Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi. -32- Judith Bat Or

Cette chienne l’a menacé ?! Un éclair dangereux traverse les yeux de Hugo. Michèle ne l’a pas vu passer. Sa mufle de fin limier plongée dans la terrine du chef, elle enfourne, insouciante, une nouvelle bouchée, tandis que lui rumine, incapable de rien avaler, l’impudence de cette femme qui continue à s’empiffrer après ce qu’elle vient d’oser ! Comme si elle, directrice d’agence, pouvait le provoquer, lui, petit employé, en toute impunité ! Comme si lui, petit employé, n’avait qu’à se soumettre à son autorité ! Comme si elle, directrice d’agence, ne craignait pas de représailles ! Chaque « comme si » donne à sa colère une nouvelle poussée vers le haut. Telle une balançoire, qui monte et monte encore, à s’en arracher de ses chaînes. Comme si lui, petit employé… Petit employé, lui ?! Lui ! étouffe-t-il de rage. Elle se croit intouchable ? Elle le croit impuissant ? Elle se trompe. Et gravement. Qui se frotte à Hugo Leroy risque pire que de se piquer. Elle ferait mieux de se méfier.

« Je préfèrerais, poursuit-elle sans se méfier du tout, ne pas en arriver à cette extrémité. Et c’est pourquoi j’ai décidé de prendre les devants et de réagir maintenant. Plutôt que de traîner encore et devoir un jour me résoudre à des mesures moins amicales. » Elle s’arrête la fourchette en l’air. « Ben, qu’est-ce qui se passe Hugo ? Vous n’avez presque pas touché à votre assiette. Vous n’aimez pas le pâté de tête ? Moi, j’en raffole, au contraire. Ça s’impose, remarquez. Entre tête de cochons », pousse-t-elle un rire de hyène qui demeure sans écho – quelle lenteur, ce garçon ! –, puis elle entreprend, pédagogue, de lui révéler les dessous de sa plaisanterie : « Parce que le pâté de tête, c’est à base de tête de cochon. Vous voyez le topo ?

– « Ah oui !  feint Hugo un hoquet, consterné de tomber si bas – promis, elle le lui paiera. « Et, moi aussi, rassurez-vous, j’aime beaucoup le pâté de tête. Sans doute pour les mêmes raisons, s’essaie-t-il servilement à la complicité. Mais je prends mon temps, je déguste.

– Tant mieux. Et je m’en réjouis. Mais là, on n’a pas le temps. La suite ne va pas tarder. 

– Bien sûr, désolé, s’incline-t-il, en enfonçant son couteau dans la tête de cochon.

– Allez, allez, dépêchons ! »

Dans le silence qui suit, Hugo engloutit sa terrine morceau après morceau. Il sent peser sur lui le regard de Berger surveillant ses progrès comme un chef de chantier l’avancée des travaux. Enfin satisfaite, elle reprend. 

« Donc pour en revenir à ce qui nous occupe. Et qui me préoccupe, pour ne rien vous cacher. Car je vous couvre, vous comprenez. Et ça ne date pas d’hier. Parce que je vous aime bien. Vous êtes un garçon charmant. » 

Ça va, Alzheimer, j’ai compris ! C’est pas la peine de radoter.

« Sauf que, dans cette histoire, je suis avec vous jusqu’au cou. J’ai cru en vous. J’ai pris des risques. Je suis sortie des clous pour vous ! Mais il y a un moment où il faut savoir reconnaître qu’on s’est trompé, que ça suffit. Et ce moment est arrivé. »

Qu’est-ce qu’elle raconte, la vieille ? Qu’est-ce qui suffit ? Moment de quoi ? Elle a perdu les pédales ? Pourquoi lui avoir parlé de mesures amicales si c’est pour recommencer aussitôt à le menacer ? Et si c’était une de ses blagues ? Oui, c’est certainement ça. Pourquoi sinon cette mise en scène ? L’aurait-elle invité si elle avait vraiment l’intention de le licencier ? Ou alors, justement, c’est parce qu’elle en a l’intention qu’elle l’a amené ici. Pour lui annoncer la nouvelle, mais attention, comme elle l’aime bien, en lui offrant le déjeuner. Cela signifierait que son sort est déjà scellé ? Et qu’il se force sans raison à manger ce pâté infâme en compagnie de ce laideron. Les condamnés à mort, au moins, jouissent de quelques privilèges. Ils composent eux-mêmes le menu de leur dernier repas. Et puis, ils ont la grâce. C’est vrai, ça, et la grâce ? La Berger peut-elle le virer sans rendre de comptes à personne ? Après tout, elle n’est rien qu’une petite directrice d’agence. On est en république. Au xxie siècle. Il a des droits. Et un contrat. À durée indéterminée ! Il ne s’est pas foulé peut-être, mais il n’a pas non plus commis de faute professionnelle. Licenciement abusif ! Elle le cherche, elle va le trouver. Il ira aux prud’hommes. Il se défendra jusqu’au bout. Putain, c’est pas possible ! Il a besoin de ce boulot ! Il ne va pas se retrouver à pointer au chômage ! Pas lui ! Pas un Hugo Leroy !

