Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi -24- Judith Bat-Or

On ne pratique pas trente ans l’enquête de fond avec passion sans développer certains réflexes. Aussi, quand Dominique se penche sur l’échange de messages entre Laulau et Zaza, son détecteur d’indices s’enclenche automatiquement. 

Mardi 9 avril, 16h05 (de Zaza à Laulau)

Salut laulau c est             elle est ou lapostrophe au fait vV ? yes jai trouve un tuc       mince comment on efface ?  et les accents ?                   faudra voir ca      et la cedille aussi               la vache ya du boulot                        attends je recommence                                                                                          bonjour c est moi zazaM. a la ligne. comment ca va ? –Ici a la boutique          decidement excuse les fautes                      tout va bien        je vais bien?.  Je sais je ne suis pas rapide

Pas rapide ? C’est un euphémisme ! confirme Dominique en lui-même, tandis que, debout derrière lui, Laurence relit le SMS par-dessus son épaule et revit les meilleurs moments de cet après-midi de retrouvailles, il y a deux jours. Même pas deux jours. Déjà si loin ! 

Elle revoit la joie enfantine de Zaza apprenant à écrire un message. Et sa concentration ! Derrière ses demi-lunes, elle se mordait les lèvres, comme à l’époque du lycée, en tapant de l’index sur le clavier de son portable, « un veau, d’au moins cinq cents ans ». Elle entend son rire cristallin, beaucoup plus classe que le sien, qui a salué, comme une victoire, la saisie de ses premiers mots. Elle se rappelle l’évidence de leur complicité. Intacte après toutes ces années. Elle se souvient aussi de sa propre surprise en découvrant ce message, arrivé sur son téléphone alors qu’elle était chez Ferid à choisir des gâteaux en parlant d’elle justement. Ému par leur histoire, Ferid avait offert sa « tournée à ces dames ». 

Le cœur de Laurence se serre. Les larmes lui montent aux yeux. Putain, fais pas ta chochotte ! refoule-t-elle son émotion. Et d’ailleurs, tout va s’arranger. Dominique, quant à lui, constate que pour l’instant son radar n’a capté aucun détail intéressant, et reprend sa lecture. 

Mardi 9 avril, 16h05 (de Zaza à Laulau) suite…

Bon grouille la je galere et arrete de draguer ahah… Il est mignon au fait ton voisin marocain ?                    Tas vu j ai fait des progres.         C est grace a toi ma Laulau.         Au fait comment on envoie.c est malin ca. 2eEn tout cas             attends je crois que ca y 

« Elle n’en rajoutait pas un peu, ta copine, dans le mode neuneu ? »

Il sent au silence qui suit que sa remarque étourdie risque de déclencher la reprise des hostilités. Il ferait mieux de rectifier avant que Laulau parte en vrille.

« Je veux dire, tu es sûre qu’elle ne te faisait pas marcher ? Ce serait ton genre, par exemple. Sans mauvaise intention, seulement pour plaisanter, ajoute-t-il pour lever toute ambigüité. Elle n’avait vraiment avant ça jamais écrit de texto ? Vraiment jamais, jamais ? Comment est-ce que c’est possible ? Elle a fait des études ?

– Lettres modernes, comme moi. 

– Tu vois, c’est ça qui me chiffonne. Avec son niveau, à son âge, je trouve ça dur à avaler. 

– Mais t’es bouché, ou quoi ? C’est ce que je t’ai expliqué. Son salopard de mari, pour la garder sous sa coupe, l’a tenue à l’écart de ses amis, du monde et bien évidemment des nouvelles technologies. Il a banni de chez eux les ordinateurs, Internet. Il ne la laissait plus conduire. Soi-disant pour la protéger. Il a fait d’elle une arriérée, terrorisée, paumée. Au début, je t’assure, on aurait dit une mémé. Mais après deux heures avec moi, elle était métamorphosée. 

– Pourtant, elle avait un portable. 

– Une antiquité, plutôt. 

– Antiquité ou pas. 

– Elle l’avait pas depuis longtemps. Elle l’a récupéré après la mort de son mari…

– Eh bien voilà ! Exactement ! Encore de l’eau à mon moulin ! Puisque son mari était mort, personne ne l’empêchait d’apprendre à s’en servir. En cherchant bien, on y arrive. C’est pas sorcier, non plus. Elle aurait pu essayer, faire un effort…

– Sauf qu’elle était démolie ! Cassée en mille morceaux ! Il l’a tuée à l’intérieur, son salaud de mari. Écoute, même si tu ne comprends pas, Dominique, s’il te plaît, crois-moi. »

