Ypsilantis. Ernst Jünger, notes de lecture – 1/2

Ernst Jünger, le soldat blessé tant de fois au cours de la Grande Guerre. Paul von Hindenburg hésite à lui accorder la plus haute distinction allemande, Pour le mérite, à cause de son jeune âge : il a vingt-deux ans.

Ernst Jünger connaît « une mutation brusque, d’un caractère assez mystérieux » ainsi que l’écrit Julien Gracq. En effet, à un moment de sa vie, Ernst Jünger se détache de l’action et des armes pour le voyage et les études de botanique et de zoologie. Ce nationaliste extrême du début des années 1920 repousse sèchement et même avec mépris les avances des nazis. En 1939, il doit revêtir l’uniforme encore une fois mais il se tient loin de l’action guerrière. Il est nommé à l’État-major administratif du Gross Paris qu’il ne quitte qu’une fois pour un bref séjour sur le front Est, dans le Caucase, ce qu’il rapporte dans ses « Journaux de guerre ». Ce séjour lui permet de prendre contact avec de hauts gradés et peut-être pour le compte de la conjuration qui s’organise à Paris autour d’Erwin Rommel. Cette expérience des années de guerre nourrit l’un de ses chefs-d’œuvre, « Sur les falaises de marbre » (Die Marmorkliffen).

Ernst Jünger (1895-1998)

« Sur les falaises de marbre », un livre emblématique comme l’écrit Julien Gracq, un livre qui par sa structure évoque la science de l’héraldique. Dans un même écu à trois compartiments, trois contrées : la Marina / la Campagna / le Grand Forestier. Le héros de ce livre s’est retiré avec son frère de l’action guerrière dans un ermitage au bord des falaises qui dominent la Marina, soit la contrée raffinée et de haute culture. Les frères méditent, écrivent et herborisent tout en prenant part à l’occasion aux fêtes de la Marina. Mais à l’orée des immenses forêts, le Grand Forestier attend son heure. La société de la Marina qui pressent le danger est gagnée par la fatigue et ses structures se disloquent. Les hordes du Grand Forestier multiplient les incursions aux abords de la Marina avant l’assaut final. Les deux frères font le coup de feu avant de quitter le pays pour les montagnes de l’Alta-Plana et son peuple libre, de l’autre côté de la mer.

On peut certes trouver dans ce livre des références assez précises au réel, en particulier à la vie d’Ernst Jünger ; mais lorsque nous nous obstinons à mettre un nom sur les figures qui passent dans ces pages et à chercher une référence directe dans l’histoire, nous ne tardons pas à comprendre que nous faisons fausse route. La force permanente de ce livre (qui n’a pas pris une ride si je puis dire) tient au fait que l’interprétation que nous pouvons en faire n’est jamais assurée. Certes, nous pressentons des analogies mais elles sont fugaces ; et nous devinons que vouloir interpréter ce livre en fonction de l’époque qui l’a vu naître en appauvrit la substance et terriblement. Car ce livre est un poème – inutile donc de chercher ce qu’il veut dire. Il est préférable de s’immerger son ambiance et ses analogies.

Ce livre me revient sans cesse depuis que je l’ai lu, adolescent, et je me suis promis de le relire ; il me revient comme certains rêves qui donnent à la journée qui suit une tonalité particulière, des rêves qui par ailleurs reviennent nous solliciter périodiquement tout au long de notre vie, non pas pour que nous les interprétions mais pour que nous nous y baignions – l’ambiance, une fois encore.

Les intellectuels et les universitaires se méfient d’Ernst Jünger, ce qui n’a rien d’étonnant : ils sont rarement libres alors qu’Ernst Jünger l’était et formidablement. A les lire, il me semble qu’ils ne l’ont pas lu, qu’ils n’ont lu que les articles de leurs confrères, qu’ils mâchent un chewing-gum déjà mâchouillé, ce qui produit sur le lecteur que je suis un effet franchement déprimant. Il est vrai que je ne m’attarde pas auprès d’eux et reviens vite aux écrits d’Ernst Jünger.

Julien Hervier (l’un des meilleurs connaisseurs français d’Ernst Jünger) signale qu’il suffit d’évoquer le nom de cet écrivain auprès des gens de son village de Wilflingen ou dans la petite ville voisine pour prendre aussitôt note de la sympathie qu’il inspire. Et celui qui fut son secrétaire à Wilflingen, Albert von Schirnding, évoque la sympathie d’Ernst Jünger envers la création, envers la créature, cette sympathie que tant d’intellectuels et universitaires se refusent à envisager, probablement par paresse, par peur de contrarier une image convenue. Classer Ernst Jünger ? Étiqueter Ernst Jünger ? Il faudrait en revenir à cette figure intéressante entre toutes : l’anarque.

