Ypsilantis. Journal tenu par mon arrière-grand-mère maternelle, internée en tant que British Citizen à Besançon puis à Vittel, et précédé d’une brève présentation – 1/2 

J’ai reconsidéré ces pages dactylographiées par une parente à partir de trois cahiers manuscrits, le journal tenu par mon aïeule, Geneviève M., internée avec son mari, John M., en tant que “citoyens britanniques”, à Besançon puis à Vittel. Ils séjournèrent à Besançon des premiers jours de décembre 1940 à la fin avril 1941 ; et à Vittel du 30 avril 1941 au 5 juillet 1941, date de leur libération.

Geneviève M. commença à rédiger ce journal un mois environ après son arrivée à la Forteresse Vauban de Besançon. Les quelques pages qu’elle consacre à leur transfert de Besançon à Vittel puis à leur arrivée à Vittel ont été écrites après coup, un soir de 1942, le dimanche 12 avril.

J’ai longtemps négligé ces pages ; à présent que je leur accorde de l’attention, elles me disent beaucoup. Je les ai retranscrites mais rien n’a été supprimé ou altéré de ce qui pourrait intéresser l’historien. J’ai supprimé des passages relatifs à la famille et qui ne peuvent guère intéresser que la famille. J’ai également procédé à quelques allègements d’ordre stylistique, l’auteure ne s’étant probablement pas relue.

Ces pages m’ont d’abord agacé, je dois le dire. Pourquoi ? Parce que j’opposais d’autres camps à ces camps. J’avais tort. Les énumérations de menus et de colis (qui occupent une bonne partie de ces pages) me parurent indécences – je comparais. Comparer peut être le plus sûr moyen de ne rien comprendre, de passer à côté de spécificités. Je me suis donc ravisé : ce modeste témoignage ne devait pas être négligé. Aucun témoignage ne doit être poussé de côté. Geneviève M. n’a écrit que pour elle-même, pour “tenir” (un verbe qui revient souvent sous sa plume), et pour ses enfants et petits-enfants afin de les rassurer sur ses conditions de vie et celles de son mari.

A la lecture de ces pages, j’ai pensé : la mélodie du bonheur derrière les barbelés. Je faisais fausse route. L’histoire se charge de nuances à mesure qu’on l’étudie. Ainsi, il faut se garder d’établir une identité entre les systèmes concentrationnaires soviétiques et nazis sous peine de ne rien comprendre à la spécificité de ces systèmes respectifs. La spécificité du système nazi tient en peu de mots :  racisme biologique. Et dans l’univers concentrationnaire nazi, un camp d’extermination se distingue d’un camp de concentration : Treblinka n’est pas Buchenwald, Sobibor n’est pas Dachau…

Ces pages qui ont pour cadre une caserne à Besançon et un hôtel à Vittel rendent sensible la condition de l’interné British Citizen par rapport à celle du prisonnier de guerre. Et les prisonniers de guerre vécurent dans des conditions très diverses ; les Français endurèrent l’ennui, les Russes connurent les pires souffrances lorsqu’ils n’étaient pas immédiatement massacrés. Et la vie d’un prisonnier français dans un Stalag avait peu à voir avec celle d’un prisonnier français affecté à des travaux agricoles en Allemagne. Il faut lire ce témoignage, un chef-d’œuvre, “Les carnets de Gustave Folcher, paysan languedocien”, un récit qui commence le 20 août 1939 et s’achève le 12 mai 1945.

Dès le 16 novembre 1940, ordre est donné d’interner tous les sujets britanniques, et quel que soit leur sexe et leur âge. Au cours des trois premiers mois qui suivent l’armistice du 25 juin 1940, les ressortissants britanniques vivant en zone occupée sont périodiquement contrôlés. Mais l’Angleterre résiste et les Allemands resserrent leur surveillance. Dès juillet 1940, tous les hommes de seize à soixante-cinq ans d’origine britannique sont internés au camp de Saint Denis ou au fort de Romainville. Étant plus âgé, mon arrière-grand-père, John M. (il décédera le 11 décembre 1953, à l’âge de soixante-dix-neuf ans) évite dans un premier temps l’internement. Le 3 septembre 1940, une loi proroge tout en le rendant plus restrictif un décret d’Édouard Daladier qui permet l’internement administratif de tout individu considéré comme dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique. Début décembre 1940, environ deux mille femmes, enfants et vieillards sont acheminés par six trains vers Besançon ; ils sont internés à la caserne Vauban. Parmi eux, Geneviève et John M.

