Marc Rameaux. Exégèse

L’Évêque :

Jamais, chevalier ! Jamais, vous m’entendez, je ne pardonnerai aux Juifs d’avoir livré Jésus et d’avoir fomenté sa mise à mort ! Et ne me parlez point de la responsabilité de Pilate : si la lâcheté de cet obscur gouverneur de Judée est haïssable, c’est bien la foule juive qui a fait pression sur lui, pour préférer Barabbas à Jésus ! Et que dire de la trahison de Judas ! L’accusation de peuple déicide est bien méritée, ainsi que tout ce qui les accable !

Le Chevalier :

Mais enfin, Monseigneur, les apôtres et tous ceux qui ont suivi notre Seigneur n’étaient-il pas juifs originairement et élevés dans cette foi ? Notre Seigneur lui-même…

L’Évêque :

N’allez pas plus loin, chevalier, pour votre propre salut je vous arrête avant que vous ne prononciez un blasphème ! Les premiers Chrétiens ont connu le secours de la grâce qui leur a fait définitivement adopter la foi véritable. Ne me parlez jamais d’héritage ou de transmission ! Dès lors qu’ils ont suivi notre Seigneur, les apôtres se sont engagés dans une rupture totale avec la foi vicieuse et sournoise de leurs ancêtres. La grâce chrétienne les a décillés et les a transfigurés. L’on peut dire que leur nature et leur substance même ont été transformées ! La grâce chrétienne n’a absolument rien de commun avec le matérialisme intéressé des Juifs, qui les pousse à la trahison atavique ! La seconde et véritable alliance a brisé et remplacé la première, car ils l’ont trahie et en paient maintenant le prix ! Ils doivent admettre qu’ils ont perdu le statut de peuple élu, celui-ci revenant maintenant de droit aux Chrétiens !

Le Chevalier :

Écoutez, Monseigneur, je ne suis qu’un humble chevalier, un noble de petite extraction ayant surtout appris à manier les armes. Je vous parle de ce que je ressens, de la communauté des premiers croyants au sein de laquelle la frontière entre Juifs et Chrétiens me paraissait encore floue. Mais je ne suis pas de taille à affronter vos arguments. Il vous faut un contradicteur de votre stature, j’ai pensé qu’il vous plairait d’en débattre avec le Maître, qui semble être d’une toute autre opinion que vous.

L’Évêque :

Le “Maître” ? (L’évêque laisse trainer la voix d’un ton moqueur sur ce mot). Vous voulez dire cet espèce de traîne savate, de vagabond qui erre entre Cologne, Erfurt, Paris et même jusqu’à Prague ? Il tient plus du clochard que du sage ! Je vous en prie, invitez-le à se joindre à nous, cela ne manquera pas de m’amuser !

Le Chevalier :

Il est à deux pas d’ici, en méditation dans la petite crypte : je vais le prévenir de ce pas. Avec tout le respect que je vous dois, Monseigneur, ne le sous-estimez pas. Oui il ressemble à un vagabond. Mais il est second en rang dans l’ordre des Dominicains. Et si tout le monde ne parle que de lui en ce moment, je vous prie de croire que ce n’est pas un hasard. Je l’ai croisé brièvement, mais les quelques minutes de cette rencontre m’ont laissé un souvenir impérissable.

Le chevalier s’absente brièvement, pour rechercher l’inconnu dont on ne sait s’il faut l’appeler maître ou vagabond. L’évêque entend deux bruits de pas remontant des profondeurs de la crypte, s’acheminant vers la bibliothèque où il se trouve. Le chevalier entre en premier, suivi d’une silhouette, un homme de taille moyenne vêtu d’une robe de bure entièrement noire, capuche rabattue, masquant son visage.

Le Chevalier :

Monseigneur, je … voici le maître…

L’Inconnu :

Chevalier, cessez de m’appeler par ce nom ridicule, j’essaie d’en faire perdre l’habitude à tout votre entourage. Ne savez-vous pas que nous ne reconnaissons qu’un seul maître ?

Le Chevalier :

Mais, maît…, je veux dire, comment souhaitez-vous que nous vous appelions ?

L’Inconnu :

“Prieur” me conviendra très bien. C’était et cela demeure ma fonction, quels que soient les titres ronflants que certains ont souhaité m’accoler récemment.

L’Évêque, se rengorgeant avec un petit rire : 

En tous les cas, je vous remercie de ne pas prétendre à un titre que vous ne méritez pas, prieur. Pour ma part, n’oubliez pas que je dois être appelé Monseigneur.

