L’Édito de Riss. “Tu trembles, carcasse !”


Un tremblement de terre où ­périssent plus de 30 000 personnes. Un dessin d’humour noir sur le site de Charlie, et voilà que la Toile s’enflamme. C’est l’expression qu’on entend presque chaque semaine : “la Toile s’enflamme”. Pour tout et n’importe quoi : “OM-PSG : la Toile s’enflamme pour le penalty non sifflé à Marseille” ; “Jill Biden échange un baiser avec le mari de Kamala Harris, la Toile s’enflamme” ; “Bella Hadid sait faire tenir son chignon sans élastique et toute la Toile s’enflamme”. La Toile aime s’enflammer, c’est ce qu’elle préfère par-dessus tout, car cela lui donne vie. Une Toile qui ne s’enflamme pas n’existe pas.

Avec un simple dessin, vous pouvez mettre le feu aux réseaux sociaux, qui n’attendent que ça, comme un buisson sec en pleine canicule, qui guette le mégot jeté dans sa direction. Les occasions pour la Toile de s’enflammer pour d’autres morts injustes ne manquent pas. Chaque année dans le monde, 9 millions de personnes meurent à cause de la pollution, 1,6 million de la tuberculose, 650 000 du sida et 627 000 du paludisme. Si on faisait davantage de dessins satiriques sur ces malheurs, la Toile devrait, en principe, s’enflammer. Rien n’est moins sûr : ces millions de morts intéressent rarement la Toile.

L’injustice à son paroxysme

Il y a des malheurs qui dépassent notre capacité d’indignation. Que peut-on contre un séisme, un raz de marée ou une éruption volcanique ? Et qu’a-t-on à dire de pertinent, à part répéter que tout cela est horrible ? Au mieux, l’expression de notre indignation démontre qu’on est un bon gars à l’esprit sain. À part envoyer des secours pour aider les victimes, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, et qu’on s’interdise de faire un dessin satirique ne stoppera pas le mouvement des plaques tectoniques de cette ­région du monde. On peut cependant comprendre que cela choque, car le dénominateur commun de ces morts, c’est l’injustice. Personne ne devrait mourir ainsi. Personne, d’ailleurs, ne devrait être tué sans son consentement.


Si on devait écouter les esprits indignés, les caricaturistes ne devraient utiliser leurs crayons que pour affirmer haut et fort qu’il est inadmissible d’être tué par des catastrophes naturelles, des tremblements de terre et des tsunamis. Mais si dessiner devait se limiter à exprimer de telles évidences, cet art ne servirait plus qu’à glorifier ce qui est bien et à dénigrer ce qui est mal. Des images d’Épinal pleines de bons sentiments pour enfants de 5 ans.

Ouvrir les yeux

Les dessins satiriques sur des catastrophes ont pourtant un intérêt : ils nous aident à sortir la tête des ruines et des gravats sous lesquels est ensevelie notre liberté de pensée. L’injustice d’un événement aussi terrifiant nous étouffe tellement qu’on cherche à lui échapper par tous les moyens, y compris par l’humour et le sarcasme. Contrairement aux idées reçues, l’humour noir n’est pas l’expression de l’indifférence ou du cynisme, mais, au contraire, celle d’un pessimisme lucide qui contredit l’optimisme obligatoire de nos sociétés modernes. Même quand on croit avoir touché le fond du tragique, on découvre que le pire est toujours possible. Au lieu de rejeter les dessins d’humour noir sur les malheurs du monde, les beaux esprits devraient bien les observer. Ils leur ouvriraient les yeux sur ce qu’ils ne veulent pas voir.

  1. « Tu trembles, carcasse, mais tu tremblerais bien davantage si tu savais où je vais te mener ! », Maréchal de Turenne, en 1667.

© Riss

https://charliehebdo.fr/2023/02/societe/tu-trembles-carcasse/

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