Liliane Messika. Qui gouverne en Israël, le peuple ou les juges ?

La question se pose souvent en France, où les juges n’ont qu’un pouième du pouvoir qu’ils ont en Israël. Pourtant, c’est dans l’État juif que les manifestations monstre de ces dernières semaines laissent penser au public français que la démocratie est en danger.

Pierre Lurçat, juriste, essayiste et traducteur franco-israélien, remet les pendules à l’heure.

Un ouvrage de droit qui se lit comme un roman policier

Les protagonistes ne sont pas les gendarmes et les voleurs, quoiqu’il y ait un cambrioleur d’envergure. Foin des bijoux de la Couronne, son butin est la démocratie. 

Le voleur a des complices et les gendarmes ont mauvaise presse. 

Beaucoup d’idiots utiles ont été pris en otage, mais le GIGN est occupé à attraper la queue d’un Mickey agitée par la PUI (pensée unique internationale).

Le roman, pardon, l’essai de Pierre Lurçat promène son lecteur dans les coulisses de la première Knesset, le parlement israélien, en 1948, la seule déclarée « constituante », qui a remis la Constitution aux calendes grecques. Il rappelle que le premier Premier ministre de l’État, David Ben Gourion, avait établi là un garde-fou : « Le juge ne fait pas de lois, il ne les invalide pas, parce que le juge, comme tout autre citoyen du pays, est soumis à la loi ». Pas de Constitution, donc, mais neuf « lois fondamentales » furent votées entre 1958 et 1992, qui en font office[1].

Barak est arrivé-é-é-é et la Cour suprême s’est envolé-é-ée

La Cour suprême israélienne est un héritage de l’occupant britannique. Lors d’un survol de son histoire, un piqué permet de constater que le garde-fou en question a volé en éclats et les pouvoirs législatif et exécutif ont été volés à son profit exclusif, en 1992. L’auteur du forfait était le juge Aharon Barak, alias Le Révolutionnaire Constitutionnel qui, considérant que « la loi reste l’apanage d’une minorité éclairée, seule habilitée à la comprendre et à l’interpréter », s’était défini une mission : « En tant que juristes, nous ne sommes pas limités à l’interprétation et à l’application du droit existant… Nous sommes les architectes du changement social. Nous avons les aptitudes nécessaires pour construire un système juridique meilleur et plus juste. Nous ne voyons pas notre rôle comme se limitant à la technique juridique, mais comme incluant celui de politique juridique. »

Pierre Lurçat raconte dans le détail ce « putsch judiciaire », qui a permis à la Cour suprême d’accéder au « premier pouvoir, sans que ce bouleversement de l’équilibre des pouvoirs ait jamais été entériné par la loi et qu’il ait fait l’objet d’un quelconque débat au Parlement. » 

Auparavant, deux critères, celui de l’intérêt à agir et celui du caractère justiciable, définissaient les limites de son domaine de compétence. Ou pour le dire en Lurçat dans le texte, « ne peut être tranchée par un tribunal qu’une question de droit, ce qui exclut les conflits politiques et, plus largement, ceux qui portent sur les valeurs ou sur les questions de société ». L’auteur explique que « dans les premières décennies de l’État, la Cour veillait scrupuleusement à la séparation des pouvoirs et au respect de la distinction entre le domaine du droit et celui de la politique.  (…)Pendant la présidence du juge Barak, la Cour suprême est devenue un bastion de l’activisme progressiste et du camp laïc de gauche. »

Sa sociologie étant endogène, elle constitue « à de rares exceptions près, un groupe aujourd’hui minoritaire au sein de la population israélienne, celui des Juifs d’origine ashkénaze, laïcs et de gauche. »

Le retour de la démocratie ne plaît pas à l’élite des Juges tout-puissants

Aujourd’hui, la démocratie est comprise par les électeurs comme les droits du citoyen (donc le gouvernement par le peuple) et par les manifestants comme les droits de l’Homme (le gouvernement des sentiments, donc celui de la Cour Suprême qui juge à cette aune et pas à celle de la Loi).

Le gouvernement d’union nationale de bric et de broc élu en mars 2021 (d’extrême-gauche à droite islamiste en passant par gauche et droite) n’a pas survécu deux ans à ses dissensions internes, aussi un nouveau gouvernement fut-il appelé à régner en novembre 2022. Il fit campagne, notamment, sur la réforme de la Cour suprême, déjà tentée auparavant, en vain, par de nombreux gouvernements de gauche, du centre et de droite.

Il s’agissait, d’une part de rompre l’endogamie de la cooptation en modifiant « le mode de nomination des juges, jusqu’alors dénué de transparence » et d’autre part de rendre à la Knesset son rôle législatif et à l’individu sa vie privée, dont le juge Aharon Barak les avait… privés. 

Concernant la première, Barak estimait que « Aucun élément du principe de séparation des pouvoirs ne justifie d’empêcher le contrôle judiciaire des actions du gouvernement, de quelque nature que ce soit. Au contraire : le principe de séparation des pouvoirs justifie le contrôle judiciaire des actions gouvernementales, même si elles présentent un caractère politique, car il garantit que chaque pouvoir agit légalement à l’intérieur de son domaine, ce qui garantit la séparation des pouvoirs ». La Cour suprême était donc, logiquement, devenue « l’instance qui valide ou invalide chaque nomination, empiétant ainsi sur le pouvoir du gouvernement et faisant planer son épée de Damoclès sur toute nomination publique. »

Quant aux seconds, les citoyens, ils n’étaient pas épargnés : « Tout comportement humain est soumis à une norme juridique. Même lorsqu’un certain type d’activité – comme par exemple l’amitié ou les pensées subjectives – est régi par l’autonomie de la volonté, cette autonomie n’existe que parce qu’elle est reconnue par la loi. Il n’existe aucun domaine de la vie qui échappe au droit »[2].