L’inconnu rejette soudain sa capuche en arrière, dévoilant son visage. L’évêque ne peut retenir un mouvement de recul, un saisissement révélant tout autant la peur que le respect que lui impose l’allure de l’inconnu. Le chevalier est tout aussi impressionné, mais il s’agit d’un second ressenti, la confirmation d’un charisme dont il connaît déjà le choc.

Il se dégage du visage de l’inconnu un rayonnement indéfinissable, à la fois l’allure terrifiante de quelqu’un qui a séjourné chez les morts, mêlée d’une expression de douceur tranquille.

La voix de l’inconnu résonne dans toute la pièce, à l’avenant de son allure physique : grave, puissante, venant des profondeurs d’un tombeau, mais demeurant chaleureuse.

L’Inconnu :

Non point, cher ami. Je vous désignerai tout comme moi par votre fonction, celle d’évêque. De même que vous devriez savoir que nous ne reconnaissons qu’un seul Maître, nous ne reconnaissons qu’un seul Seigneur. Ne perdez pas la seule chance qui vous est donnée de n’être qu’un instrument, un honneur dont il est déjà difficile de se rendre digne.

L’Évêque : 

C’est inadmissible ! Je mérite d’être appelé “maître” tout autant que vous ! Respectez ma charge, sans quoi je me chargerai de vous la faire respecter !

L’Inconnu :

Mais faites donc, cher évêque (un sourire cruel se dessine au coin de la bouche de l’inconnu). Pensez-vous qu’une quelconque menace puisse me faire peur ? Je suis déjà mort trois fois, une quatrième ne sera pas de grande importance. Et n’oubliez pas que je suis d’un ordre régulier, tandis que le vôtre n’est que séculier, ajoute l’inconnu avec un petit rire.

Du reste, les véritables maîtres n’ont jamais cherché à l’être. Ils se contentent de tracer leur voie et de vivre en accord avec eux-mêmes. Tout le reste leur est donné par surcroît. Dès lors que vous le revendiquez, vous prouvez par là même que vous n’en êtes pas un. Un lecteur tel que vous n’a-t-il pas encore compris que tout ce qui est important est ce qui n’est jamais dit ?

Le chevalier : 

Mais maît…, pardon, prieur, je vous ai vu enseigner une foi ardente au sein de votre ordre et auprès de tous, comme jamais il ne m’a été donné d’en rencontrer. Si vous ne le revendiquez vous-même, pouvons-nous au moins faire reconnaître la lumière que vous nous donnez ?

L’inconnu : 

Lumière que je ne fais que transmettre, chevalier, je n’en suis aucun cas la source ! Prenez-vous le temps de contempler les vitraux de nos cathédrales et de comprendre le sens qu’ils portent ? Le vitrail n’est rien si le soleil ne se place derrière et le fait resplendir : sa seule gloire est de transmettre la lumière de la source. Là seulement les actes saints prennent vie. Je ne cherche à être qu’un simple morceau de verre coloré, laissant passer Sa lumière du mieux que je peux, la petite pièce s’insérant au sein d’une grande fresque qui me dépasse largement. Vous ne pouvez parvenir à cette tâche qu’en vous dessaisissant de vous-même, ajoute l’inconnu avec un regard impitoyable jeté sur l’évêque.

Le prélât reste bouche bée devant cet adversaire insaisissable, cette voix caverneuse, ironique, mais gardant la bienveillance de l’autorité naturelle.

L’inconnu : 

Bien, mais passons au fond de notre débat, le petit exercice d’exégèse auquel vous m’avez convié. Si je comprends bien, mon chez évêque, votre interprétation des évangiles est que les méchants Juifs ont ourdi la condamnation et la crucifixion de notre Seigneur, qu’ils méritent à ce titre les malheurs dont ils ont été accablés par la suite et que la trahison de Judas les marque à jamais ? Que voilà une analyse puissante et profonde, ajoute le prieur avec la même marque cruelle au coin des lèvres.

L’évêque : 

Mais c’est cela même ! Comment pouvez-vous nier une telle évidence ? La trahison de Judas ? La haine de la foule juive demandant la mise à mort et choisissant de gracier Barabbas à Sa place ? Les agissements perfides de Caïphe pour pousser Pilate à la faute ? Du Sanhédrin à la foule, tous sont coupables, des plus hauts dignitaires jusqu’au peuple ! Et l’ignoble trahison de Judas est l’emblème qui résume le tout, qui dévoile la perfidie atavique de ce peuple !