Les pages de ce journal rendent compte avec précision des conditions de vie des internés dans ce camp peu connu qui comptait également des prisonniers de guerre français. Quelques corvées peu fatigantes sont obligatoires, dont la corvée de pommes de terre. Le courrier est soumis à la censure et à des quotas. Les visites sont contrôlées. Il y a le couvre-feu et les enceintes de fil de fer barbelé. Mais on peut rester au lit, chahuter dans les chambrées, se promener à l’intérieur de la vaste enceinte. Ainsi que le répète l’auteur de ces pages, sa souffrance est exclusivement affective. Elle aimerait avoir plus de nouvelles des siens, à commencer par ses deux filles, dont Fanny (mère de trois enfants, dont ma mère), et son fils, le plus jeune, qui gagnera l’Angleterre pour s’engager chez les Français Libres en tant qu’officier sous-marinier. Les Allemands restent discrets, courtois même (un qualificatif qui ne cesse de revenir) aussi longtemps que le règlement (peu contraignant) est respecté. Grâce aux nombreux colis, ces internés mangent mieux que les autres ; Geneviève M. le sait : par exemple elle s’interroge sur le nombre de tickets de rationnement qu’il faudrait à Paris pour acheter un gorgonzola comme celui qu’elle déguste.

En mai 1941, les Allemands transfèrent les internés britanniques à Vittel sous la pression de Winston Churchill qui leur a fait savoir par l’intermédiaire de la Croix-Rouge que si les conditions sanitaires n’étaient pas améliorées dans les plus brefs délais, son gouvernement pourrait envoyer les civils allemands internés en Grande-Bretagne dans le Nord du Canada.

Le camp de Vittel, des hôtels entourés de fil de fer barbelé et surveillés par quelques dizaines de soldats. Après l’entrée en guerre des États-Unis, des Américains y sont internés. Ces internés anglo-saxons sont considérés comme une monnaie d’échange contre les civils allemands internés dans les pays en guerre contre l’Allemagne. A partir des derniers mois de 1942 arrivent des Juifs dits “sud-américains”, bénéficiaires de passeports de complaisance qu’ils croient être des sauf-conduits dans ce “camp d’internement et d’échange”.

Vittel, ville d’eau depuis 1856, a été un camp de 1941 à 1944, un camp qui comprenait deux camps bien distincts. Le “paradis de Vittel”, ainsi que le surnommaient les Juifs venus du ghetto de Varsovie, sera pour beaucoup d’entre eux l’antichambre d’Auschwitz. Vittel a donc aussi été un camp vitrine, comme l’a été Theresienstadt. Lire, “Le camp d’internement et d’échange pour Juifs de Vittel”, Adam Rutkowski. Les révisionnistes-négationnistes mentionnent Vittel à l’occasion, ce qui n’a rien de surprenant puisque le principal mérite de ces non-conformistes (tel est le beau titre dont ils se parent) est qu’ils s’accrochent à certaines apparences, celles que les nazis savaient soigner à l’occasion. Le camp de Vittel fut l’un des camps d’internement administratif allemands, avec notamment Romainville et Compiègne. Les Français avaient les leurs.

Parmi les témoignages et les études sur ces camps, on pourra lire : “Les camps de Besançon et de Vittel (février 1941 à juillet 1944) : témoignage d’une internée civile britannique”, Madeleine Steinberg. “Quand la caserne Vauban, à Besançon, était le plus grand couvent du monde”, Robert Dutriez. “Les civils britanniques internés en Europe entre 1939 et 1945”, Randy Horton.

