“Je t’écris d’Israël”. Voyage en terre de Tikkoun Olam. Chapitre 5 : Vivre ou ne pas vivre ensemble?

Chapitre 5 : Vivre ou ne pas vivre ensemble ?

Tribune Juive vous propose tout au long de l’été un regard décalé sur Israël, berceau du Tikkoun Olam – la réparation du monde brisé -, à travers la correspondance de Valérie Pavia*, artiste photographe qui arpente le pays, avec Yves Lusson**, intervenant en Thérapie sociale resté en France. 

© Photo Valérie Pavia

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Cher Yves, 

C’est à nouveau une réflexion autour du pain qui ouvrira ce nouveau chapitre et que je t’offre ce matin. 

Je reviens de Jérusalem où j’ai séjourné sur les collines de Judée, avec en face de moi le village de Bethlehem, Beit Lekhem en hébreu, qui veut dire mot à mot la maison du pain, village qui nous est accessible parce que nous sommes français mais qui est interdit aux israéliens parce qu’il se situe dans la zone du West Bank. 

Je termine mon séjour éblouissant et lumineux chez le prophète Élie, c’est en effet comme ça qu’on peut le nommer, dans une boulangerie. 

C’est un privilège énorme que d’être guidée par Elie en Judée. Je reviendrai sur nos échanges par la suite car ils témoignent du cœur même de la présence du Tikkoun Olam en Israël. 

La première photo est celle de la boulangerie du quartier d’Elie avec ce petit garçon en Kippa. Dans ce quartier, évidemment il n’y a que des juifs comme s’il n’y avait d’autre possibilité pour eux que de vivre en ghetto, le mélange aux autres leur étant interdit. 

Les autres photos sont celles de ma boulangerie, celle de mon quartier à Haïfa qui s’appelle Wadi Nisnas. La fresque de la boulangerie me touche directement au cœur. C’est cette unité que je recherche, et que je suis venue chercher en Israël et que pour le moment je ne trouve pas, puisque d’un côté les juifs vivent dans leur quartier et les arabes vivent dans le leur. 

© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia

Toutefois cette autre fresque est là devant mes yeux, comme un petit miracle. Ça devrait être ça Israël et ça a dû l’être d’ailleurs dans le passé. 

J’ai cette chance de vivre dans ce quartier parce qu’on me prend pour une chrétienne ou une étrangère. Quand on me parle, on me demande la langue que je parle : « Ivrit, russit, anglit ? ». 

Je suis heureuse de vivre dans ce quartier, comme probablement je l’ai rarement été dans ma vie, tant il me reconnecte à mes racines qui sont aussi arabes,  et pourtant je sais que si mes amis juifs en kippa venaient me rendre visite, ils s’y mettraient sans doute en danger. Cette joie s’accompagne donc d’une certaine tristesse paradoxale ou complémentaire.

© Photo Valérie Pavia

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Chère Valérie,

Je comprends tellement ton mélange de joie et de tristesse. Nous savons, toi et moi, combien la rencontre des milieux sociaux et culturels peut être féconde, et combien même la santé spirituelle d’un pays a quelque chose à voir avec la possibilité de la rencontre. 

Enfant, je jouais au football avec des algériens dont la cité jouxtait le club. C’était dans le nord de la France, au milieu des années 70. Tu n’imagines pas leur joie de monter dans la voiture de mon père quand on partait en déplacement, et mon bonheur de rire à leur allégresse. A l’époque il n’était nullement question de religions, d’interdits ou de communautés, nous faisions équipe pour gagner nos matchs ensemble, et c’était ça qui faisait de nous des frères. 

Sarah Cattan, dans un article où elle narre la vie de son grand-père journaliste et sioniste, Felix Allouche, rapporte comment, dans leur Tunisie natale, les commerçants arabes, les cochers de fiacres maltais, les pêcheurs siciliens et les enseignants français, formaient avec les Juifs un microcosme chatoyant par sa diversité (Claude Kayat, La synagogue de Sfax).  

Pourquoi ce qui a été défait ne pourrait-il pas être refait ? Pourquoi notre monde qui se brise ne pourrait-il pas être réparé ? 

Alors j’ai cherché une définition de la laïcité à l’israélienne, et voici ce que j’ai trouvé, sur le site du Consistoire : « Elle est dans ce mélange, cette mixité qui confronte les différences, les points de vue particuliers, et oblige à discuter, à interpréter, à ne rien considérer comme définitif ni acquis sinon le refus de l’injustice, de la violence et de l’intolérance ». 

Le problème, ce ne sont pas les différences, dit souvent Charles Rojzman, le problème ce sont la haine, les violences et les illusions qui nous empêchent de nous rencontrer. 

Je te laisse, je vais manger, tes pains m’ont ouvert l’appétit ! 

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Cher Yves, 

Ce que tu évoques de cette mixité idéale à travers ta propre expérience dans ton enfance, celle que relate Sarah avec l’histoire de son grand-père, relève pour le moment de ce qu’on pourrait nommer un paradis perdu. 

Il semblerait que le quartier que j’habite, comme l’indique l’histoire du lieu, ait connu également cette mixité entre juifs et arabes avant 1948. 

Comme en témoigne la photo de ce couple sur ce pas de porte qui vécut là jusqu’à 1948. 

Encore un paradoxe étrange, que la création de l’Etat d’Israel, ait mis fin quelque part à cette harmonie qui régnait dans ce quartier. 

La question urgente que je me pose évidemment est la suivante : cette mixité est-elle à nouveau possible ? Et comment pourrait-elle être à nouveau possible ?

© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia

En hébreu, le paradis ou ce qu’on appelle aussi le jardin d’Eden se traduit mot à mot par le jardin de la douceur. 