L’inconnu : 

L’ennui, voyez-vous, cher ami, est qu’absolument rien n’est laissé au hasard dans les évangiles. Chaque menu détail des quatre récits possède un rôle précis, une importance que vous ne pouvez retirer. L’on dit souvent que le texte est exprimé dans un langage allusif, en paraboles floues qu’il est difficile de comprendre. S’il est vrai que le texte interroge notre foi et nous invite à l’exégèse, il est en revanche absolument sans ambiguïté concernant la chute ou l’abaissement de la croyance : rien n’a été laissé au hasard pour éviter que nous ne tombions dans les pièges de ce que la foi chrétienne n’est pas. Quant à ce qu’elle est, nous devons naviguer comme nous le pouvons avec ce qu’Il nous a laissé. Mais quant à ce qui la souille et l’abaisse, les quatre évangélistes ont pris soin de nous laisser toutes les indications nécessaires. Il n’y a jamais rien d’anecdotique : tout a un sens et un rôle précis.

L’évêque : 

Et alors ???!!! En quoi cela change-t-il ou excuse-t-il la trahison de Judas, la haine de la foule, la perfidie de Caïphe ? Ce sont des faits élémentaires !

L’inconnu :

Des faits élémentaires, dites-vous ? Je ne connais aucun “fait” qui soit indépendant du récit auquel il se rattache. Cela me semble relever de la première année du trivium. Qui sommes-nous pour prétendre convoquer un morceau de la réalité nue, même si ce n’en est qu’une parcelle ? Seul Lui peut y prétendre, même un scolastique novice sait cela. On pourra même mesurer le degré d’idiotie d’une époque lorsque celle-ci prétend se rattacher aux “faits” au lieu de simplement confronter des récits concurrents. Vous m’avez confirmé le vôtre qui peut se rédiger en trois lignes. Entendez maintenant le mien, car je crains qu’il y ait un peu plus de points à comprendre dans les évangiles, que votre brillante synthèse.

L’évêque : 

Faites-donc, mais une trahison est une trahison et un appel à l’exécution est un appel à l’exécution. Et vous ne pouvez-nier que ce sont des Juifs qui les ont commis !

L’inconnu : 

Oh le bel argument ! Oui certainement ceux-ci étaient juifs, tout comme étaient juifs ceux qui ont suivi notre seigneur et l’ont soutenu, et juifs également le plus grand nombre qui n’étaient ni en sa faveur ni contre, mais lui étaient sans doute parfaitement indifférents. Et ceci n’a rien d’une coïncidence : au royaume de Judée, vous risquiez fort de rencontrer essentiellement des Juifs et quelques romains, quels que soient leurs actes. Ne voyez-vous pas combien votre argument est stupide ? 

C’est un peu comme si vous prétendiez que ce sont les Français qui sont coupables d’avoir jugé, torturé et immolé les templiers et que le peuple de France doit en conséquence être maudit. Étant donné que tout ceci s’est déroulé en France, il se trouve que ce sont des Français qui ont ordonné l’exécution des templiers, tout comme ce sont des Français qui ont pris leur défense, tandis qu’une grande masse de Français assistait à tout ceci sans avoir d’avis. Que je sache, ce n’est pas contre le peuple de France que Jacques de Molay a lancé sa convocation au tribunal de Dieu, mais contre Philippe Le Bel et ses pairs. Le dernier maître du Temple était du reste français, tout comme notre Seigneur était juif.

L’évêque :

Hérésie ! Comment pouvez-vous prétendre que le Christ lui-même appartienne au peuple maudit ?!

L’inconnu : 

Oh, en ce cas envoyez vite une missive à la curie, pour leur signaler que la généalogie de notre Seigneur figurant dès les premières lignes de l’évangile selon Saint Matthieu[1] est un tissu d’hérésies. Vous en profiterez également pour leur signaler que la lignée de David et l’arbre de Jessé que l’on chante quotidiennement dans nos cantiques est l’œuvre du malin. Comment par ailleurs expliquez-vous que notre Seigneur fût capable dès l’âge de 12 ans de débattre avec les docteurs du Temple[2], s’il ne fut élevé profondément dans la foi juive ? Notre seigneur était juif jusqu’au bout des ongles.

L’évêque (sans répondre à la généalogie figurant en tête de l’évangile selon Matthieu) : 

Mais c’est sa nature divine qui lui octroyait la science de la loi ! Le Christ n’a nul besoin d’enseignement !

L’inconnu :

Vous ignorez encore ce fondement de la foi chrétienne : s’Il s’est incarné en un homme, il a connu, éprouvé, joui et souffert comme un homme, sans quoi il ne serait qu’un esprit abstrait. Vous ne ressentez rien de notre foi si vous ne voyez pas que Jésus a dû peiner sur les textes de la Loi, qu’ils lui ont demandé beaucoup d’efforts, de patience et de clairvoyance pour qu’il les maîtrise aussi bien. S’Il n’avait partagé le sort et la souffrance des hommes, il n’aurait pu les racheter comme le voulait sa mission !

