie, s’il te plaît, pardonne-moi. Mais ce qui importait surtout au philosophe qui réunissait toutes ces grandes figures de la pensée du début du siècle, c’était justement que le traitement de la question de l’humanisme soit “libre et non partisan, critique et non fanatique, ouvert et non partisan”. -Manichéen, tolérant et non sectaire, anticonformiste tout en étant respectueux d’autrui, en harmonie avec ce “type de héros chez lequel se conjuguent aptitude à l’action, culture et lucidité” dont parlait magnifiquement Malraux, dessinant la figure du intellectuel moderne, dans son illustre Conquérants (1928). Tout y est sûrement dit. 

Depuis le premier volume de ce triptyque, Salman Rushdie en passant par la seconde Repenser le rôle de l’intellectuel, ce troisième et dernier volume a pour priorité de dessiner la figure de l’intellectuel de demain, qui doit être libre et non partisan, sincère et honnête, ouvert et héroïque. Ce livre a très probablement tenté de répondre à ce projet, conscient que l’enjeu est crucial, pour notre avenir et celui des générations futures. 

Marc Alpozzo
Philosophe et essayiste 

L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir.
Sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer : Luc-Olivier d’Algange, Marc Alpozzo, Dominique Baqué, Florence Belkacem, Tahar Ben Jelloun, Marie-Jo Bonnet, Nora Bussigny, Jean-Philippe Domecq, Samira El Ayachi, Luc Ferry, Renée Fregosi , Elsa Godart, François Kasbi, Rachel Khan, Arno Klarsfeld, Michel Maffesoli, Jean-Marie Montali, Bruno Moysan, Véronique Nahoum-Grappe, Françoise Nore, Céline Pina, Robert Redeker, Pierre-Yves Rougeyron, Stéphane Rozès, Romaric Sangars, Boualem Sansal, Jacques Sojcher, Pierre-André Taguieff, Patrick Vassort, Alain Vircondelet, Olivier Weber et Jean-Claude Zylberstein.

© Marc Alpozzo

Marc Alpozzo est philosophe et essayiste

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2 Comments

  1. Il me semble qu’Heidegger, Sartre et Foucault sont des contre modèles sur ce sujet (comme sur les autres). Ce sont Diderot, Voltaire, Hugo, Camus et Vladimir Jankélévitch qui peuvent en
    revanche servir de modèles. Ainsi que
    certains passages de textes religieux
    (Talmud, Bible, Bouddha) et des
    textes d’auteurs extrême orientaux
    (Lao Tseu). Ne voyez-vous pas que
    l’Occident moderne a atteint un niveau
    de barbarie comparable à celui de
    pays islamistes. La façon dont
    Nos sociétés sont restées insensible aux sévices commis sur de jeunes Anglaises à Telford et d’autres villes d’outre-Manche indiquait non seulement la mort civilisationnelle de l’Angleterre et la nôtre. Le
    gouvernement français (qui est un
    gouvernement fasciste puisqu’il
    pratique la dissimulation de crimes
    racistes) qui après la mort de Lola
    ose parler de “récupération” et de
    “sentiment d’insécurité” n’a rien
    d’humain : Macron et ses ministres (et
    bon nombre de ses électeurs) sont des
    psychopathes. Tout comme l’Etat
    britannique, l’Etat français est
    devenu un monstre froid ayant érigé
    l’inhumanité en système politique.
    L'”antiracisme”, c’est-à-dire dire le racisme déguisé en bonnes manières, est d’ailleurs une des manifestations les plus fortes de cette totale déshumanisation.
    Le nihilisme et la haine de soi (auxquelles Sartre et Foucault ont grandement contribué) sont les tares de l’Occident moderne. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse à déclencher des guerres partout, alors même que nos propres sociétés sont en quasi état de guerre civile.
    Nos sociétés vouent un culte au Rien et aspirent donc à devenir Rien : leur souhait va être exaucé.

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