______________________

Arrestation à notre domicile (4 rue Le Châtelier, Paris XVIIème) par un agent de police et un garde mobile. Arrivée au commissariat et départ pour la mairie. John monte dans un car, je monte dans un autre car. Vers la gare de l’Est. Sur le train, ce nom : Frankfurt. Nous roulons lentement, très lentement. Il me tarde d’arriver, ou de ne pas arriver, je ne sais… Les Allemands nous ravitaillent. Ne manquons de rien. Un enfant de six ans, bien malade. Un médecin allemand l’examine. Il est cynique : la mère est juive polonaise. Arrivée à Besançon. Mon soulagement en constatant que je suis toujours en France. Des soldats allemands et autrichiens nous aident à descendre des wagons et chargent nos bagages dans des camions. Certains prennent le car ; d’autres, dont je suis, vont à pied, encadrés par des soldats en armes. Pluie glaciale. Après une marche d’une dizaine de minutes, nous arrivons devant une imposante caserne, la caserne Vauban. Nous restons environ une demi-heure dans l’attente d’ordres qui ne viennent pas. Aussi nous répartissons-nous dans les bâtiments où je trouve une place à un troisième étage. Mon lit, un assemblage de planches. L’humidité suinte, ruisselle des murs. On nous distribue des couvertures. Madame M. me prête gants de toilette et serviettes. Dans la cour, nous extirpons d’un monceau d’objets ce qui peut nous être utile. Je partage une gamelle (cédée par un prisonnier de guerre) avec Madame G. Nous recevrons assiettes, verres et couverts. John s’est installé dans une chambre en compagnie de cinq messieurs.

Citadelle de Besançon – Forteresse Vauban

23 décembre 1940

Toilette dans une installation des plus sommaires. Je secoue ma paillasse et place dessous ma valise en guise d’oreiller. Nous protestons contre des soldats allemands qui entrent pour nous compter sans prendre la peine de frapper et qui nous trouvent au lit ou nous déshabillant.

24 décembre

11 h 30, corvée de pommes de terre. 17 h 30, café et soupe. Nous remédions à la tristesse des menus mais nos économies fondent. Je lave mon linge. Latrines répugnantes. Promenade avec John dans l’immense cour. Nous admirons le paysage enneigé. Séance de cinéma. Dolly et Betty reviennent de la ville où elles sont allées faire des emplettes, escortées par des soldats en armes. Elles sont chargées de paquets. Nous avons fait des folies pour Noël : saucisson, dattes et figues.

25 décembre

Noël. Messe dans une immense salle bien décorée. Croix offerte par le commandant du camp qu’on dit bienveillant. Un évêque canadien officie, Monseigneur Doré. 15 h 30, thé exquis dans la chambre de John ; des toasts et de la confiture ainsi que du pain d’épice beurré l’accompagnent. Soirée : convivialité entre Anglais et Français ; hymnes nationaux ; les autorités allemandes ont invité les prisonniers de guerre français ; excellent menu.

27 décembre 

Arrivée de camions de la Croix-Rouge. Nous confectionnons un menu pour le déjeuner : céleri, saucisson, fromage, dattes, figues, oranges et mandarines.

29 décembre

Admiré le lever du soleil sur les montagnes. Acheté vingt mandarines. Des soldats allemands sont venus dans la chambrée pour tenter d’améliorer le fonctionnement de notre poêle qui ne cesse de fumer. Thé et toasts en compagnie de John. Pris quelques livres à la bibliothèque tenue par deux internées françaises. Lu quelques pages puis me suis laissé distraire par Miss H. et sa séance de gymnastique, frénétique, ainsi que par Miss B. qui durant plus d’une demi-heure s’est fait un massage facial.

30 décembre 

Chez la coiffeuse, une internée française qui a monté un petit salon avec les moyens du bord. On la rémunère le plus souvent suivant le système du troc. J’attends dans un fauteuil, ce qui me change des tabourets et des bancs. Je ferme les yeux et, ainsi calée, je me vois chez moi. À 19 h 30, ordre d’un sergent français : “Mesdames, vous avez un quart d’heure pour camoufler vos fenêtres, sinon vous serez privées de lumière”. Nous nous activons. Mais à 21 h, couvre-feu.