L’évêque :

Mais Judas, que faites-vous de Judas ?! Vous ne pourrez nier que le principal responsable de la trahison est ce Juif…

L’inconnu : 

Mais mon cher évêque, Judas faisait partie des apôtres. A ce titre, pourquoi la grâce chrétienne censée avoir transfiguré les douze n’a-t-elle pas opérée sur lui ? En somme, lorsqu’un homme du cercle des proches de notre Seigneur fait quelque chose de mal, il redevient subitement juif, tandis que lorsqu’il agit pour le bien, il reste chrétien ? Voilà une façon fort intéressante de supposer par avance ce que vous voulez montrer, ajoute le prieur d’un petit rire. Quant à la transsubstantiation que vous supposez de la chair des apôtres pour les faire sortir de leur nature abhorrée, elle semble bien versatile pour une grâce divine, appuie l’inconnu d’un sourire cruel.

Le chevalier : 

Mais Prieur, il n’en a pas moins trahi…

L’inconnu :

Certainement chevalier, mais pourquoi personne ne remarque-t-il ce qui en découle directement, que les onze autres lui sont restés fidèles ? Songez en examinant l’histoire, à ce qu’il en a été de l’entourage de tous les grands chefs spirituels, politiques ou militaires de tous les siècles ? Une proportion de 11 loyaux sur 12 est absolument exceptionnelle ! Il aurait pu tout autant être déduit que les Juifs étaient gens particulièrement loyaux et tenant parole pour un aussi faible taux de traîtrise. 

Songez à ce qu’il en est au sein des cercles que fréquente notre bon évêque ainsi qu’au sein de la curie, pire encore depuis qu’elle réside en Avignon[3]. Je suis persuadé que le taux de traîtrise et d’intrigues en tous genres doit bien dépasser la moitié du cercle des prélats, achève le prieur d’un sourire sarcastique. Demandez donc à notre ami qui navigue sans cesse au sein de ces ragoûtants marécages.

L’évêque, s’empourprant : 

Co.., comment osez-vous ??!!! Alors que les écritures et l’anecdote des trente deniers nous indique clairement l’esprit de lucre qui animait Judas, caractéristique de sa race !

L’inconnu :

Oh, je ne doute pas, cher ami, que votre petit cercle se fait payer bien plus cher en rémunération de ses forfaits ! Judas m’a toujours fait l’image d’un amateur… Mais parlons-plus sérieusement puisque vous invoquez les textes. Ne voyez-vous pas qu’il y a un symétrique à la trahison de Judas, pourtant un épisode marquant car relaté dans les quatre évangiles ! Je veux parler du triple reniement de Pierre [4] ! Lorsque notre Seigneur annonce aux apôtres la trahison de l’un d’entre eux, tous s’indignent et chacun jure qu’il ne sera pris en faute. Notre seigneur, lorsque Pierre l’assure de sa parfaite loyauté, lui répond qu’il le reniera trois fois avant le chant du coq du lendemain !

L’évêque :

Je me souviens de cet épisode pénible, mais qu’est-ce que cela change ?

L’inconnu :

Mais n’est-ce pas visible comme le nez au milieu de la figure ? Pourquoi ne vous posez-vous pas la question élémentaire “Pourquoi ce passage est-il présent ? Pourquoi a-t-il été placé dans le récit, Quel rôle précis joue-t-il ?” Comment pouvez-vous penser que la parole sacrée fût écrite au hasard, sans qu’un sens précis ne se cache derrière chaque ligne ?

L’évêque :

Je…, je ne vois pas…

L’inconnu :

La prédiction du triple reniement de Pierre suit immédiatement l’annonce de la trahison de Judas, comme le symétrique dans un reflet ! Et ce n’est pas n’importe lequel des apôtres qui a été choisi pour figurer le triple reniement, c’est Pierre, c’est-à-dire pour nous chrétiens, le meilleur des hommes, ce que l’humanité a produit de plus estimable, celui à qui l’on confiera l’édification de l’église puis les clés de la cité céleste ! 

Ne voyez-vous pas quel éclairage cette symétrie jette sur la trahison de Judas ? Si même Pierre faillit, si même lui en vient à chuter, ne voyez-vous pas que la faiblesse de Judas est celle de toute l’humanité, puisque même le meilleur des hommes n’échappe pas à la petitesse humaine ? 