Albert von Schirnding se promenait souvent en compagnie d’Ernst Jünger, des promenades qui se terminaient au cimetière du village, devant la tombe du fils d’Ernst Jünger, Ernstel, tombé sur le front italien. Ce secrétaire rapporte que les lecteurs venaient par centaines exposer leurs problèmes les plus personnels et les plus graves à cet écrivain dont ils devaient attendre une sympathie active. Et, de fait, Ernst Jünger est bien l’homme de la sympathie, au sens le plus pur de ce mot trop facilement employé et de ce fait dévoyé.

La sympathie que j’éprouve pour cet écrivain tient en grande partie à son pouvoir d’attention et donc de connaissance, car l’homme attentif apprend, ne cesse d’apprendre. La contemplation est déjà connaissance. Cet homme engagé dans l’action la plus extrême, cet homme immergé au cœur de la première guerre industrielle et blessé bien de fois, cet homme donc a également envisagé l’action comme un moyen de connaître. En lisant « Orages d’acier », j’ai souvent eu l’impression qu’Ernst Jünger agissait comme détaché de lui-même, qu’il se dédoublait et s’observait comme dans un état de narcose, un détachement qui lui permettait de ne pas interrompre la contemplation, même au plus fort de l’action. Je me suis même demandé si dans « Orages d’acier » il ne rapportait pas des suites de rêves.

Mon intérêt pour cet écrivain tient à bien des raisons dont l’une d’elles m’est apparue très vite : le lire est un antidote au nihilisme. Le lire m’a par ailleurs aidé à ne pas sombrer dans la psychologie et la sociologie – ou, mieux dit, au psychologisme et au sociologisme –, deux « sciences » qui en prennent volontiers à leur aise et ont tôt fait d’encombrer l’espace littéraire de tout un bric-à-brac. Mais, surtout, et j’y reviens, l’œuvre d’Ernst Jünger est un bouclier et une épée contre le nihilisme – dont le nazisme fut une expression paroxystique. Friedrich Nietzsche donne cette définition pertinente entre toutes du nihilisme : « L’œil du nihiliste idéalise dans le sens de la laideur, il est infidèle à ce qu’il retient dans sa mémoire, il permet à ses souvenirs de tomber et de s’effeuiller, il ne les garantit point de ces pâles décolorations que la faiblesse étend sur les choses lointaines et passées. Et ce qu’il ne fait pas à l’égard de lui-même, il ne le fait pas non plus à l’égard de tout le passé des hommes – il laisse s’effriter ce passé ». Cette pensée de Friedrich Nietzsche place en clé de voûte la mémoire, le souvenir.

Que fait Ernst Jünger ? Il se place en observateur, infatigablement, mais en observateur engagé. Il combat le nihilisme puisqu’il entre en contact avec le passé, y compris le plus lointain, avec l’infini spatio-temporel dans lequel il s’inscrit – comme nous tous, mais il le fait avec une conscience aiguë qu’il ne cesse d’aiguiser par l’écriture. Cette attention au monde non seulement ouvre le passé mais prépare les richesses de ce qui se fera souvenir, une densité toujours augmentée de la mémoire ; et, surtout, elle interdit à l’ennui toute emprise, l’ennui qui est la marque la plus courante du nihilisme. Ernst Jünger écrit dans « Héliopolis : « L’Univers tel qu’il s’offre à nos yeux ne représente qu’une des myriades de sections possibles ; le monde est comme un livre ; de ses feuillets innombrables nous ne voyons que celui auquel il est ouvert. »

L’art de vivre est l’art de ne jamais s’ennuyer, tout est dit. « Le monde est comme un livre… » Encore faut-il savoir en tourner les pages. Pour celui qui sait lire (tourner les pages), la surface n’occulte pas la profondeur : elle la dit.

Ernst Jünger est insensible aux idéologies – et je pourrais en revenir à l’anarque. Son passage par le nationalisme extrême (dans les années 1920) a été ponctuel et il ne le renie pas car il n’est pas l’homme des reniements et invite ses lecteurs à considérer l’ensemble de sa vie et de son œuvre sans jamais rien en écarter. C’est probablement cet engagement de jeunesse qui l’a conduit dans sa maturité à écrire des livres comme « La Paix » et « L’État universel », deux livres auxquels j’ai consacré des articles sur ce blog même :

« La Paix » (en deux parties) :

« L’État universel » (en trois parties) :

(à suivre)

© Olivier Ypsilantis

https://zakhor-online.com/

Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*