31 décembre

Corvée de pommes de terre de 9 h à 11 h 20. Tout en épluchant, nous répétons pour la soirée tandis que quelqu’un joue du Chopin. Je pense à Clamecy : ma fille Suzanne (Zette) au piano, Fanny (Fannette) qui chante, les chats au coin du feu, le thé que sert la domestique, les bouquets de fleurs disposés dans le salon, les beaux kilims d’Anatolie… Mais un ordre me tire de ma rêverie : “Mesdames, encore sept sacs à éplucher !” Toujours rien au courrier. La tristesse m’envahit ainsi que la peur de partir pour l’Allemagne. J’aimerais tant me rapprocher de Paris où sont mes filles. Il pleut. Dégel. Les Allemands ont réparé notre poêle, une satisfaction.

1er janvier 1941

Salle comble. Nous sommes toutes en culotte, jeunes et vieilles, minces et grosses, grandes et petites. Nous sommes chaussées de godillots. Beaucoup portent une capote. Ce sont des uniformes de notre armée distribués par nos hôtes. Dans cette foule bleu horizon et kaki, quelques manteaux de fourrure, quelques autorités et nurses allemandes. Les Anglaises se sont coiffées de turbans, certains noués en pointes, ce qui leur va plutôt bien. Spectacle ; les costumes ont été confectionnés avec nos dessus de lits (bleus et blancs à carreaux). Clou de ce spectacle, des girls des Folies Bergères et une danseuse de l’Opéra, toutes internées. Puis des prisonniers de guerre français chantent. Mrs J., notre cheffe de chambrée, lit un poème de son cru intitulé “Palace Vauban”. Applaudissements frénétiques. Après le spectacle (de 19 h à 22 h), bal et effusions. Anglaises, Françaises, Belges, Norvégiennes, Grecques, combien de nationalités représentées dans cette salle ?

Retour dans les chambrées où nous dévorons du pain d’épice beurré et buvons de la bière. Le couvre-feu nous est épargné. Vers 23 h 30 nous nous mettons au lit en attendant les douze coups de minuit. A minuit, les Anglaises ouvrent les fenêtres pour laisser entrer l’année nouvelle et des Écossaises entonnent une chanson du pays. Enfin, toutes se lancent dans une ronde autour de la table, en pyjamas ou chemises de nuit, avec leurs turbans et leurs drôles de petites pointes. Miss J., en chemise rose et short de même couleur plus que court, donne la main à Miss H., un type d’Anglaise anguleuse et guindée, vêtue d’une couverture qui fait jupe. Enfin, nous entonnons “La Marseillaise” et “God Save the King”. On porte des toasts accompagnés de cognac. On s’embrasse en se souhaitant la bonne année.

Alors que nous sommes toutes au lit, une canonnade : les Allemands tirent un feu d’artifice en ville. Notre porte s’ouvre brusquement et deux Anglaises d’une chambrée voisine nous souhaitent “Happy New Year !” Elles ont bu du champagne et sont plus qu’amusantes. Les vingt-cinq internées de la chambrée composent un bel ensemble quatre saisons avec leurs accoutrements variés. Comment oublier une telle soirée ? Avant de m’endormir je pense à ma fille Zette ; elle avait disposé des roses sur son édredon pour le Père Noël.

2 janvier

Café à 8 h. Je reçois la communion des mains de Monseigneur Doré. Ses paroles de réconfort. J’arrange mon lit. John vient nous présenter ses vœux. Nous repartons déjeuner chez lui, au bâtiment C où je suis l’invitée de ces messieurs. Repas royal : rumsteck (rose et tendre), purée mousseline accompagnée de beurre et de lait, compote de pommes, fromages, fruits variés (dont dattes), vin, café et cognac. Convivialité. Monsieur Abraham nous verse à boire. Deux de ces messieurs (dont John) font la vaisselle. Retour at home où je prends un thé. Après une courte sieste, je vais chercher de la soupe et porter des cigarettes à un jeune marin prisonnier qui travaille aux cuisines. Il me saute au cou, m’embrasse et me dit, les larmes aux yeux, combien il aimerait être sous les ordres de mon fils. Les flegmatiques anglaises et la sentinelle allemande en ouvrent de grands yeux. Et le jeune marin me verse une ration de nouilles et de pommes de terre qui dépasse mon appétit. Rumeurs contradictoires : nous pourrions être transférés dans un camp plus près de Paris ou en Allemagne. Espoir et inquiétude. Que fais-je ici ? Et que fait mon fils, Pierre ? Combien de temps resterai-je ici ? Cette guerre ne durera pas indéfiniment. Tenir, tenir.

