De l’Ukraine à Gaza, l’antisémitisme russe est de retour. Par Renée Fregosi

Le “Z” se multiplie dans les lieux publics russes en guise d’appui aux troupes déployées en Ukraine.
Photo AFP VIA GETTY IMAGES

Antisémitisme propalestiniste

“L’antisémitisme [qui] n’est pas chose nouvelle en Russie, même si le Kremlin prétend le voir partout en Ukraine[1]“, semble bien faire un retour en force depuis le pogrom génocidaire perpétré par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. Dans les manifestations d’hostilité à Israël et l’augmentation exponentielle des actes antisémites, la Russie n’a pas été en reste : quelques jours à peine après les massacres, Moscou a accueilli une délégation du Hamas, refusant de qualifier de terroriste l’organisation islamiste[2], une foule plus ou moins encadrée par les autorités a formé une émeute pogromiste au Daghestan[3], Vladimir Poutine a comparé la riposte d’Israël sur la Bande de Gaza au siège de Léningrad par les Nazis[4] et “Le groupe Wagner se prépare à̀ livrer un système de défense anti-aérienne au Hezbollah ou à l’Iran, selon la Maison Blanche[5]“.  

L’historien nord-américain Timothy Snyder qualifie de “schizo-fascisme”, le phénomène exacerbé en Russie aujourd’hui (mais que l’on connait en France aussi dans une moindre mesure à travers la construction de l’idéologie “antifasciste” dans les années 60-70[6]) “où des gens qui sont eux-mêmes sans ambiguïté fascistes qualifient les autres de fascistes”.  Trois générations après la Seconde guerre mondiale, tandis que la propagande soviétique définissait la guerre “comme une lutte antifasciste, dans laquelle les Russes étaient du côté du bien et les fascistes étaient l’ennemi[7]“, il est impossible pour les Russes de se considérer comme fascistes, et leurs ennemis ne peuvent qu’être, pour leur part, des fascistes.

Or l’invasion de l’Ukraine en février 2022 a fait passer ce processus d’inversion des rôles à un degré supérieur, et le moteur de cette accélération est sans surprise l’antisémitisme. En revenant sur la lettre “Z” qui a marqué le début de ladite “opération spéciale”, on peut en effet formuler une nouvelle hypothèse pour en analyser l’usage, en rapport avec les persécutions antisémites d’hier et d’aujourd’hui.

Le mystérieux “Z”

“Dès la deuxième semaine de la guerre en Ukraine, la lettre latine Z était devenue un symbole universel de soutien à la puissance et aux opérations militaires russes. On le retrouve non seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi sur les panneaux publicitaires des centres des villes russes, sur les bâtiments administratifs, les musées et sur les Russes eux-mêmes – sur les vêtements, dans le maquillage et même chez les manucures”.[8] Le Z n’existant pas dans l’alphabet cyrillique, plusieurs interprétations ont été avancées quant à son usage propagandiste (tracé initialement sur les chars d’assauts russes, puis généralisé sur différents supports militaires et civils). Si, prise isolément, aucune de ces hypothèses n’est totalement probante, ensemble elles dessinent un tableau auquel il faut ajouter une touche d’antisémitisme pour qu’il soit totalement convaincant. 

Tout d’abord, on a pensé que Z signifiait “Za pobedy”, “Pour la victoire” en langue russe, d’autant que la lettre “V” qui pourrait symboliser le V de la victoire était également inscrite sur d’autres appareils militaires. On a avancé aussi que le Z signifiait “Zapad”, “Ouest”, puisque V peut, pour sa part, être l’initiale pour “Est”, et que parfois on a vu également la lettre O pouvant indiquer le district du “Centre”.  Au demeurant, c’est la lettre Z qui s’est répandue, devenant le symbole générique du soutien à l’invasion russe en Ukraine, elle-même baptisée “Opération Z”. Frappés par la dimension propagandiste de l’apparition de ce signe, certains ont alors fait l’association du “Z” avec le symbole ​​des divisions SS (“ZZ” ).

Pour Barbie Latza Nadeau, “le ‘Z’ s’apparente à une nouvelle croix gammée ou symbole de haine.”[9]  Le journaliste ukrainien Vitaly Portnykov, quant à lui, a décrit le symbole “Z” comme une “demi-croix gammée stylisée”, et Masha Gessen, journaliste et écrivain russo-américaine, y a vu une “similarité révélatrice”[10]  avec le symbole runique de Wolfsangel, ressemblant à un Z barré, emblème notamment de la 4e division SS qui combattit près de Luga, Pskov et Leningrad. 