Wadi Nisnas, cette petite enclave de paix, unique dans la ville de Haïfa, semble protégée par une muraille invisible qui atténue également les sons de la ville quand on pénètre dans son enceinte. 

C’est dans ce quartier que je me reconnecte à cette douceur originelle, à cet art de vivre que pour le moment seuls les arabes dans ce quartier ont su préserver. 

Ici les gens vivent doucement, j’observe dans la rue des scènes d’un autre siècle, ainsi qu’une abondance de fruits et légumes dans ce petit marché où les prix sont encore à peu près accessibles à tout un chacun.

© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia
© Photo Jacques Larçon
© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia

En bas de chez moi,  le salon de coiffure Waleed Balloutine ouvre ses portes à ceux qui veulent aller se faire coiffer comme à ceux qui veulent tout simplement discuter. 

Ce salon de coiffure serait-il le lieu où quelque chose serait à nouveau possible? 

Je te le dirai dans le futur puisque je m’y rends assez souvent. J’y ai fait la connaissance d’une jeune arabe qui se prénomme Rouloud, ce qui veut dire Immortalité et qui est née à Nazareth. 

La semaine prochaine, j’ai rendez-vous avec Yaffa qui va m’apporter la correspondance de sa mère qui est écrite en français et dont elle aimerait connaître le contenu. 

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Chère Valérie,

La photo de ton couple d’avant 48, manifestement « mixte », est touchante, elle me fait rêver aussi. Tout comme ton « jardin des douceurs » qu’est ce quartier préservé de Haïfa – mais pour combien de temps encore ? 

Tu me connais, je me méfie des images. 

Ayant longtemps habité à Paris, j’avais remarqué qu’avec mes amis – nous évoluions dans un milieu dit « bobo » -, nous étions les premiers à défendre cette mixité, c’en était même pour nous un art de vivre d’aller « se faire » un resto chinois à Belleville, un couscous à Barbès, ou de se vanter d’être pote avec l’épicier arabe du coin de la rue. Or j’avais fini par réaliser qu’aucun(e) de nous ne vivions avec un(e) musulman(e), ou un africain(e), ou un(e) chinois(e), ou tout simplement n’en comptions parmi nos propres amis.

Tu sais, Valérie, je vois bien les obstacles au développement d’une réelle mixité aujourd’hui, autrement dit, à la possibilité que s’inverse comme par magie la tendance forte de notre époque : le repli communautaire, dicté par les peurs – aussi bien, d’ailleurs, de dangers réels que de dangers imaginaires -, dans l’entre-soi d’une religion de plus en plus stricte, ou d’un milieu social de plus en plus étanche, voire dans l’illusion d’un vivre-ensemble de plus en plus factice (et plutôt affiché dans les milieux sociaux favorisés). 

Comment permettre les conditions d’un vivre ensemble sincère, authentique, populaire, fertile, bénéfique à tous et à chacun, propice à la démultiplication de rencontres improbables, profondes, joyeuses, durables, fructueuses ? Un vivre ensemble propice, il faut bien le dire, à la vitalité d’une nation tout entière ? 

Je veux parler de vraies rencontres, Valérie, je veux parler… de fraternité, d’amour, d’amitié. 

Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’ai l’impression qu’il y a encore quelque chose de possible en Israël… 

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Cher Yves, 

Ta réponse me parvient au moment où je viens d’acheter ce vin israélien pour le partager un de ces soirs avec ma voisine arménienne sur mon balcon de Wadi Nisnas. 

Tu conclues pour ouvrir sur l’amour ? Qui mieux que ces deux chats pour le représenter ?

© Photo Valérie Pavia
© Photo Valérie Pavia

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Chère Valérie,

Lekhayim ! 

Dis-donc, si même les chats qui se présentent à ton objectif nous envoient des signes… 🙂 

© Photo Valérie Pavia

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À propos des auteurs

© Photo Yves Lusson

*Née à Montpellier, l’artiste Valérie Pavia a nourri une œuvre conséquente dans les domaines de la vidéo, de la photographie, de la peinture et de l’écriture. Après des études de théologie à Strasbourg, elle a enseigné le grec et l’hébreu dans des associations de langues bibliques. En Israël cet été, elle n’y est pas partie pour y faire son Alya à proprement parler, mais elle arpente la « Terre Sainte » en quête de sens pour sa vie, et peut-être d’un pays où poser ses valises (Photo Bruno G.).  

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© Photo Valérie Pavia

**Yves Lusson, journaliste scientifique et social pendant plus de vingt ans, se forme depuis une dizaine d’années à la Thérapie sociale auprès de son inventeur, Charles Rojzman. Contributeur régulier de Tribune Juive, il voit dans le voyage de Valérie une occasion de questionner la destinée de cette « terre de Dieu » qui le fascine depuis l’enfance, et tout particulièrement sa vocation à la « réparation du monde » que la tradition juive nomme Tikkoun Olam.

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1 Comment

  1. Bonsoir Yves Lusson et Valerie Pavia
    Merci pour ce beau voyage vers Tikkoun Olam.
    CetteTunisie d’avant la decolonisation, un Simon C.m’en a aussi parlé cet été ( à Jérusalem )il se souvenait de son professeur corse…Ne pas oublier que dans l’ex Empire français , 80% des fonctionnaires étaient venus de Corse. Une île autrefois très prospère très avancée …avant l’occupation française. Qui avec armées, persécutions et lois douanières anti Corse , avait réduit la population et l’économie corse à néant .
    In fine , ce partage , ces métissages ont très bien fonctionné avec les Corse partout en Afrique et en Indochine , grâce à leurs valeurs , leurs solidarités, leurs capacités à négocier , exportées depuis les
    villages insulaires. Encore merci bravo pour vos échanges.

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