L’Incommensurable lourdeur d’avoir, l’insupportable obligation d’être


Être et avoir, avoir et être… ces deux verbes, parfois auxiliaires de conjugaison, s’imposent dans nos vies, semblent être devenus l’alpha et l’oméga de toute réflexion sociale et politique. L’invisible frontière entre les êtres. Une sorte d’avoir sur leurs vies futures…

Depuis des dizaines d’années pourtant on apprend aux futurs journalistes, et l’on conseille aux écrivains débutants d’éviter d’y recourir à tort et à travers ; idem pour le verbe “faire”… La langue française est assez riche, leur dit-on, pour qu’ils puissent s’en priver et qu’ils leur substituent un verbe plus adapté, plus précis, plus riche en somme…

Mais, si la langue française est subtile – et si complexe à maîtriser – point n’est besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir qu’à l’ère “digitale” nous nous retrouvons, plus que jamais, confrontés à une réalité binaire dans laquelle les verbes « être » et « avoir » semblent ne pas posséder, au fond, d’équivalent utile ou légitime. 

Cette réalité nous enferme… Nous allons en parler. 


Pourquoi ce sujet ? 

Si j’en viens à parler de ces deux verbes, c’est en réaction – comme souvent – à des faits d’actualité, des discours creux ou dangereux, des débats politiques souvent stériles et caricaturaux, de véritables rixes médiatiques parfois… 

On sait tous, ou l’on croit savoir, « qu’être » s’utilise généralement pour exprimer un état, une attitude ou une action, tandis que le verbe « avoir » s’utilise pour exprimer la possession. En espagnol, contrairement au français, il y a deux verbes pour exprimer « être » : « ser » et « estar », qui distinguent des sens distincts entre état et action. Mais il y en a deux aussi pour « avoir » avec « tener » pour évoquer la possession, tandis que l’auxiliaire se dit « haber ». 

Revenus à notre langue française, ce que l’on ne perçoit pas nécessairement c’est combien il devient difficile, dans ce premier quart de 21ème siècle chaotique, d’avoir et d’être… ou d’être et d’avoir été. 

On reproche à certains d’avoir (de posséder) et surtout « d’avoir beaucoup », au motif que d’autres n’ont rien ou pas grand-chose. A d’autres on reproche d’être ce qu’ils sont, ce qui serait insupportable, ce qui conduit à instaurer une opposition artificielle entre identités. 

La confusion vient quand les deux notions se mêlent : quand pour certains « on est ce que l’on a » ou « que l’on a parce que l’on est ». Et les multiples questions qui en découlent s’avèrent pour le moins épineuses. Au “Qui es-tu ?” peut-il se substituer le “Qu’as-tu ?” au sens de « Que possèdes-tu » ? 

Dans un pays où l’argent est tabou, contrairement aux États-Unis par exemple où les gens n’ont aucun mal à dire ce qu’ils gagnent et ce qu’ils possèdent, « avoir du bien » comme on disait autrefois peut-il suffire pour « être quelqu’un ? », voire « quelqu’un de bien ? ». Ou au contraire à « être un sale type » ?

En sens inverse, ne rien détenir (posséder), ou si peu, fait très souvent figure de vertu cardinale dans un pays aux origines chrétiennes qui a depuis si longtemps considéré la richesse et l’argent comme des péchés vénaux. 

Bernard Arnaud… Ce salaud de riche


Nous venons de le vivre, avec la somme non négligeable, mais considérée par certains comme dérisoire, offerte aux Restos du Cœur par l’homme d’affaires français et plus riche au monde, Bernard Arnaud (et sa famille). 

L’hostilité à son endroit, qui supplante de beaucoup les remerciements, se nourrit d’un paradoxe que les marxistes et wokistes de toutes obédiences auront bien du mal à faire taire. 

Nouveaux bigots d’une orthodoxie binaire, ils ont fait leur ce credo simpliste et populiste qui n’est pas jeune : les riches – tous les riches, à fortiori les milliardaires – sont des voyous (qui, à minima, ne payent pas leurs impôts). De ce fait, leur générosité n’est qu’une feinte doublée d’une misérable aumône. 