En Allemagne, de nombreux commentaires allèrent dans ce sens. Ainsi le journaliste Kerstin Holm a estimé que le Z était en tous les cas “le signe menaçant du nouveau totalitarisme russe[11]“. Et l’historienne Anne Applebaum a estimé : “Le Z est […] utilisé de la même manière que la croix gammée dans l’Allemagne nazie : comme symbole pour rappeler aux gens de ne pas critiquer, que l’État est uni et qu’il ne sert à rien de prendre ses distances avec lui”.[12]

“Z” comme Juif

Mais si on admet d’une part, la théorie du retournement du stigmate par le schizo-fascisme, et d’autre part, que le Z évoque un insigne nazi, comment peut-il être tracé et arboré avec arrogance par les Russes et les pro-Russes, en se l’appropriant comme un signe identitaire en quelque sorte ? Serait-ce une autodénonciation inconsciente ? Le pouvoir russe s’affirmerait lui-même comme étant du côté des nazis, tout en en projetant l’opprobre sur l’ennemi. Peut-être s’agirait-il alors, d’un double retournement du stigmate : faute de pouvoir apposer directement sur le corps et les possessions de l’ennemi qui se tient à distance la marque d’infamie dont on l’accuse, l’agresseur s’affublerait lui-même de ce signe distinctif dégradant. Cela peut paraître bien alambiqué comme analyse, et pourtant…

On connait l’importance, dans la propagande, des sous-entendus, des références subliminales, des doubles sens, des jeux de mots, des euphémismes, des stimulations d’éléments culturels profonds inconscients, ou des inversions victimaires. Victor Klemperer[13] en a fait brillamment la démonstration, et Joseph Goebbels ne disait-il pas lui-même que la propagande est “non pas un dogme, mais comme un art de l’élasticité[14]” ? C’est en effet cette sorte d’élasticité, de plasticité allant jusqu’à affirmer une chose et son contraire simultanément ou alternativement, que l’on peut observer dans l’usage fait par Vladimir Poutine de l’antisémitisme. Parfois, on accuse l’ennemi d’être antisémite, parfois on en accuse un autre de faire le jeu de l’antisémitisme en étant “un mauvais Juif”, tout en usant soi-même de tous les ressort de la passion antisémite ancestrale.

L’usage du Z pour désigner les antisémites à la vindicte est d’ailleurs patente puisque “des personnes non identifiées [peignaient] la lettre Z sur la porte de l’appartement de Rita Flores, membre des Pussy Riot[15]“, au motif sans doute que dix ans plus tôt, Vladimir Poutine affirmait que les Pussy Riot avaient affiché “des positions antisémites[16]“. Par ailleurs, Volodymyr Zelensky est traité de nazi et dénoncé comme Juif, faux Juif et “honte des Juifs[17]” tout à la fois, tandis que Poutine identifie la population russe aux victimes de pogroms qui seraient organisés par les Occidentaux à travers les sanctions[18]. Le mot de la langue russe “pogrom” étant devenu le terme générique qui désigne ces attaques plus ou moins meurtrières, accompagnées de saccages, menées contre des communautés juives, dont les Russes étaient coutumiers, pratique répandue dans tout l’Est de l’Europe et jusqu’au Maghreb et au Moyen-Orient, l’inversion des rôles est évidement absolument cynique.

La perspective psychanalysante du “schizo-fascisme” utilisée dans le cadre de la guerre en Ukraine, permet alors, en suivant la circulation du signifiant[19] “Z”, d’ajouter une nouvelle hypothèse interprétative, cette fois en termes d’obsession antisémite. Dans l’histoire de l’Europe de l’Est du XXème siècle sous la botte des Nazis et de leurs alliés, la lettre Z a été la marque distinctive que les Juifs ont été contraints d’apposer sur leurs vêtements ou de porter sur des brassards, en l’associant ou non avec une étoile de David, au même titre que la lettre “J” et “l’étoile jaune” en Europe occidentale occupée. “Z” pour “Zidov”, “Zsidó”, “Zidu”, “Zyd” ou “Zid”, qui veut dire “Juif” en Croate et en Slovène, en Hongrois, en Lithuanien, en Polonais, en Slovaque et en Tchèque.

