Mathieu Bock-Côté: “Il faut imaginer Finkielkraut heureux”

Mathieu Bock-Côté. Le Figaro
Pêcheur de Perles”, d’Alain Finkielkraut, Gallimard. Editions Gallimard

CHRONIQUE – Alain Finkielkraut a trouvé dans la méditation autobiographique un nouveau souffle et une nouvelle manière d’aborder le monde qu’il habite. Pêcheur de perles, son nouveau livre, est un de ses plus beaux et de ses plus personnels, salue notre chroniqueur.

Alain Finkielkraut ne le cachait ni à ses proches, ni à ses amis : il craignait d’être rendu au bout de son œuvre. De n’avoir plus rien à dire. Ou pire encore, d’être condamné à se répéter. Il se trompait, évidemment, mais cette inquiétude lui gâchait la vie, je crois. Puis l’inspiration lui revint. Le philosophe a trouvé dans la méditation autobiographique un nouveau souffle et une nouvelle manière d’aborder le monde qui l’habite et qu’il habite. Il s’y est engagé en faisant le pari de répondre à ceux qui lui reprochent de temps en temps de trop citer, comme s’il ne pouvait exprimer sa pensée qu’en empruntant les mots des autres. C’était évidemment un reproche insensé.

Car la pensée de Finkielkraut ne s’enferme pas dans une citation. Elle sert plutôt de point de départ, chaque fois, et depuis longtemps, à l’enclenchement d’une conversation avec un auteur qui lui permettra à terme d’aller plus loin dans le déploiement de sa propre réflexion. On aurait dû le savoir : « On ne pense pas par soi-même de soi-même. » Cette formule qu’on lui doit, et qui remonte à son ouvrage L’Ingratitude, résume en quelque sorte l’esprit de Pêcheur de perles, son nouveau livre, un de ses plus beaux, un de ses plus personnels – plus encore qu’À la première personne, son livre autobiographique de 2019. Finkielkraut nous présente ici les citations qui l’aident à respirer.

Tous l’ont noté, Finkielkraut commence son livre avec le récit le plus inattendu qui soit : celui d’un homme amoureux qui passe à deux doigts de perdre celle qu’il aime, et qu’il regagne en refusant de suivre les conseils des machiavels de la technique amoureuse, lui suggérant de feindre la plus grande indifférence, à la manière d’un séducteur en série, la froideur du largué devant apparemment susciter le désir de celle qui l’a congédié. Il fera tout le contraire et gagnera son pari, en en faisant sa femme pour la vie. C’est l’histoire d’un homme qui se jette dans le vide et qui en ressort finalement à deux. Finkielkraut trouve dans ce beau souvenir une bonne raison de ne pas maudire son passage sur terre.

Finkielkraut est aussi un philosophe de l’angoisse. Il confesse dans cet ouvrage sa plus grande crainte : devenir étranger à lui-même, et se présenter au monde comme un spectre. Cette crainte a un nom : Alzheimer. Elle représente l’image contemporaine de la dégénérescence, et tous finissent par la croiser chez un de leurs proches. Finkielkraut ne veut pas en arriver là, et réclame le droit de quitter ce monde si jamais il se sait voguer vers le naufrage. Ce droit revendiqué ne relève pas chez lui du fantasme de toute-puissance des modernes, qui rêvent à une maîtrise intégrale de l’existence, mais du droit de quitter le monde sur la pointe des pieds sans offrir à ceux qu’on aime le spectacle d’une déchéance baveuse.

L’enlaidissement de la cité

Bien des citations récoltées par Finkielkraut nous rappellent à quel point il est un philosophe de la dette. Ce n’est pas le passé pour le passé qu’aime Finkielkraut, mais l’obligation que la conscience de la filiation et de la finitude engendre. C’est ainsi que les hommes se lient au monde sans pour autant négocier formellement je ne sais quel contrat. Chez Hölderlin, il commente l’appel à la fidélité pour l’héritage. Chez Hannah Arendt, il retrouve la célébration du donné, du déjà-là. Chez Kundera, il se rappelle que l’Europe a été une civilisation avant d’être une organisation. Et chez Paul McCartney, il dégote même la perle suivante : « I believe in yesterday. »

L’homme naît dans un monde qui le précède et qui lui survivra. Il lui appartient de ne pas le saccager, de le transmettre, et dans la mesure du possible, de l’améliorer. Il s’agit probablement, au-delà de la défense des libertés, de la seule éthique politique qui vaille. Il se désole de l’enlaidissement de la cité, d’une société où plus personne n’est capable de s’endimancher, car c’est normalement ce qu’on devrait faire lorsqu’on part à la rencontre de ce qui nous dépasse. Mais l’homme contemporain veut tout ramener à sa petite taille, quitte à sautiller ensuite comme un excité pour se grandir.

Au terme de ce beau livre, le philosophe angoissé qu’est Alain Finkielkraut semble presque serein. Presque. On ne se refait pas. Celui qui sent que le monde se délite ne peut jamais être en paix avec lui, non plus qu’avec ses contemporains qui le laissent se déliter. À ceux qui se moquent des nostalgiques, il répond qu’en effet, le monde était mieux avant. Finkielkraut est le conservateur de la meilleure part de l’avant. Il se voit souvent comme une digue et cherche à faire ce que les hommes font depuis toujours lorsqu’ils refusent de désespérer du monde : ils le transmettent, ou du moins, ils cherchent à le faire. Je disais Finkielkraut serein. Ce n’est pas le bon mot. J’aurais dû dire heureux. Oui. Il faut désormais imaginer Finkielkraut heureux.

© Mathieu Bock-Côté

https://www.lefigaro.fr/vox/culture/mathieu-bock-cote-il-faut-imaginer-finkielkraut-heureux-20240119


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1 Comment

  1. En tant que personne, j’aime beaucoup Finkielkraut. Il y a chez lui quelque chose de profondément humain et d’idealiste voire fleur bleue.
    Mais en tant que penseur politique, il me semble moyennement intéressant. Ses analyses comportent généralement des vérités mais restent superficielles et ne vont pas au fond des choses. Georges Bensoussan, Céline Pina et Charles Rozman, pour ne citer qu’eux, ont une réflexion bien plus approfondie.

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