Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -39-Judith Bat-Or

Atelier jardinage

Il admire son nouveau bureau. Son sanctuaire particulier. Virilement agencé, tout de formes et matériaux bruts. Avec quatre vrais murs en dur. Au lieu de ces parois vitrées qui l’exposaient avant à la curiosité. Il est hors d’atteinte maintenant, en haut de la pyramide. À l’abri de la masse. De son agitation. Et ses indiscrétions.

Il s’abandonne au confort de son fauteuil de président. Bras et jambes écartés. Les notes d’une musique d’ambiance, élégante et douillette, s’écoulent à son oreille. Il pivote à droite, à gauche, embarque pour un tour entier. Il se freine du talon. Respire à pleins poumons. Quel délice d’être le patron ! De pouvoir en prendre à son aise ! Traîner, rêvasser, s’étirer. Et allez, hop, un tour encore ! Il goûte, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, la douceur de cette matinée. Plus personne ne peut entraver son bonheur, sa tranquillité. Il soupire de contentement. La vie est extraordinaire. Un grain de sable dans ses rouages, et le destin vous jette aux rats. Ou vous catapulte au sommet.

Le chemin qu’il a parcouru en quelques coups de théâtre ! Il est le maître désormais. Hugo Leroy du monde ! part-il d’un hennissement joyeux. Recouvre aussitôt son sérieux. Debout à sa fenêtre, en costume, lavallière, et boutons de manchettes, il pose son regard froid sur les humains qui grouillent en bas. Des créatures sans relief qui courent à corps perdu au-devant du néant. Il pourrait leur botter le cul. Ça leur ferait gagner du temps. Il a une meilleure idée. De son pied étourdi, il en écrase un paquet, agglutiné sur le trottoir, à un passage protégé – mais pas de lui, on dirait. Pour ceux-là, fini les angoisses. Adieu soucis quotidiens, corbeilles à linge qui débordent, retards de règles, pannes de métro et factures en souffrance. Adieu peurs inutiles, de l’abandon, de l’échec, du chômage, de la pauvreté, de la retraite qui diminue, de la violence qui augmente et de la guerre qui rôde, de la fonte des glaciers, des radiations, des OGM, du cancer et de l’Alzheimer. Adieu terreurs existentielles. Terminus, tout le monde descend. La mort, c’est ici, maintenant. Mais non, les gars, voyons, pas la peine de me remercier. Je suis toujours ravi d’aider. De rien, de rien, cabote-t-il, en faisant des courbettes. Debout à sa fenêtre, il souffle sur leurs restes. Qui s’envolent sans laisser de trace. Le grouillement reprend en bas.

Des pas dans le couloir ! Il les entend approcher, ralentir, s’arrêter. Il se colle à la porte. De l’autre côté, on hésite. On retient sa respiration. On réfléchit encore. Peut-on déranger le big boss ? Le doit-on vraiment ? Et pourquoi ? On ajuste sa tenue. On passe la main dans ses cheveux. La langue sur ses lèvres sèches. On ose enfin frapper. Trois petits coups craintifs. Qui sonnent comme des excuses. On est tellement désolé d’avoir à l’importuner. Et on a parfaitement raison ! a-t-il envie de hurler. Tous ces minables, ces sans-visage, qui l’encombrent de leur présence, de leur trivialité ! Voilà ! On a gagné. On a gâché l’état de grâce. On va le lui payer. Et pas plus tard qu’immédiatement. Il arrache la porte à ses gonds.

Une déflagration déchire la douce musique de fond, projetant Hugo dans le noir et le froid mordant d’un cachot. Il rampe en rond, nu comme un ver, entre des murs qui suintent le sang. Au milieu des éclats d’une voix dangereuse. Grelottant, il cherche une issue. Il n’a nulle part où aller. Nulle part où fuir l’odeur putride et les braillements enragés.

« Imbécile ! Idiot ! Demeuré ! Je vais te coller une raclée ! 

– Non, s’il te plaît ! Ne me tape pas ! 

– Maman est partie en cure ?! Maman est partie en cure ?!

– Après, je me suis rattrapé.

– Et le vieux, tu l’as oublié ?

– Oh lui, c’est rien, il est gaga !

– Crétin ! Mais tu n’as pas compris. Tu t’es trahi, je te dis. Tu t’es coulé. Coulé ! »

La voix résonne, se distord. Hugo s’enfonce dans son écho. « Coulé ! » Il s’enfonce encore. L’air lui manque. Il perd pied. « Coulé ! Coulé ! » Il suffoque. 

« Ta gueule ! se redresse-t-il enfin. Fous le camp, papa. Dégage. Tu es mort. Tu n’es plus personne. »

Il jaillit hors de l’eau dans un geyser de mousse. Il tousse. Il crache. Il s’agrippe au bord de la baignoire le temps de retrouver son souffle. Soudain, il se souvient. À moins qu’il ne rêve encore. Il doit en avoir le cœur net. Il bondit vers la porte, attrape son peignoir au passage et dégringole l’escalier.