S’en suit le récit de la Passion, où il est clairement indiqué que le Christ vient racheter nos fautes. Le sens est clair : la trahison de Judas est la trahison d’un Chrétien. Et nul ne peut se dire chrétien s’il ne comprend cela et ne prend pas pour lui la faute de l’un des siens ! Tout comme notre seigneur a pris sur lui nos propres fautes !

L’évêque et le chevalier demeurent silencieux, comme assommés par la parole de l’inconnu. Sa voix chaleureuse mais d’outre-tombe reprend à nouveau, implacable :

L’inconnu :

De plus, lorsque l’on établit la responsabilité d’un crime, c’est être d’une faible intelligence que de désigner le simple exécutant. La trahison de Judas est présentée comme une faiblesse humaine inéluctable : il fallait que lui ou un autre endosse ce rôle, pour que la Passion ait lieu. S’il faut établir des responsabilités, ce sont les têtes pensantes du crime contre lesquelles il faut se retourner, ceux qui ont décidé et poussé à la condamnation.

L’évêque :

Ah, cette fois je suis bien d’accord ! Je vous concède votre explication de la trahison de Judas. Mais tout de même, en dehors de Pilate qui n’est qu’un faible, tous ceux qui ont poussé et décidé au meurtre de notre seigneur étaient juifs !

L’inconnu :

Combien de fois faudra-t-il vous répéter qu’au royaume de Judée, vous alliez rencontrer en très grande majorité des Juifs, qu’il s’agisse de ceux qui ont condamné, qui ont soutenu ou qui étaient indifférents à toute cette histoire ? 

Je vous parle des têtes pensantes : la foule, le texte le montre très bien, est versatile. Vous me parlez de la foule que Pilate consulte et qui crie à la libération de Barabbas et à la condamnation de Jésus. Mais pourquoi passez-vous sous silence la foule qui acclame notre seigneur lors de son entrée dans Jérusalem, ayant donné lieu à la célébration des Rameaux ? Pourquoi ne voyez-vous que ce qui vous arrange ?

Sans compter que du temps de notre Seigneur, les prophètes étaient légion : pour le principal du peuple, ce n’était ni la haine ni la louange qu’ils éprouvaient envers Jésus mais de l’indifférence, noyée sous une multitude de prophéties. Le royaume de Judée, du temps de notre seigneur, était de plus en plus engagé dans une révolte sourde du peuple juif à l’encontre des romains, une révolte qui ne cessait de couver, une aspiration à ce que les forces spirituelles finissent par renverser l’ordre de fer de Rome. 

Un siècle après notre seigneur, la révolte de Bar Kokhba éclatait, qui divisa d’ailleurs fortement le peuple juif, son chef de file étant reconnu par certains comme le Messie ! C’est dans ce contexte que prêchait notre seigneur, aussi la foule était-elle face à ce sourd sentiment de révolte porté par plusieurs prédicateurs antagonistes. La plus grande majorité était indifférente à cet obscur nazaréen, un provincial exotique pour les habitants de Jérusalem. 

Et qui était la foule demandant la condamnation de Jésus et la grâce de Barrabas ? A-t-elle été assemblée pour la circonstance, sous l’action de Caïphe ? Que représentait-elle et quel était son nombre? Les hommes qui l’ont célébré à son entrée avec des rameaux à la main pouvaient tout aussi bien être ceux qui l’ont condamné plus tard : la foule est aisément manipulable. Là encore vous ne vous attachez qu’à l’accessoire. L’essentiel, ce sont les têtes pensantes qui ont véritablement ourdi la condamnation.

L’évêque :

Mais justement, Caïphe !, s’exclame l’évêque sur un ton triomphant. Vous le citez vous-même, comme ayant assemblé et excité la foule à la condamnation de Jésus. Caïphe, grand prêtre d’Israël à la tête du Sanhédrin ! Quelle responsabilité la plus flagrante vous faut-il pour désigner les Juifs comme coupables?

L’inconnu : 

Vous allez encore très vite en besogne, cher ami. Les textes sont clairs comme de l’eau de roche : il n’y a pas un mais trois responsables de la mort de notre Seigneur, si vous regardez la longueur des récits, les méandres des arguments et revirements de ces trois-là. Il est évident que les trois têtes pensantes de la condamnation du Christ sont dans l’ordre Pilate, Caïphe et Hérode Antipas. 

L’évêque :

Pourquoi Pilate en premier lieu ? Les deux véritables têtes pensantes sont bel et bien Caïphe et Hérode. Pilate n’est qu’un faible et n’a fait que suivre.