Même si en Russe, en Ukrainien ou en Serbe, le mot qui signifie Juif évoquant “hébraïque” ou “hébreux” ne commence pas par un Z, les images d’enfants notamment, portant le Z accroché à leur manteau ou tracé sur un brassard, des ghettos polonais à l’épouvantable camp croate de Jacenovac, ne peuvent être étrangères à l’espace mental en Europe centrale et orientale, Russie et Ukraine comprises. Quant à l’initiale du nom du “Juif Zelensky”, difficile de ne pas l’associer également au Z de la propagande poutinienne. Sorte de trophée par anticipation, le Z pointait donc la cible de la chasse à l’homme censée fondre sur Kiev pour y assassiner le président honni et annihiler le caractère ukrainien de cette prétendue partie intégrante de l’empire russe éternel. Alourdi de sens, le signifiant “Z” circulant de blindé désarticulé en breloque passée de mode, finirait donc sa course en libérant le retour du refoulé antisémite du “tsar” Poutine.

© Renée Fregosi


Notes


[1] Jean-François Bouthors, Desk Russie, 11 novembre 2023, https://desk-russie.eu/2023/11/11/petite-geopolitique-de-lantisemitisme.html

[2] Marianne, 27 octobre 2023, « “Une initiative obscène”: le Hamas reçu en visite à Moscou, Israël et la Russie au bord de la rupture » : https://www.marianne.net/monde/une-initiative-obscene-le-hamas-recu-en-visite-a-moscou-israel-et-la-russie-au-bord-de-la-rupture

[3] Le Grand continent, 5 novembre 2023, 

« Attaque antisémite au Daghestan : géopolitique des réactions internationales », https://legrandcontinent.eu/fr/2023/11/05/attaque-antisemite-au-daghestan-geopolitique-des-reactions-internationales/

[4] Times of Israel, https://fr. https://fr.timesofisrael.com/liveblog_entry/poutine-compare-le-siege-de-gaza-a-celui-de-leningrad-par-les-nazis/

[5] Le Figaro, 21 novembre 2023, https://www.lefigaro.fr/international/le-groupe-russe-wagner-se-prepare-a-livrer-un-systeme-de-defense-anti-aerienne-au-hezbollah-ou-a-l-iran-20231121

[6] Voir Jean Birnbaum, Leur jeunesse et la nôtre, Éditions Stock, 2005

[7] Interview de Timothy Snyder par John Connelly pour Public Books, 7 décembre 2018, « Timothy Snyder on Russia and “Dark Globalization” » https://www.publicbooks.org/public-thinker-timothy-snyder-on-russia-and-dark-globalization/

[8] Grigor Atanessian, BBC en Russe, 9 mars 2022, « Quelle est la lettre Z : « nouvelle croix gammée » ou flash mob du Kremlin ? » « Что такое буква Z: “новая свастика” или кремлевский флешмоб? » https://www.bbc.com/russian/features-60670375

[9] The Dealy Beast, 7 mars 2022, « Putin’s World War Z Has Created a New Swastika », https://www.thedailybeast.com/vladimir-putins-world-war-z-has-created-a-new-swastika

[10] Newyorker, 7 mars 2022, « “Z” Is the Symbol of the New Russian Politics of Aggression », https://www.newyorker.com/news/our-columnists/z-is-the-symbol-of-the-new-russian-politics-of-aggression

[11] Frankfurter Allgemeine Zeitung10 mars 2022, « Z wie Zombie », https://www.faz.net/aktuell/feuilleton/putins-invasionstruppen-buchstabe-z-auf-panzern-in-der-ukraine-17867490.html

[12] Tagesschau, 13 août 2022, « Anspruch auf totale Herrschaft », https://www.tagesschau.de/russland-diktatur-applebaum-101.html

[13] LTI, la langue du IIIe Reich, Éditions Pocket, 2002

[14] Journal du ministre de la Justice du Reich, janvier 1940, citation indiquée par Herbert Ludolf, reprise par Vincent Platini, Lire, s’évader, résister. Essai sur la culture de masse sous le IIIe Reich, Éditions La découverte, 2014

[15] Grigor Atanessian, BBC en Russe, 9 mars 2022, « Quelle est la lettre Z : « nouvelle croix gammée » ou flash mob du Kremlin ? », « Что такое буква Z: “новая свастика” или кремлевский флешмоб? »,

https://www.bbc.com/russian/features-60670375

[16] Le Point, 16 novembre 2012, « Les Pussy Riot sont antisémites », https://www.lepoint.fr/monde/poutine-les-pussy-riot-sont-antisemites-16-11-2012-1529881_24.php

[17] Le Point, 16 juin 2023, « Poutine qualifie le président Zelensky de “honte » pour le peuple juif” »,https://www.lepoint.fr/monde/poutine-qualifie-le-president-zelensky-de-honte-pour-le-peuple-juif-16-06-2023-2524797_24.php