Dans ce registre, Les LFI et les écolos, les communistes aussi, s’en sont donné à cœur joie ces derniers jours avec, en tête de gondole, le quarteron des inénarrables Marine Tondelier, Mathilde Panot, Sandrine Rousseau et Manon Aubry et leurs slogans simplistes et pour tout dire infantiles : “Taxez les riches” et “la France n’a pas besoin de milliardaires”… 

Ces gens se sentent d’autant plus décomplexés qu’ils s’appuient sur le chaud soutien de tout un milieu « d’intellectuels » et d’agents de la gauche culturelle et d’économistes marxistes, morts ou vivants, qui leur donnent une caution morale ou scientifique, des époux Pinçon-Charlot au nouveau couple vedette Thomas Piketty-Julie Cagé, en passant par les sociologues Pierre Bourdieu et Edgar Morin, sans oublier une foule d’artistes et d’écrivains d’Annie Ernaux à François Begaudeau, en passant par Édouard Louis et son compagnon radical Geoffroy de Lagasnerie… 

Chacun d’entre eux pousse, peu ou prou, cette idée qu’il y a les sans-grades et ceux qui sont « parce qu’ils ont », qui accumulent de façon indécente et scandaleuses les avantages et tous les honneurs en se moquant de la majorité de la population en proie aux affres de l’inflation et de leur pouvoir d’achat en berne… Ceux-là évoquent aussi la nécessité d’une revanche sociale pour ceux qui n’ONT rien et donc ne SONT rien… Y compris par les moyens les plus radicaux ! Le soutien aux Gilets jaunes puis, quelques années plus tard, aux émeutiers et casseurs de l’après-Nahel peut se lire à cette aune… 

Ces pourfendeurs du « grand capital », comme on le disait encore du temps de Georges Marchais, excluent radicalement l’idée qu’on puisse être sans avoir. La gauche émancipatrice et républicaine, arrivée au pouvoir en 1981, s’est pourtant construite sur la position exactement contraire !  

Ces mêmes personnes hostiles à tout pacte social qui inclurait des « possédants » et des « non-possédants » refusent aussi d’accepter que certains « possédants » ont commencé par n’avoir pas grand-chose hier. Y compris ne pas s’accepter tels qu’ils sont – Ernaux, dans ce registre, se révèle la pure représentante d’une certaine haine de soi. 

Il faut dire que chez ces gens-là…, les transfuges de classe et les « parvenus », ils les ont en horreur. Non seulement parce que ces transfuges ont intégré sans complexe la classe des « possédants », mais surtout parce qu’ils donnent un peu de crédit à la théorie d’une possibilité de s’élever socialement autrement que par une entourloupe, le vol ou par un clin d’œil du destin… La haine de Bernard Tapie, qui rebondit ces jours-ci avec la sortie d’une série controversée sur Netflix, montre que cette haine n’est pas récente. 

Les premiers de cordée, ils les ont en horreur presque autant que ceux qui auraient bénéficié d’un « ruissellement » providentiel. D’autant plus que cette terminologie a été reprise à son compte par Emmanuel Macron, qui est et restera toujours pour eux un « banquier de chez Rothschild » : insulte suprême ! 

Au-delà de la lutte des classes, la lutte des « races »

  
Mais il n’y a pas que la lutte des classes moderne sur fond de verbe « avoir ». Il y a la lutte des « races » (on m’excusera cette formule tout à fait surannée et scientifiquement fausse). Car le verbe « être », tout autant que le verbe « avoir », semble conduire presque inévitablement à l’intolérance, dans un monde d’intersectionnalité des luttes revendiquée… 

Pour certains en effet, « je ne suis pas parce que je pense, même si j’ai des cartes en main » (vous l’avez ?), mais je serai toujours ce que je suis, et que j’étais en poussant mon premier cri. On appelle cela l’essentialisation, mère de tous les racismes. 

En ce début de 21ème siècle, qu’il semble loin le mouvement existentialiste Sartrien et Beauvoirien, qui déclarait que « L’existence précède l’essence » ! Autrement dit qu’on ne pouvait être réduit à ses origines, sa religion, sa fortune ou sa pauvreté à la naissance. 
Que la vie de chacun ne saurait être écrite d’avance, qu’elle se construit par le travail et l’effort, l’apprentissage et l’éducation, tout au long de son existence. Bourdieu et sa reproduction des inégalités est passée par là ; les écrivains Ernaux et Louis aussi qui pleurent sur leur pauvreté originelle dont ils seraient, à vie, les victimes.

La gauche humaniste et populaire d’autrefois applaudissait à l’existentialisme et cherchait à lutter contre les injustices sociales par l’instruction du peuple, en misant sur le travail et le mérite. Une gauche désireuse d’aller à l’idéal en partant du réel. Comment aurait-elle accepté le voile islamiste, le burkini, l’abaya ou tout autre signe flagrant de tentative séparatiste au sein du peuple ? 