L’inconnu : 

Vous ne semblez guère comprendre la notion de responsabilité pour un ministre du Christ. Deux facteurs interviennent dans cette affaire : la décision et l’influence. Je ne nie en rien l’influence néfaste de Caïphe et Hérode Antipas, j’y reviendrai. Mais le pouvoir de décision était concentré entre les mains d’un et un seul. Pilate est gouverneur d’une province romaine : il possède l’Imperium, un pouvoir si absolu que nous-mêmes ne pouvons le concevoir avec nos monarchies. Pilate était le seul à pouvoir décider de la condamnation à mort, lui seul est investi du jus gladii, le pouvoir de prononcer la sentence suprême. 

À tout moment de la Passion, même lorsque notre Seigneur était sur la croix, si Pilate avait ordonné de tout arrêter, il aurait été obéi dans l’instant même. S’opposer à un homme investi de l’Impérium, c’était sous les romains s’opposer à César, c’est-à-dire encourir immédiatement la mort. Caïphe et Hérode le savent pertinemment : s’ils se hasardaient à mettre eux-mêmes Jésus à mort, ce sont eux qui auraient terminé sur la croix : Pilate n’aurait pas eu d’autre choix que de devoir montrer qui possédait le seul et unique commandement.

L’évêque :

Certes Pilate a bel et bien pris la décision. Mais cela ne souligne-t-il pas le caractère d’autant plus sournois et vil du jeu d’influence de Caïphe et Hérode ? Inutile d’insister sur la nature de leur sang…

L’inconnu : 

Vous êtes extraordinaire, cher ami ! Je vous cite les trois responsables et votre seule remarque est de mentionner que deux sur les trois sont juifs. Combien de fois faudra-t-il vous répéter qu’au royaume de Judée, cela serait nécessairement le cas. Tout comme les bourreaux des templiers étaient tous français, étant constitués de Philippe Le Bel et de ses pairs…

Il y a pourtant un fait visible comme le nez au milieu de la figure lorsque l’on considère ce trio : Pilate, Caïphe et Hérode. Une évidence telle que l’on comprend qu’il s’agit de l’essentiel une fois que l’on s’en aperçoit, en lieu et place de votre ridicule tautologie !

Le chevalier :

Voulez-vous dire, Prieur, que ces trois-là ont de commun de n’avoir cessé d’intriguer et d’influencer ?

L’inconnu : 

Encore un effort chevalier, vous y êtes presque. Car que faut-il pour se permettre ce luxe de faire pression pour arriver à ses fins ? Le pouvoir ! Pilate, Caïphe et Hérode sont avant tout les trois représentants et détenteurs des trois formes de pouvoir dans la province de Judée, à cette époque. Pilate le pouvoir politique, militaire et judiciaire d’un gouverneur de province romaine. Hérode le pouvoir du quotidien et du tout venant de la région, que les romains étaient suffisamment habiles pour laisser à ce qui restait de la monarchie locale, bien entendu sous leur tutelle. Et Caïphe le pouvoir spirituel, celui des clercs.

Les agissements de ces trois-là sont une leçon sur la corruption du pouvoir, sous la forme de portraits archétypaux, de figures de mauvais dirigeants. Caïphe est l’archétype du dirigeant agressif, hargneux, jaloux de ses prérogatives, narcissique et sensible à la moindre entorse à son ministère. Sans doute aurait-il fait un bon évêque catholique, poursuit le prieur avec un rire non dissimulé. 

Hérode est le type même du dirigeant plein de rondeur et de bienveillance apparente, cachant une méchanceté profonde. Car il faut se rappeler qu’il accueillit en premier lieu notre seigneur sous les dehors de l’amitié avant de mal le traiter [5]

Enfin Pilate représente le troisième type de mauvais dirigeant, le lâche, celui qui n’a pour seule obsession que de ne pas faire de vagues. Dans les quatre textes, il est visible que Pilate n’est préoccupé que d’une seule chose : éviter de créer des troubles. Il ne plaide au début pour Jésus que dans ce seul but, nullement de savoir si la décision est juste ou non. Rappelez-vous que la seule chose qui le décide à basculer du mauvais côté est la crainte agitée par les séides de Caïphe de remonter cette affaire aux oreilles de César[6]

Ne comprenez-vous pas qu’à travers ces trois portraits, il s’agit d’un enseignement sur le fait que tout pouvoir corrompt, en tous temps, toute latitude ? Plus d’une fois, des esprits sagaces ont fait observer que s’Il revenait de nos jours, il se trouverait rapidement en conflit avec nos pouvoirs constitués, avec nos rois comme avec la hiérarchie catholique. Sans doute serait-il de nouveau mis à mort par ces derniers !

L’évêque :

Comment osez-vous !