Et tandis qu’il panique, Berger poursuit son exposé. 

« Notez que j’ai adopté une démarche non conventionnelle pour tirer la sonnette d’alarme. Sans convocation officielle ni avertissement écrit : aucune trace dans votre dossier. Sous les radars, comme on dit. Il s’agit là en quelque sorte d’un geste de ma part pour vous donner le temps de redresser la barre », conclut-elle gracieusement la première partie de son speech.

Là-dessus, elle engouffre son dernier morceau de terrine, le pousse avec un bout de pain, et mâche vigoureusement – Décidément, ce Roland s’y entend en épices ! –, ménageant ainsi un silence pour permettre à Hugo de la remercier. Ce serait la moindre des choses. Elle le protège par pure bonté. Sans rien espérer en retour qu’un mot de gratitude. Elle aimerait aussi, sans doute, le rencontrer de temps à autre en dehors du bureau. Pour un spectacle à l’opéra. Ou un dîner en tête-à-tête. Dans un restaurant étoilé. Pas un truc minable comme Zézette. Ça la changerait de ses soirées, seule devant la télé. Bien sûr, elle paierait pour lui – en tant que petit employé, Hugo n’aurait pas les moyens de mener son grand train. Et surtout il accepterait de sortir avec elle, non pas en contrepartie de ses services rendus – C’est pas le genre de la maison ! –, mais parce qu’elle l’aurait séduit. Par son humanité et son sens de l’humour. Non, aucune chance côté humour, le pauvre n’en a pas un sou. Par sa maturité, alors. Son expérience de la vie. Et ses prouesses au lit. Bon, là, Michèle, tu extrapoles ! Au lieu de cela, rien. Il ne réagit pas. Qu’est-ce qu’il lui faut à cet ingrat ?!

Tout à ses projets de combat, Hugo n’a pas écouté ce que disait Berger. Il a juste entendu qu’elle se taisait soudain. Elle ne mange pas. Elle ne parle pas. Elle le regarde bizarrement. Il vérifie son assiette – nickel, parfaitement saucée –, et rend hommage à son père. C’est à ce genre d’épreuves qu’il a voulu le préparer. Hugo le comprend enfin. Merci pour tout, papa, merci !

« Et deux surprises du chef ! entonne Zézette, joyeuse, en surgissant près de leur table. Vous ne le regretterez pas. »

***

Entre les commentaires sur la saveur délicate, « sans un brin d’amertume, on dirait pas qu’c’est des endives » – dixit Zézette qui d’habitude « ne peut vraiment pas les blairer » –, et les informations sur le mode de cuisson, qui mérite une mention spéciale parce que ces carottes, quel fondant ! – « Tenez, petit, goûtez-moi ça ! Alors, il nous en dit quoi ? » –, l’intervention de Zézette se solde par un dégel notable des relations Berger-Hugo. Ils en étaient à affuter allègrement leurs couteaux quand elle est arrivée avec le plat de résistance, alors que depuis son départ le silence s’émaille de sonores manifestations de plaisir et de bruits de succion. 

Quelques « hum ! », « savoureux ! » plus tard, Berger, d’humeur magnanime, s’apprête à passer l’éponge sur l’ingratitude de Hugo et à rouvrir le débat. Repu, l’humain est pacifié. Elle l’a observé bien des fois ! Pas seulement sur elle-même. Et elle s’est souvent demandé à quoi attribuer ce phénomène universel. À la satisfaction ? Ou à la digestion ? Mais c’est le résultat qui compte. Et aussi ses applications. Sur la guerre, par exemple. Ne pourrait-on pas mettre fin à la guerre dans le monde par la gastronomie ? Même sans aller jusque-là. Pas la peine non plus de donner de la confiture à des cochons. Une cuisine basique en bonne quantité suffirait. Ça ne coûterait rien d’essayer. On ne manque pas de nourriture. Avec tout ce qui se jette. Mais la guerre profite à certains. Bien sûr, c’est ça le problème. Aux marchands de canons. Aux banquiers. Aux lobbies… dont plus personne de nos jours n’ose prononcer le nom. Y en a qui ont le bras long… Aux illuminati, disons. 

Enfin ! Qu’est-ce qu’elle y peut, elle, à tout ce bazar ? À part agir modestement à son petit niveau. Dans sa petite agence. Avec ses petits soldats. Instaurer un climat d’entente et de confiance. Traquer les injustices. Les tire-au-flanc, les profiteurs. Tous égaux devant le boulot. À commencer par Hugo. Qui glande l’air absorbé le plus clair de son temps. Alors que ses camarades paient sans compter de leur personne, pour l’intérêt général, le bien commun, la société ! Les passe-droits, le laxisme, tout cela n’a que trop duré. La colo, c’est fini, Hugo, c’est terminé ! Elle va s’occuper de lui. Le remettre dans le droit chemin. Comme un tuteur un plant de tomates. Elle va le rééduquer !

© Judith Bat Or

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