Chez de Beauvoir, on ne naissait pas femme, on le devenait. On aurait pu en dire tout autant de naitre noir ou blanc, chrétien, juif ou musulman. Dans ce cadre de pensée, on pouvait penser qu’on ne naissait pas non plus raciste ou antisémite, qu’on le devenait. 
Et même que de se sentir politiquement de gauche ou de droite n’arrivait à l’évidence pas au berceau, mais faisait l’objet d’une réflexion mature, d’une progression, d’un entourage aussi… 

A la mi-temps du match France-Nouvelle Zélande de rugby, précédé par une cérémonie qui a horrifié la gauche mélenchoniste et écologique par son côté « France éternelle » et un brin surannée (celle du rugby, des provinces et des traditions), il fallait avoir – comme moi –  la mauvaise idée de zapper sur France 4 qui diffusait un concert de Kerry James pour mesurer l’immense paradoxe de nos chaines publiques donnant la parole à ce genre de zigs, très Médinesques, jouant à fond la carte de l’essentialisation. 
Vertigineux paradoxe : sur une chaine publique qui lui ouvrait en grand ses portes, il hurlait avec un débit rapide contre… les chaines publiques, qualifiées de racistes. 
Mais il ne s’arrêtait pas là, invectivant la France et les français qui, d’un bloc, « détestaient les noirs et les arabes ». « Nous sommes là » disait en substance celui qui a pris un prénom et un nom américain, « on ne va pas vous laisser tranquilles ». Et le rappeur hostile, au milieu de sa diarrhée verbale scandée sur fond de percussions entêtantes, de faire des Français, je veux dire « des blancs » (et nécessairement des juifs, devenus les pires d’entre eux), de « terribles colonisateurs qui ont du sang noir et arabe sur les mains » et qui se plaignent aujourd’hui d’avoir le retour de boomerang… 

N’y a-t-il pas là l’exploitation la pire, en tous cas la plus sordide du verbe « être » ? L’équation, comme toujours, se montre aussi simple que totalement fausse : Français=racistes, sauf ceux de couleur noire ou bien arabes, cela va de soi… 

La douleur d’entendre de telles âneries est d’autant plus violente qu’elle émane de gens qui sont les premiers à crier “pas d’amalgame” quand un islamiste commet un attentat. Sous-entendu : “un” musulman n’est pas “les” musulmans. Dès lors, n’ont-ils pas de temps en temps un sentiment d’incohérence quand ils ne se privent pas d’amalgamer copieusement ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis politiques ou de classe, à la mode Bouteldja ?

Mathilde Panot et Medine ont renvoyé Elisabeth Borne et Rachel Khan à leur seul sort de « rescapées » de la Shoah, et en filigrane de Juives qui ont l’outrecuidance d’accéder à Matignon ou de connaitre un succès médiatique. Il y a du Soral et du Dieudonné là-dedans. Mais, peu importe, la gauche Mélenchoniste, Communiste et Verte adore (j’espère que parmi ces mouvements, il y en a quelques-uns qui réprouvent). 
Peu importe que Rachel Khan soit noire, de gauche, construite de toutes sortes d’influences dans un patchwork qui la rend intéressante et séduisante. Cela ne compte pas dès lors que son judaïsme, voire simplement ses convictions laïques, suffisent pour la disqualifier, la « fachiser » et la « blanchir » outrageusement.   

Tout cela traduit que le verbe « être », utilisé à mauvais escient, dans une hystérie essentialiste permanente, pousse au pire. A l’assignation identitaire qu’on espérait totalement disqualifiée après la deuxième guerre mondiale et la Shoah. 
Une sorte de prison virtuelle, démontée notamment par Delphine Horvilleur dans « Il n’y a pas de Ajar ». 

Une inversion terrible des valeurs de la gauche qui faisait pleurer au cours des dernières années Jacques Julliard, qui vient de nous quitter… 
Julliard était de cette gauche démocratique et humaniste qui avait donné tant d’espoirs (déçus) dans le dernier quart du 20ème siècle. Un journaliste fin et posé qui avait su tourner le dos à la gauche LFI et Nupienne, autant identitaire que victimaire et s’alliant par conviction mais plutôt par calcul électoral à la petite semaine avec des racialistes ou des wokistes qui n’ont qu’un seul dessein, mettre à bas la France et son histoire en sacrifiant ce que les siècles avaient su produire de meilleur : l’égalité en droit, l’idéal d’émancipation et l’universalisme. Julliard était resté solidement fidèle à ses principes, ceux de la gauche chrétienne qui ne faisait pas de différence entre un petit blanc et un petit noir, entre un petit Juif et un petit arabe, entre une femme et un homme.  

Jacques Julliard « avait » une profonde culture. Il « avait », avec Péguy, une horreur absolue de l’inquisition, des régimes antidémocratiques et de la violence. « C’était » un chic type… 

Il avait et il était. 


Gérard Kleczewski

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