Sur le seuil du salon, il s’arrête, rassuré. Elle est là. Elle n’a pas bougé. Et elle se tait. Bizarre, bizarre !hoquète-t-il, hilare. Cela ne lui ressemble pas.

« Ben, c’est comme ça que tu m’accueilles ? » lui reproche-t-il, badin – il se sent d’humeur indulgente.

Allongée sur le canapé, une jambe pendant sur le tapis, elle le fixe, l’air indifférent.

« C’est pas joli de bouder, continue-t-il en approchant. Et ce n’est plus de ton âge, franchement. Surtout que tirer la tronche, il paraît que c’est pas top pour l’élasticité de la peau, ni la santé en général. Maman l’a lu dans un journal. Elle en était tout excitée. “Tu te rends compte, Hugo” », grimpe-t-il dans les aigus en caricaturant sa mère. « “Ça veut dire que la joie, et l’optimisme, ça conserve !” Elle était obsédée, la pauvre, par le vieillissement. À toute chose, malheur est bon. Dans son trou, elle n’a plus à s’en préoccuper.

Il a rejoint son invitée. La surplombe de sa hauteur. Laissant étourdiment bailler les pans de sa sortie de bain, il lui présente sa nudité. Son sexe conquérant se dresse au-dessus d’elle. Elle ne réagit pas.

« Je peux te pisser dessus, si tu préfères, tu sais. C’est crade, mais je m’en fiche. De toute façon, ce canapé, je dois m’en débarrasser. Comme de toi. Ah, ah, ah ! Au fait, j’ai zappé, désolé, tu permets que je te tutoie ? Ça m’est venu naturellement. C’est qu’on est intimes, maintenant. Avoue qu’on s’est bien marrés. »

Elle ne réagit toujours pas.

« Je pourrais te frapper aussi. Te refaire le portrait. À la mode Guernica. La Berger d’après Picasso. Pas sûr qu’on voie la différence avec l’original. »

Il rit seul à son trait d’esprit.

« Tu veux me pourrir ma soirée ? grince-t-il, menaçant. C’est ça que tu veux, hein ? Désolée de te décevoir, mais tu n’y arriveras pas. »

Il repense à l’instant où son sourire s’est figé. Elle le scrutait, incrédule, la tête légèrement inclinée, en mode fatale attraction, quand elle avait réalisé qu’il ne plaisantait pas. 

***

Depuis plus d’une semaine, elle squattait son bureau. Le corrigeant sans cesse, en présence des « clients ». Il n’avait plus le choix. Il devait mettre un terme à son humiliation. Il lui donnerait une leçon. Elle ne l’aurait pas volée. Il avait donc préparé un plan d’action sur mesure pour l’attirer dans ses filets.

« Bonjour, Madame, excusez-moi, je peux vous déranger ? C’est une affaire privée, avait-il lancé en appât, se tenant timidement dans l’encoignure de la porte – en signe de soumission. 

– Bien sûr, Hugo, entrez, voyons, avait-elle mordu à l’hameçon. 

– C’est au sujet de ma mère. »

Il lui avait alors révélé son secret. Le calvaire de sa vie avec une mère suicidaire. Il avait savouré ses commentaires alarmés, ses « Oh, mon Dieu ! », « Mon pauvre Hugo ! », dont elle avait copieusement ponctué son récit. Il avait adoré sa remarque visionnaire sur « les drames qui se jouent derrière les portes fermées ».

« Au début, je m’en sortais bien, avait-il amorcé sa montée en puissance vers l’estocade finale. Je trouvais toujours le moyen de la réconforter. Quelques mots, un cadeau, un resto suffisaient. Mais je n’y arrive plus. Et chaque soir, en rentrant chez moi, je me demande si… non… oh non ! C’est plus fort que moi. Désolé ! »

Incapable d’aller plus loin, il avait reniflé, avant d’éclater en sanglots. Avec de grosses larmes mouillées, qui valaient un oscar. Il s’était régalé à jouer cette comédie. Pourquoi n’était-il pas aussi doué en scène qu’à la ville ?

« Mon garçon, mon garçon, avait compati la Berger. Comment puis-je vous aider ? »

Le poisson était ferré. Il ne restait qu’à le tirer.

« Vous êtes mon dernier espoir, avait-il balbutié. Avec votre expérience. Votre générosité. Si vous pouviez lui parler. De femme à femme. La raisonner. »

Et elle avait marché. Couru ! Ensuite, tout avait roulé. Mis à part le petit accroc, quand il avait gaffé avec le vieux voisin qui s’inquiétait de sa mère.

« Elle est partie en cure, lui avait-il répondu.

– En cure ? avait tiqué Berger. Mais je croyais… Hugo…

– Venez », l’avait-il poussée, en claquant le portail au nez de l’autre ramollo – par chance, sourd comme un pot. « Ce type harcèle ma mère. À son âge, vous vous rendez compte ! Elle ne peut plus le supporter. Du coup, pour lui, vous comprenez, elle est toujours partie. Tandis qu’en réalité, malheureusement, elle ne bouge pas. » 

Mais alors pas du tout ! avait-il pensé, amusé. Elle avait gobé son histoire. Et l’avait bravement suivi à l’intérieur de la maison. 