Elle se tait pour ne pas pleurer. Elle a senti sa voix trembler. La pensée de Zaza, si seule face à son bourreau, lui retourne les tripes. Sournois et manipulateur, son mari a lentement sapé ses fondations, avec ses attentions, sa générosité et ses faux airs de chevalier. Il l’a tuée petit à petit. À petit feu, comme on dit !Ça lui rappelle cette histoire d’un officier allemand quand il était enfant et sa copine qui s’amusait à arracher une à une les pattes d’une araignée – ou d’un moustique, elle ne sait plus. D’un insecte, en tout cas. Non ! Elle n’exagère pas. La cruauté est une. Il n’y a pas de degrés. Et même s’il y en a, n’empêche ! Sous les paroles pourtant mesurées de Zaza, Laurence a perçu son calvaire. Comment la pauvre chérie aurait-elle pu se plaindre de ce mari si gentil ? Qui lui épargnait la peine de travailler à l’extérieur, de sortir faire des courses, et donc de porter des paquets, parce qu’elle était sa « princesse ». Qui la couvrait de présents, la dorlotait comme une enfant. Comment se plaindre de cet homme tellement dévoué qu’il lui choisissait chaque jour ses tenues, ses menus et ses activités ? Qu’il fixait l’heure de son coucher ? Par souci pour sa santé. Comment aurait-elle pu se montrer à ce point ingrate ? Comment, et à qui enfin !, se plaindre d’être trop aimé ? Il l’avait possédée. Dans tous les sens du terme. 

Dominique est tétanisé : il a clairement entendu dans le « s’il te plaît » de Laulau des sanglots retenus. Il doit la réconforter. Lui assurer qu’il la croit et la soutient à cent pour cent.

« Bon, là, suffit de palabrer ou on n’y arrivera jamais, dissipe Laurence le malaise, avec son style si personnel. T’en es où, là, exactement ?

– À la fin du premier message.

– C’est tout ? Putain, la lenteur !

– Parce que tu ne me laisses pas bosser », se rebiffe Dominique, avant de se plonger dans le message suivant.

Mardi 9 avril, 16h07 (de Laulau à Zaza)

Super, ma Zaza, continue. Bientôt, tu les écriras, les yeux fermés, tes SMS. T’as toujours été douée. En plus, tu es médium. C’est vrai, comment t’as deviné pour moi et le voisin ?

Deviné ?! sursaute Dominique. « Deviné » signifie qu’il y a quelque chose entre Laulau et son voisin. Il encaisse la nouvelle de cette relation amoureuse, comme un crochet dans l’estomac. Et d’abord, quel voisin ? Le pâtissier marocain ? Laurence ne l’a évoqué que pour vanter ses gâteaux – « une damnation, mais je m’en fous, mon compte est bon de toute façon » –, et son thé à la menthe. Surtout, d’après son descriptif, il l’avait pris pour un gamin, dans les vingt ans, ou trente maxi. Plutôt de l’âge d’un fils que d’un amant pour Laulau. Il n’avait pas imaginé… Maintenant, avec le recul, c’est vrai qu’elle en mange souvent, des « gâteaux divins » du voisin. Divins ! Encore un terme galvaudé. Divins, tu parles ! Écœurants, oui ! Et lourds ! s’énerve-t-il. Tout collants et dégoulinants ! Ne trouvant rien à ajouter, il reprend sa lecture. 

Mardi 9 avril, 16h07 (de Laulau à Zaza) suite…

Il n’est pas seulement mignon. Il est torride… Je te dis que ça. De beaux yeux noirs immenses. Des boucles souples, magnifiques. Et un p’tit cul, oh, ce p’tit cul ! Et d’ailleurs, là, je suis en train de lui rouler un patin. C’est si bon la chair fraîche… Hmm, c’est si bon …

Il ne s’était donc pas trompé. Laulau couche sous son nez avec un mec de vingt ans – comment faire le poids comparé à un « p’tit cul » jeune et ferme ? Et elle n’a même pas honte de lui montrer ce message qui l’accuse pourtant formellement ! Cette femme n’a vraiment honte de rien. Elle profite de sa force, de son autorité d’adulte, de sa prestance, de sa beauté, pour détourner un innocent. Tout comme elle profite de lui. Quitte à lui briser le cœur. Elle s’en fiche complètement. Il aurait dû se méfier. Avec son côté bulldozer. Il a envie de la virer, de la prendre par la peau des fesses, de la sortir d’ici. Et la poser sur le trottoir. Oui, le trottoir, exactement ! Elle y sera à sa place. Soudain, réalisant qu’il va trop loin, il s’arrête net. Même en pensée, rien ne permet de maltraiter ainsi quelqu’un. Maintenant, c’est à lui d’avoir honte. Il ferait mieux de retourner à son cadavre au plus vite. Pour oublier sa déception. Les morts sont apaisants. Pourtant, il ne peut s’y résoudre. Surtout, il n’a pas le droit de rompre sa promesse, prétexte-t-il lâchement – ce dont il est conscient. Il va aider Laulau à libérer sa Zaza. Et après, terminé, il coupera les ponts. Et ne la reverra jamais. D’ailleurs, il n’en est pas à sa première déception, conclut-il pour s’encourager.