L’inconnu : 

Osez prétendre que vous ne reconnaissez pas ces trois portraits, le hargneux, l’hypocrite et le lâche, parmi les dignitaires que vous fréquentez chaque jour et au sein même de la papauté ! Je serai même prêt à parier que vous avez eu à en souffrir personnellement !

L’évêque semble ébranlé par ce dernier argument. Le chevalier reprend la parole.

Le chevalier :

Mais Prieur, ne faites-vous pas ainsi du Christ le ralliement de tous les contestataires, de tous les révoltés, de ceux qui ne peuvent reconnaître aucune autorité temporelle ?

L’inconnu :

Vous m’ôtez ce point de la bouche, chevalier, car même cette question est traitée très précisément, les textes ne laissant rien au hasard. Sinon, comment expliquer la présence de Joseph d’Arimathie[7] ? Il y a dans l’enseignement de notre Seigneur une méfiance générale à l’encontre de tous les pouvoirs. Mais afin de ne pas verser dans le discours stérile du révolté permanent, les textes introduisent le personnage de Joseph d’Arimathie, membre respecté du Sanhédrin ! 

Ce point est essentiel pour introduire une nécessaire nuance : tout d’abord, il révèle que le sanhédrin était loin d’être unanime sur le jugement de Jésus. D’autre part qu’un représentant du pouvoir spirituel juif suprême de cette époque était un homme de bien, veillant à ce que la justice soit respectée. Il n’est nullement prouvé que Joseph d’Arimathie souscrivait au message du Christ ni qu’il l’approuvait. Mais il estimait inique de le condamner à mort pour cette raison et veilla à ce qu’il lui soit accordé une descente de croix et une sépulture décente.

La conclusion de tout ceci est que lorsque vous accusez “les Juifs” de la mort du Christ, vous abaissez et souillez son message, qui s’adresse à tous les hommes, pour le réduire à une vulgaire querelle de factions. C’est du reste la façon dont les romains devaient considérer l’affaire de leur point de vue : une querelle intestine entre différentes branches du judaïsme. L’action se déroulant au royaume de Judée, il se trouve que les principaux protagonistes étaient tous juifs, à commencer par notre seigneur lui-même. 

Ne voyez-vous pas que dans le récit des évangiles, le peuple juif qui était présent est un microcosme de toute l’humanité, un échantillon de tout ce que les hommes peuvent représenter, dans ce qu’ils ont de meilleur comme dans ce qu’ils ont de pire. Et il n’est nul besoin d’être chrétien pour être un homme de bien, le personnage de Joseph d’Arimathie en témoigne, tout comme il nous signale que les bons dirigeants existent, bien que rares. Afin de s’assurer que des cerveaux épais ne fassent dégénérer notre foi en querelle de factions, un ultime message explicite fut glissé, ne figurant pas dans les évangiles synoptiques. Sinon, comment expliquer “le salut vient des Juifs”, de celle de Saint Jean [8]? Rien, absolument rien n’est laissé au hasard.

En définitive, cher évêque, votre exégèse ne donne aucune explication de points essentiels. Or comment juger d’une exégèse autrement qu’à la somme d’écrits dont elle permet de rendre compte ? Vous n’expliquez en rien la symétrie flagrante entre la trahison de Judas et le triple reniement de Pierre. Ni les longs passages des jeux d’influence entre Pilate, Caïphe et Hérode, si semblables à toutes les comédies du pouvoir de toutes les cours et tous les cénacles du monde ! Ni l’intervention essentielle de Joseph d’Arimathie, dignitaire juif respecté au sein du Sanhédrin. 

Enfin vous n’expliquez pas les mises en garde contre le dévoiement du message de notre seigneur, adressé à tous les hommes, en une lutte de factions, contre les Juifs, ou contre l’autorité même légitime. Je vous le répète, celui qui n’a pas compris que la faute de Judas est la faute d’un Chrétien ne mérite pas d’être appelé de ce nom ! achève l’inconnu d’une voix terrible.

L’évêque demeure les yeux hagards, comme sonné, les dernières paroles de l’inconnu ayant fait trembler les murs. Le chevalier exprime un mélange d’admiration et de timidité, pour prendre finalement la parole:

Le chevalier : 

Ainsi Maît…, pardon Prieur, pensez-vous possible une réconciliation des deux religions, une continuité et une communauté de croyance entre Juifs et Chrétiens ?