[18] TF1, 16 mars 2022, « Vladimir Poutine compare les sanctions de l’Occident “aux pogroms antisémites” »,https://www.tf1info.fr/international/guerre-en-ukraine-vladimir-poutine-compare-les-sanctions-de-l-occident-aux-pogroms-antisemites-2213747.html

[19] A travers l’analyse de L’homme aux loups de Freud, Lacan montre comment, en repérant la présence, l’absence, l’agencement, la répétition, la circulation en somme du « v » à l’envers qui fait « oreille de loup », dans le récit du patient, se construit le diagnostic de névrose obsessionnelle. Jacques Lacan/Jacques-Alain Miller, Aux confins du Séminaire – Sur l’homme aux loups, Dissolution, Caracas, Éditions Navarin, 2021


L’auteur

Philosophe et politologue, Présidente du CECIEC* depuis 1990, Membre de Dhimmi Watch et de l’Observatoire des idéologies identitaires, Renée Fregosi a publié en 2023 Cinquante nuances de dictature. Tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs aux Éditions de l’Aube.

*Le CECIEC (Centre Européen pour la Coopération Internationale et les Échanges Culturelles) est une ONG créée en 1990, spécialisée dans l’ingénierie démocratique 


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6 Comments

  1. Que le Kremlin instrumentalise et relaie la propagande pro palestinienne afin de servir ses intérêts geostrategiques au Moyen-Orient n’est pas nouveau. Vous pourriez faire le même reproche à l’Élysée. C’est condamnable mais ce n’est nullement spécifique à la Russie qui avait d’ailleurs opéré un rapprochement avec Israël avant l’offensive militaire de 2022. Vous pourriez faire exactement le même reproche à de nombreux autres pays dont la France.

    Au-delà des spéculations hasardeuses et peu convaincantes de l’auteure sur la lettre Z, je me permets de lui rappeler que les neo nazis pro Hamas n’ont pas pignon sur rue à Moscou mais plutôt à Londres, Paris et Berlin. Que les mouvements indigénistes ne sont ni pro russes ni formés dans les universités moscovites et que la multiplication des crimes antisémites se produit ici.

    Preuve flagrante de la malhonnêteté de l’article : l’absence de référence au culte des collaborateurs du 3eme Reich en Ukraine. Il est vrai que parler de la lettre Z permet de ne parler de la lettre A. A comme Azov. Ou de la lettre B. B comme Bandera.

  2. Il est également vrai que Le NYT, The Guardian, Liberation, L’immonde et autres brulots d’extrême droite antisémite sont bien connus pour leurs sympathies pro russes 🙂 Tout le monde sait cela, en effet…

  3. Merci aux commentateurs de mon article pour l’intérêt qu’ils lui ont porté et surtout un grand merci à Sarah Cattan et à TJ pour avoir osé le publier ! Encore une fois faut-il le répéter, 1. on ne peut pas parler de tout lorsqu’on centre son propos sur un sujet, et surtout 2. l’infamie de l’un n’efface ni n’est annulée par l’infamie des autres… 🙂

  4. L’attitude de la Russie et des États-Unis vis-à-vis d’Israel a toujours eu pour motif de consolider leur influence au Moyen-Orient. L’antisémitisme de la Russie tsariste puis de Staline et Krouchtchev était extrêmement fort, mais d’accord avec @Kinski en 2023 il n’y a plus rien de comparable. L’UE finance la “””cause palestinienne””” et sa politique vise sciemment ou inconsciemment à chasser les Juifs d’Europe. Pointer du doigt la Russie (tentative de justifier la catastrophe militaire, économique et politique du soutien à l’Ukraine ?) en ce moment paraît un peu anachronique. Surtout qd on compare la Russie avec l’Occident actuel où les heures sombres sont revenues. Et cela ce n’est pas de la rhétorique !

  5. Nous avons été informés ce dimanche d’une longue conversation téléphonique entre les dirigeants Israélien et Russe. Cet échange aurait duré plus d’une heure.
    “Radio Shalom 94.8” en donnait hier lundi le résultat en ces termes.
    “A la suite de l’entretien téléphonique de dimanche entre Vladimir Poutine et Benyamin Netanyahou, le vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov a exigé du Hamas et des autres factions palestiniennes la libération des otages.” A chacun de juger le jeu diplomatique de la Russie conduit par ses dirigeants. Taper sur les dirigeants Russes avec des arguments que je trouve assez alambiqués est-il bien à propos ?

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