Un récit autobiographique de l’écrivain Henri Raczymow, grand admirateur de Proust.
Dans son autobiographie, le grand critique littéraire Marcel Reich-Ranicki cite malicieusement une notation de Heinrich Mann : « Il n’est pas de génie en dehors des heures ouvrables. Les plus illustres personnages du passé ont ri et raconté des bêtises avec leurs amis. Il faut respecter les horaires. »
C’est un peu ce que fait Henri Raczymow qui publie L’arrière-saison des lucioles, un récit autobiographique en même temps qu’un essai sur l’itinéraire qui l’a conduit, lui l’enfant juif de Belleville, à devenir un écrivain français.
La tonalité de cette promenade, toute littéraire, oscille entre nostalgie, regrets et autodérision. Bien que le ton se veuille souvent léger, il est en réalité acide, sérieux, voire sombre.
Une sorte de « fin de partie » qui évoque les traces, très lacunaires, d’une civilisation anéantie, reçues pour tout héritage par les enfants dont les parents étaient des survivants de la Shoah – on disait alors, du Hourban (la Catastrophe en yiddish) – majoritairement originaires de Pologne.
La vie derrière soi
Raczymow évoque son enfance et son adolescence à Belleville où vivaient un grand nombre de Juifs, dont son grand-père Dawidowicz qui parlait yiddish. Aujourd’hui, il ne reste rien, pas même les rues où habitèrent aussi les parents de Georges Perec, avant d’être raflés par la police française et assassinés à Auschwitz. Dans les années soixante-dix, vinrent les démolisseurs qui modifièrent jusqu’au site afin d’édifier un nouveau quartier, alors que dans la Varsovie reconstruite au lendemain de la guerre, le tracé et le nom des rues du Ghetto de Varsovie ont été entièrement conservés.
Etienne, le père d’Henri, avait négocié l’héritage du néant en devenant un fervent et sectaire militant communiste, comme tant de Juifs polonais au lendemain de la guerre. Raczymow raconte avec humour comment vivaient ces artisans tailleurs, casquettiers, maroquiniers qui croyaient à la lutte des classes et attendaient le Grand Jour du bonheur absolu de la société sans classes, venu d’URSS, tandis que les écrivains yiddish étaient exécutés dans les caves de la Loubianka, à Moscou, pendant la campagne contre « les cosmopolites sans patrie ».
Etienne lisait le quotidien la Naye Presse, assistait aux sacro-saintes réunions, au 14 de la rue de Paradis, siège de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide. Je ne doute pas, qu’un jour ou l’autre, Etienne ait rencontré mon père, Yankel Frydman, qui publiait des nouvelles dans ce même quotidien, ramassé fiévreusement chaque matin dans la boîte aux lettres. Staline avait remplacé HaKadosh Baroukh Hou, le Saint bénit-soit-Il. Le petit Henri y croyait aussi, et j’avoue y avoir cru moi aussi. Nous étions si endoctrinés, que cela allait de soi.
Un amour de Proust
Et la littérature française, dans tout ça ? Comment Henri, médiocre élève d’un cours complémentaire, est-il devenu le subtil exégète de Proust dont la présence est constante dans l’esprit de l’auteur ?
Certes, Raczymow rend aussi hommage à d’autres écrivains, tels Sartre, Barthes, Blanchot, Georges Lambrichs. Mais l’importance non négligeable qu’il leur accorde dans son Bildung’s Roman ne saurait se comparer à celle, irradiante, de Proust. Du commencement, à la fin.
Raczymow évoque également des amis très chers disparus, ou encore en vie, quelques désamours, un peu bilieux, pour finir par faire surgir, au coin de la rue de Lancry, un personnage inévitable de l’univers mental yiddish, le Noudnik, à savoir l’emmerdeur qui vous saute sur le râble – impossible de l’éviter – et vous impose le récit détaillé de ses succès, de quelques contrariétés, et vous plante là, sans dire au-revoir, quand il a évacué.
Un peu Noudnik lui-même, très désabusé, Raczymow achève son récit en citant Proust dans le Temps retrouvé : « … la vie enfin découverte et éclaircie », pour nous dire que « la vraie vie », d’où qu’on vienne, est littérature. Il écrit :
« Dans la littérature, justement, tout est possible. Il nous est loisible de dire ou ne pas dire, de faire ou ne pas faire. Loisible de biffer, corriger amender. Dans la vie, en revanche, le repentir n’existe pas, nous ne pouvons qu’improviser des gestes ou des mots d’excuse toujours approximatifs, ou maladroits, ou blessants. La littérature est une grande consolatrice. Elle est la vraie vie, oui, peut-être, mais par rattrapage. »
Une « Fin de partie », moins laconique et définitive que celle de Samuel Beckett, somme toute.
© Myriam Anissimov
https://www.nonfiction.fr/article-11632-de-la-belleville-yiddish-a-la-litterature-francaise.htm
Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a également été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musique et de nombreux titres de la presse nationale. Elle préfacé et a grandement favorisé la réédition de Suite française d’Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018. En 2021, elle a publié Oublie-moi cinq minutes ! (Seuil).
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