Le troisième tour dans la rue

Les opposants à la réforme judiciaire en Israël, explique Lurçat, manifestent pour un « État DES droits », plutôt que pour un « État DE droit », ce qui évacue « la notion essentielle du bien commun, pilier de la démocratie dans son acception classique, au profit des intérêts catégoriels. » Le danger survient lorsque les exigences catégorielles des uns empiètent sur celles des autres et que, selon la conception d’Aharon Barak, « le juge est seul habilité à définir, apprécier et interpréter ce que sont les valeurs de la société. » Tout comme il laisse à sa subjectivité le soin d’illimiter la « raisonnabilité », au départ créée pour sanctionner un abus de pouvoir, utilisée une seule fois entre 1948 et 1992 et pratiquée une vingtaine de fois depuis la révolution barakienne de 1992.

Ce pouvoir accordé aux juges de trancher sur les valeurs, la sécurité et la politique, et, bien évidemment, sur le choix des juges, était devenu un système qu’on ne peut qualifier de démocratique, mais qu’on doit nommer « oligarchie », voire « théocratie judiciaire »[3].

Comment se fait-il, alors, que les opposants à la réforme visant à remettre le gouvernement au peuple aient scandé « démocratie, démocratie ! » ? 

Le dernier mot à Pierre Lurçat  

« L’ajournement de la réforme par le Premier ministre, sous la pression de la rue, des grands médias, de la confédération syndicale (Histadrout) qui menaçait de paralyser le pays et des interventions étrangères (celle du président des États-Unis Joe Biden notamment), a signifié, en fin de compte, que les contre-pouvoirs étaient plus puissants que le pouvoir qu’ils entendent limiter. Dans le régime démocratique israélien actuel, il s’est avéré ainsi que le premier pouvoir n’est pas le gouvernement, la Knesset et le peuple. Il est du côté des contre-pouvoirs, c’est-à-dire des pouvoirs non élus, au premier rang desquels se trouve la Cour suprême. L’enjeu essentiel de la réforme – qui explique la virulence de l’opposition qu’elle a suscitée – est précisément de restreindre quelque peu ce pouvoir non élu, pour rendre un peu de pouvoir aux élus du peuple. »

© Liliane Messika

Pierre Lurçat. Quelle démocratie pour Israël ? Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ? Éditions de l’Éléphant

www.amazon.fr/Quelle-D%C3%A9mocratie-pour-Isra%C3%ABl-Gouvernement/dp/B0C129QGBF/ref


Notes

[1] La Loi fondamentale sur la Knesset de 1958, la Loi fondamentale sur les terres de l’État de 1960, la Loi fondamentale sur le Président de l’État de 1964, la Loi fondamentale sur le gouvernement de 1968, la Loi fondamentale sur le budget de l’État de 1975, la Loi fondamentale sur l’armée de 1976, la Loi fondamentale sur Jérusalem, capitale de l’État d’Israël de 1980, la Loi fondamentale sur le pouvoir judiciaire de 1984, et la Loi fondamentale sur le contrôleur de l’État de 1988.

[2] Cité par Lurçat : A. Barak, « Judicial Philosophy and Judicial Activism », Iyounei Mishpat 17 (1992).

[3] Expression empruntée par Lurçat à Shmuel Trigano, Démocratie ou théocratie judiciaire ?


Écrivain, Essayiste, conférencière, traductrice, Liliane Messika est auteur de plus de 30 ouvrages, dont plusieurs sur les conflits du Moyen-Orient. Liliane Messika est membre du comité de rédaction de Menora.info.

À lire: Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, éditions de l’Histoire, 2023.

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5 Comments

  1. C’est le peuple qui gouverne en Israël.
    La preuve : le sort réservé à la « réforme judiciaire ».
    « Réforme » qui n’est rien d‘autres qu’une tentative d’effacer les éléments équilibrant de la gouvernance israélienne de manière à confier un pouvoir absolu à l’exécutif, modifiant profondément la nature du pays, le transformant en « démocrature » comme en Turquie, en Pologne et en Hongrie (liste non exhaustive).
    Cette « réforme » ne passe pas. Vue l’opposition farouche d’une majorité de la population (c’est clairement établi par les sondages) et la chute du soutien populaire au gouvernement qui tente de « réformer » (également établi par les sondages ; une élection qui se tiendrait aujourd’hui se solderait pas l’équivalent d’une gifle électorale au gouvernement actuel).
    Sans oublier les effets néfastes du projet de « réforme » sur l’économie, la sécurité, l’image et les relations extérieures d’Israël (le refus de Biden de recevoir Bibi à Washington n’est rien d’autre qu’une gifle publique pour le dernier).
    La réforme est donc repoussée aux calendes grecques. Elle a d’ores et déjà échoué.
    C’est donc que le peuple gouverne ; et non « les juges » ; et surtout pas le gouvernement actuel, le plus incompétent de l’histoire du pays et condamné à brève échéance.

    • si on ne peut rien changer et si la décision finale est entre les mains de juges non élus, le pays pourrait ressembler à celui des ayatollahs !

  2. Quoi que l’on pense de Benjamin Netanyahu, qu’on l’adore ou qu’on le déteste, ce n’est certainement pas le fait de ne pas être reçu par Joe Biden qui constitue un problème.

    C’est (pour Israël comme pour n’importe quel autre pays) le fait d’être un allié du taré wokiste de la Maison Blanche et de son parti de crânes ra(ci)sés qui constitue une honte et un déshonneur.

  3. Les USA cherchent à entraîner Israël dans leur chute, et les Israéliens (pour la majorité d’entre eux) n’en ont pas pris conscience.

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