« Bienvenue dans mon royaume ! » avait-il déclaré, en verrouillant la porte.

Il avait empoché la clé.

« Qu’est-ce que vous faites, Hugo ? Inutile de nous enfermer. Je ne vais pas me sauver.

– Mais vous allez essayer. » 

Elle lui avait, en réponse, décoché un sourire complice, qui se voulait sensuel. Il en avait eu la nausée.

« Si, si, je vous promets, l’avait-il détrompée. Évidemment, de votre point de vue, vous aurez bien raison. Mais vous ne m’échapperez pas. Et je vais vous tuer. » 

Elle s’était esclaffée. Ce qui l’avait irrité. Pour une fois qu’il ne mentait pas !

« Je suis sérieux, bon dieu !

– Assez blagué, Hugo. Et assez finassé. Je sais ce qui doit se passer. C’était inévitable. Travailler côte à côte nous a beaucoup rapprochés. Je l’ai senti, moi aussi. Vous avez eu l’audace de m’inviter chez vous. En l’absence de votre maman. Nous sommes seuls ici, maintenant, tous les deux. Qu’attendez-vous donc pour oser ? »

Elle était longue à la détente !

« Puisque vous insistez », avait-il concédé.

Il l’avait prise par la main et entraînée au salon. 

« Quelle fougue ! avait-elle roucoulé. 

– Voilà où feue ma chère maman a été vue vivante pour la dernière fois », l’avait-il informé en lui montrant le canapé maculé du sang de sa mère. 

C’est alors qu’elle avait compris. Que son sourire s’était figé. Et que lui avait commencé à vraiment se marrer. Cette manière qu’elle avait eu de détaler comme un lapin. De courir vers l’entrée. Elle s’était accrochée à la poignée de la porte. Elle l’avait tirée, secouée, comme pour l’exhorter à céder. Il avait assisté à ce spectacle, captivé. Incapable de bouger. Cette tension ! Cette intensité ! Brusquement, elle avait cessé de batailler avec la porte et s’était retournée. Quelle vision ! Quel moment ! Madame Le-Grand-Chef qui chialait. Plus vilaine que jamais. La terreur noyant son regard, comme une coulée de boue. Et elle avait foncé sur lui, en moulinant des poings. Elle avait pilonné ses bras, sa poitrine, son visage. 

Lui, connaissant l’issue du match, avait su rester zen. Jusqu’à ce qu’elle lui assène un coup sur l’arrête du nez. Ce coup traitre, d’une rare violence, l’avait aveuglé de douleur. Et de colère aussi. Elle allait le payer. Le temps qu’il récupère, elle avait presque atteint la porte côté jardin. Il avait bien failli la perdre. Il en sue, rétrospectivement. Le voyant arriver, elle avait zigzagué à travers la cuisine, dans le couloir, le salon. Avec le recul, il admet qu’elle s’est joliment défendue. Mais elle avait commis l’erreur de s’attaquer à l’escalier. À son âge. Et sans entraînement. Il l’avait rattrapée et ramenée au rez-de-chaussée en la tirant par les pieds.

Il se souvient du bruit de son corps heurtant chaque marche. De marche en marche jusqu’en bas. Pas mal de boums. Parfois des cracs. Elle avait dû se casser une côte ou deux en chemin. Et à son arrivée, il l’avait cognée sur le nez. Seulement quelques coups. La monnaie de sa pièce, comme on dit. Pour lui apprendre le respect. Enfin, en gentleman, il l’avait portée dans ses bras et couchée sur le canapé. Le visage barbouillé de morve, elle l’avait supplié. Lui promettant de l’avancement. Lui offrant ses économies. Sauf qu’un Hugo Leroy ne mange pas de ce pain-là.

Tout est passé trop vite, constate-t-il nostalgique. Comme un plat mijoté pendant des heures avec amour qui, avalé goulûment, disparaît en quelques instants. Heureusement que chaque image s’est gravée dans sa mémoire.

« Et voilà, mémère, j’ai gagné, nargue-t-il la Berger. Alors bouge-toi de là que je m’y mette. Sérieux, moi, là, je suis vidé. Moins que toi, j’imagine. Tant pis. Allez, fais pas ta grosse », la pousse-t-il sans ménagement.

Le corps déjà raidi roule lourdement sur le tapis. Il s’assoit à sa place.

« Surtout ne t’inquiète pas. Tu verras, tout s’arrangera. Encore un peu de patience et tu l’auras, toi aussi, ton coin de paradis. Juste à côté de maman. Dans son petit potager. Comme ça, vous aurez le temps de faire vraiment connaissance. Ça va coller, vous deux. Je te promets. Du feu de dieu. Maman est très facile à vivre. En plus, elle sera ravie d’avoir de la compagnie. Et, tiens, parce que c’est toi, je te donne un tuyau gratis : pour briser la glace, tu la lances sur ses oignons et ses patates. Elle est intarissable. En deux minutes, vous êtes amies. À la mort à la mort. »

© Judith Bat-Or

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