3 janvier

Fête de ma sainte patronne, Geneviève. Toujours rien au courrier. Neige. Silence. Visite de John. Prenons le thé. Promenade dans la cour au bras de John qui vient de recevoir un beau chandail fait main et une chemise de la Croix-Rouge américaine. Nous marchons dans la neige qui serait encore plus belle si les barbelés ne nous obligeaient à revenir sans cesse sur nos pas. Mais je ne dois pas me plaindre, ma condition d’internée me laisse une relative liberté. Retour dans la chambrée où il fait si chaud (au moins 25°) que nous ouvrirons les fenêtres dès l’extinction des feux, à 21 h. Il y a un an, pour la sainte Geneviève, les enfants m’offraient des fleurs, des anémones surtout.

4 janvier

Café à 8 h. Air pur. Neige à gros flocons, manteau de neige. Nos deux poêles marchent si bien que nous ouvrons les fenêtres. Silence. J’aimerais me promener en ville et y regarder les vitrines. Manque d’eau, les canalisations ont gelées. Je lave et rince mon écharpe et mes bas de laine dans de la neige fondue. Thé exquis à 16 h. Je reçois une capote. Je me sens bien triste d’être habillée avec les restes de notre pauvre armée. Mais je me console en me disant que je garde mon manteau de fourrure pour les grandes occasions. Toujours rien au courrier. Deux Allemands casqués viennent vérifier si notre fenêtre est bien camouflée. Ils sont très polis, comme toujours. Menace : si une chambre ne répond pas aux normes de camouflage, le couvre-feu sera à 19 h au lieu de 21 h, et pendant quinze jours. Mais ne cessent-ils de nous rappeler, nous ne sommes pas prisonnières mais internées. Queue devant l’intendance. Une Tahitienne, quinze ans, teint doré, grands yeux noirs, une splendeur. Des femmes ont admiré le portrait de mon fils accroché au-dessus de mon lit. Où est-il mon cher petit ? 21 h, je me couche. Va-t-on nous installer dans un camp plus proche de Paris ? Ne n’ose l’espérer.

5 janvier

Dans la nuit, à 2 h, Betty est prise d’une crise de dysenterie ; elle ne tarde pas à être suivie par presque toute la chambrée (vingt-et-une sur vingt-six). Cavalcade dans les couloirs, les escaliers, débandade dans la neige de presque tout le block. Le calme ne reviendra que vers 6 h. A 8 h, je vais chercher du café pour les malades. Je fais la connaissance d’une charmante jeune Grecque et de sa gouvernante anglaise. Nous nous reverrons pour le thé. Aurai-je une lettre demain ?

7 janvier

Toujours rien au courrier. Au déjeuner, de délicieuses frites et une non moins délicieuse soupe aux carottes. Café chez John. Promenade dans la cour à son bras. Neige éblouissante. De la fenêtre j’aperçois, de l’autre côté du réseau des barbelés, des gens à bicyclette. Que ne donnerais-je pour être l’un d’eux ! Je compte les minutes. Aurai-je une lettre demain ?

8 janvier

Promenade dans la cour. Neige éblouissante puis bleutée. Certains portent des lunettes de soleil. Madame Armstrong est libérée ; elle nous quitte ce soir. Beaucoup la regretteront. Elle a été “Miss Flo”, étoile des Folies Bergères. John et moi rendons visite à la jeune Grecque, si charmante. Nous l’invitons avec sa gouvernante, pour le thé, demain. 21 h, le clairon sonne le couvre-feu. Nous éteignons à 21 h 30. On nous a posé des stores, ce qui facilite notre camouflage.

9 janvier

Thé avec la jeune Grecque (qui sera bientôt libérée) et sa gouvernante. Elle promet de donner de nos nouvelles à nos proches. Quand retrouverai-je mon appartement de la rue Le Châtelier ? Quand reverrai-je ceux que j’aime ? Et toujours pas de courrier.

10 janvier

Enfin ! Une lettre ! J’ai vu mon nom sur le tableau et j’ai couru chercher ma carte d’identité. Mon bonheur en voyant l’écriture de ma petite Suzanne. John et moi avons lu et relu cette chère lettre tout en nous promenant dans la neige éblouissante.

