Henri Benkoski nous invite à lire Riss: À la manière de Proust. En une phrase, évidemment: “Longtemps je me suis couché de bonne heure”

“Longtemps, je me suis couché de bonne heure, après avoir regardé le journal de 20 heures, où, comme tous les soirs, on me repassait les mêmes histoires de guerres, de meurtres, de grèves, de réchauffement climatique, et je me disais que rien ne vaut un bon lit chaud où se blottir pour oublier cette merde que demain, quand je me lèverai, aussi de bonne heure, je retrouverai, intacte, indestructible, la bêtise humaine, universelle et éternelle, moi qui pensais, il y a encore quelques années, qu’un autre monde était possible et qu’il était encore temps d’agir pour changer les choses, preuve d’un optimisme aussi flatteur que naïf, mais qui me porte tout de même à sauver ce qui peut encore l’être, et pour cela, ça doit bien faire dix lignes que j’écris en essayant de faire une seule phrase, à la manière de Proust, dont on célèbre cette semaine le centenaire de la disparition, exercice un peu idiot puisque lorsque arrivera le centenaire de la mort de Perec je me sentirai obligé d’écrire un texte sans la lettre e, ce qui risque d’être très chiant, et que lorsqu’on célébrera la mort de Céline je devrai pondre un texte avec le mot “juif” à chaque phrase, alors je me dis que rendre hommage à un grand homme est vain, car qu’est-ce que Proust en a à faire, du fond de son cercueil, où il fut couché une fois de plus de bonne heure, un beau jour de 1922, lui qui aura passé sa vie à ne pas en foutre une rame, à part grenouiller chez les bourges et les culs serrés de la haute mais qui, il faut bien l’admettre, aura eu la présence d’esprit de décrire ce petit monde comme un enfant qui observe les cloportes et les mille-pattes cachés sous un gros caillou qu’il vient de soulever, et qu’il a su transformer sa vie de parasite mondain en destinée d’écrivain universel, après avoir compris que l’humanité sous toutes ses formes est digne d’intérêt, même ceux qui vous semblent étrangers, car c’est là la grandeur des écrivains, celle de se projeter avec ses lecteurs vers autrui, vers ce qui n’est pas soi, exercice d’autant plus difficile que la nature humaine incite souvent à l’égoïsme et au nombrilisme, et que sans des plumes inspirées pour nous obliger à être attentifs aux autres, personne ne le serait, et certainement pas le monde numérique, qui ne sait rien faire d’autre que nous renvoyer notre propre image et nous laisser croire que nous sommes des êtres très intéressants, alors que nous sommes la plupart du temps trop banals pour mériter qu’on construise des data centers tournant jour et nuit afin de diffuser nos photos de vacances, surtout celles des plats qu’on a bouffés là-bas, ce qui n’aurait pas manqué d’atterrer Proust, dont on imagine mal qu’il ait pu aujourd’hui avoir un compte Instagram ou TikTok pour nous raconter platement, vulgairement, les observations du petit monde qui était le sien, démontrant par là même qu’il ne suffit pas de disposer d’outils de communication comme Internet, mais qu’il faut, et c’est le plus dur, avoir quelque chose à raconter digne de l’être, ce qui constitue là un critère de sélection bien cruel, car beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils n’ont rien à dire d’original qui mérite qu’on passe des câbles sous-marins à travers les océans du monde, comme si, plus on avait de possibilités de communiquer, moins on avait de choses à dire, ce qu’on ne peut pas reprocher à Proust, mais voilà qu’arrive enfin la fin de ce texte, et je me dis que c’est pas trop tôt, car je commence à en avoir ras le bol de vouloir péter plus haut que mon cul en essayant de faire des phrases d’une page comme Proust, car c’est tout de même plus marrant de lui rendre hommage de cette manière plutôt qu’en refourguant toutes les deux lignes des “du côté de chez Trucmuche” et des “à l’ombre des branleuses en fleurs”, comme le font à chaque fois les articles qui parlent de lui, voilà, c’est fini, vous pouvez reprendre votre respiration, et aller vous coucher tôt, vous aussi”.

© Riss

Riss est le chef de la rédaction de “Charlie Hebdo”.

Édito du 22 novembre 2022: “Plutôt Marcel mort que Musk vivant

Source: “Charlie Hebdo

https://charliehebdo.fr/2022/11/culture/livres/plutot-marcel-mort-musk-vivant/

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