L’inconnu (avec un léger sourire) :

Certainement pas, chevalier ! J’ai horreur de l’œcuménisme tiède ! Je vais vous surprendre mais je suis sur ce point de l’avis de notre ami l’évêque. La foi juive et la foi chrétienne sont radicalement différentes et le resteront. Mais en quoi défendre deux visions du monde bien tranchées, voire opposées, empêcherait-il de se respecter ? Au sein de la chrétienté, Abélard et Gilbert de Poitiers ont bien défendu deux visions totalement exclusives de la réalité du monde et de l’image que nous en formons dans notre esprit[9] ! Ils n’en étaient pas moins tous deux des maîtres des sept arts, se respectant grandement.

L’évêque, sortant de sa léthargie : 

Mais justement, cela signifie que vous ne défendez pas la vérité de notre Seigneur, la seule véritablement sacrée ???!!! Si vous admettez que Juifs et Chrétiens ont des croyances radicalement non conciliables, l’une d’elles doit nécessairement être vraie et l’autre fausse ! La croyance juive méprise le Christ comme un imposteur et ne manifeste que du mépris envers son enseignement, mépris dont je vous accorde que je le leur rends bien ! Comment pouvez-vous prétendre, deuxième dans l’ordre des Dominicains, que nous défendons la seule et vrai foi, avec l’aide de Dieu !

L’inconnu : 

Je pense, cher évêque, que vous devriez cesser de dire à Dieu ce qu’il est censé penser. Bien sûr que lorsque vous embrassez sincèrement une foi, vous êtes amené à considérer toutes les autres comme des billevesées, des fantaisies obscurantistes et superstitieuses tandis que vous seul possédez la connaissance véritable. Juifs et Chrétiens se rendent bien la politesse dans ce domaine, ainsi que toutes les autres religions : auriez-vous peur de la controverse ? 

Quant à la question de la défense de la vérité, mon cher évêque, mon cher chevalier, j’ai tendance à penser que toutes les religions, à commencer par la nôtre, devraient toutes commencer par une cure d’humilité avant d’ouvrir la bouche. 

Il existe un grand mystère, qui nous sera à jamais inconnaissable, que nous tentons d’exprimer maladroitement, chacun à notre façon. Il faudrait, avant toute prétention à la foi, reconnaître en chacun de nous l’existence de ce grand mystère, inexplicable, inexprimable, ineffable. Puis défendre ardemment notre foi, sans craindre la controverse : ce ne sont pas les idées qu’il faut respecter, elles peuvent être tordues dans tous les sens. Mais si vous ne respectez pas les hommes qui les émettent, vous tuez toutes les voies du seigneur, toute chance de reconstituer son chant à plusieurs voix.

L’évêque et le chevalier ressortent de la bibliothèque, sur ces dernières paroles.

Le chevalier :

Je vous avais prévenu, Monseigneur, l’on n’en ressort jamais indemne…

L’évêque : 

Je pense mener une retraite juste après cet entretien. Oui, sans doute ne suis-je plus le même homme.


Maître Eckhart poursuivit son itinérance, que d’aucuns décrivirent comme une “joie errante”, jusqu’en 1327 ou 1328. Il fut poursuivi par l’évêché de Cologne et par la papauté d’Avignon, libéré par la mort avant toute mise à exécution de sa condamnation. 

Sa théologie du détachement, de la mort à soi-même et du dessaisissement de soi fit frémir plus d’un de ses pairs. Il est historiquement prouvé qu’il tenait l’enseignement de Maïmonide en grande estime, ce que ses détracteurs ne manquèrent pas de lui reprocher. 

Il est une parfaite synthèse de la métaphysique rigoureuse et exigeante des maîtres des 7 arts libéraux qui le précédèrent, et d’une mystique ardente. Dans les siècles qui suivirent, son enseignement fut également rapproché de celui du bouddhisme : sa mystique semble avoir touché les couches les plus profondes du psychisme et de l’esprit humain, de tous les humains.


© Marc Rameaux


Notes

[1] Matthieu 1.1 à 1.16

[2] Luc 2.42 à 2.47

[3] L’entretien se déroulant visiblement peu de temps après l’exécution de Jacques de Molay, la papauté résidait déjà en Avignon depuis plus de cinq ans.

[4] Matthieu 26.31 à 26.35, Marc 14.27 à 14.31, Luc 22.31 à 22.34, Jean 13.36 à 13.38

[5] Luc 23.6 à 23.12

[6] Jean 19.12

[7] Membre du Sanhédrin qui contesta toute légitimité à une condamnation à mort et intervint personnellement pour la descente de croix et la mise en sépulture.

[8] Jean 4.22

[9] Lors de la “querelle des universaux”, opposant ce que nous appelons de nos jours “nominalistes”  et “réalistes”. Concernant deux visions du monde totalement opposées mais portées par deux hommes qui se vouaient une grande estime, l’on citerait de nos jours Einstein et Bohr, dans le domaine de la physique.

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