Mardi 9 avril, 16h07 (de Laulau à Zaza) suite…

Bon, là, j’arrête de déconner. Et toi, continue comme ça. J’arrive dans cinq minutes avec les munitions. Pour une récré sucrée. Tu l’auras méritée. Kissous, ma Zaza, à toute.

Dominique n’ose pas espérer pouvoir déduire ce qu’il déduit de ce « j’arrête de déconner ». Cette histoire de voisin serait donc une blague de gamine, aussi crue que stupide : une spécialité de Laulau. Il aurait dû s’en douter, pense-t-il sans pouvoir réprimer un sourire de bonheur. Il est tellement soulagé !

Mardi 9 avril 16h15 (de Zaza à Laulau)

Toi tes la plus rapide du monde. Comment tu fais ? est Cest magique je suis tellement contente de t avoir retrouvee. Je te vois arriver les mains pleines

Zaza avait envoyé son message inachevé avant d’accourir à la porte pour ouvrir à Laulau. Ensemble, elles avaient dégusté les délices de Ferid. Laurence avait adoré voir son amie se régaler. Enfin, elles avaient repris leur cours d’initiation à l’art du SMS. Elles n’avaient pas eu le temps, avant de se séparer, d’explorer l’univers merveilleux du smiley, des raccourcis phonétiques et autres joyeusetés pour textoteurs chevronnés, mais en partant Zaza possédait les bases nécessaires pour bien communiquer. Elle n’avait plus qu’à s’entraîner pour gagner en vitesse.

Émue, Laulau était restée sur le seuil de sa boutique à la regarder s’éloigner. Zaza s’était retournée. Elles avaient échangé de grands moulinets enthousiastes, en sautillant sur place, pour se dire au revoir. Ensuite, elles avaient continué leur conversation par écrit. 

Mardi 9 avril 18h05 (de Laulau à Zaza)

Tellement contente de t’avoir vue, ma Zaza, tu peux pas savoir ! Maintenant, tu n’es plus seule. Tu ne seras plus jamais seule. Fais-moi confiance. Je suis là. Je serai toujours là pour toi.

Mardi 9 avril 18h20 (de Zaza à Laulau)

Moi aussi, je suis très contente. Mais attends, je suis obligée de m’arrêter pour t’écrire. On fait une petite pause. Je te fais signe quand j’arrive chez moi.

Même s’il a fallu à Zaza un quart d’heure pour répondre, son SMS est parfait. 

« Elle est douée, ta copine, remarque Dominique.

– Ben oui, je sais ça. Continue. »

Le message suivant de Zaza arrive vingt minutes plus tard, relançant le dialogue entre les deux amies. Après s’être déclaré mutuellement leur joie de s’être retrouvées, elles se sont préparées à mettre en marche leur plan d’action. À commencer par la vente de la maison familiale. Les progrès de Zaza en matière de texto, rapidité, exactitude – pas une faute de frappe, d’orthographe, de ponctuation –, épatent Dominique. Visiblement, cette femme est une perfectionniste. Il l’apprécie déjà. Laulau avait raison. Zaza est intelligente, sensible et spirituelle. Et sa grâce transparaît dans le choix de ses mots. Ce qui le touche beaucoup. Laulau n’a pas menti non plus sur leur complicité. Elles sont sur la même longueur d’ondes.

« Voilà, c’est là, s’écrie Laurence, pointant un message sur l’écran. C’est là que tout a basculé.

– Attends, tu me déconcentres. Laisse-moi travailler à mon rythme. Je ne lis pas comme toi. Je décortique, tu comprends. »

Mardi 9 avril 19h00 (de Zaza à Laulau)

Ma Laulau, je te laisse. J’entends Hugo arriver. Je lui annonce la nouvelle. Et je te tiens au courant. Je t’adore, ma Laulau. Merci pour tout. Bisous. »

« Ben quoi, qu’est-ce que tu racontes ? Je ne vois rien d’étonnant…

– Parce que c’est pas ici, voyons. Mais à partir d’ici. C’est-à-dire, après ça.

– Alors on ne dit pas… 

– T’en as pas marre de chipoter ?! Passe, là, bon dieu, ça sert à rien. Tout ça, on s’en fout. Donne ! Ce sont mes messages à moi. Attends. Mais donne ! » lui arrache-t-elle son portable des mains.

Elle fait défiler rapidement les messages sur l’écran, puis rend le téléphone à Dominique sans un regard.

« Tiens, à partir de là. Ça va comme formulation ? ironise-t-elle malgré elle.

– Comment veux-tu que je travaille dans ces conditions-là ? s’insurge Dominique. Un bon travail d’enquête exige de la méthode. 

– Sauf qu’on n’a pas le temps.

– Quoi ?! bondit Dominique.

– Ben, calme-toi, j’ai rien dit.

– Oh, la vache ! Non, mais là ! se rassied-il, sonné. Mince, alors là, incroyable ! Laulau, tu as raison.

– Tu pourrais préciser ?

– Une seconde. Je finis et je t’explique après. »

© Judith Bat-Or

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