Dispute à propos de pommes de terre entre Mrs J. et deux prisonniers de guerre français. Leur grossièreté, vraiment ! Un Allemand ne nous a jamais parlé ainsi ; c’est triste à dire mais c’est ainsi.

Retour at home. Betty et Dolly en pyjama qu’elles relèvent et présentent en dansant : les premiers modèles de l’été du “Palace Vauban”. Madame O. en chemisier orangé fait le pitre. Fou rire. Nous ouvrons la fenêtre dans l’encadrement de laquelle brille la pleine lune, si intense qu’on pourrait lire sans lumière. Un train siffle (la gare est proche). Tristesse. Mais je ne suis pas si malheureuse, ici. Je ne souffre que de la séparation, du manque de nouvelles.

11 janvier

Joie ! Au courrier de ce soir, huit lettres dont cinq de mes filles (une de Fannette et quatre de Zette). Je me suis rendue dans la chambre de John, et nous avons essuyé des larmes tout en les lisant. Trop énervée pour trouver le sommeil : j’étais de retour auprès des miens. Le sommeil n’est venu qu’à 4 h du matin.

12 janvier

Réveil à 7 h. Café. Promenade dans la cour où je ne cesse de m’arrêter pour saluer les uns et les autres. Je connais tout le monde à présent. La jeune Grecque attend un colis pour nous inviter. Menu succinct. Soupe à midi et graisse le soir. Nos finances ne nous autorisent plus la cantine. John vient prendre le thé chez nous. Les dames partagent leurs colis de la Croix-Rouge. Agréable causerie autour du poêle, sur les bancs du “Palace”. Nuit splendide, la lune.

13 janvier

Promenade sous un beau soleil. Neige. Thé exquis. Pas de lettre. Pensé aux chers miens. 20 h 30, on pose des ventouses à Madame O. Fou rire. Extinction des feux. Dolly et Betty dansent à la lueur d’une bougie.

14 janvier

Journée ensoleillée. Promenade dans la cour. Causerie avec une religieuse. Thé. Visite d’une cartomancienne qui est aussi chiromancienne. Elle nous dit toutes sortes de choses étonnantes, y compris à trois soldats allemands de passage chez nous et qui l’écoutent avec une attention respectueuse. Des rumeurs et des rumeurs encore. Que croire ? Qui croire ?

15 janvier

À minuit, presque toute la chambrée (à l’exception de six femmes dont je suis) est prise de coliques et de vomissements. Les médecins français accourent. On s’interroge sur la cause du mal.

16 janvier

Visite d’un médecin allemand. Une enquête est en cours. (Nous apprendrons qu’il y a eu 2 500 malades dans tout le camp ; pommes de terre gelées selon la rumeur). Comment décrire la débandade de cette nuit, avec toutes ces femmes, jeunes ou âgées, dans les couloirs, dans les escaliers, dans la neige ? Les sentinelles les ont laissées se ruer vers les latrines.

À présent tout est rentré dans l’ordre. Je vais à l’infirmerie chercher des médicaments pour nos malades et leur porte de la soupe. Stores baissés. Silence. Une chère lettre de mes filles et mon premier colis de vêtements. J’ai fait je ne sais combien de tours de cour aujourd’hui.

17 janvier

Encore un colis pour John. Il est tout heureux de son pantalon et de ses guêtres. Lettre de notre fille Suzanne.

18 janvier

Trois lettres de mes filles (deux de Suzanne, une de Fanny) et deux de mes petites-filles. Je les lis et les relis, et les relis encore, en compagnie de John. Promenade sous la neige. Douceur de l’air.

19 janvier

Café à 8 h. Fais mon lit. Toilette. Messe à 8 h 30. Causette avec Miss H. qui devrait être prochainement libérée, considérant son âge. Rencontré Mr E. qui m’invite pour le déjeuner. Excellent déjeuner (préparé par Mr D.) en compagnie de John et des messieurs de sa chambre : rumsteck accompagné de lentilles, pain blanc, compote, fruits ; puis thé en compagnie de John et de la si agréable jeune Grecque, un thé des plus exquis agrémenté de sandwiches divers (ce qui nous change du pain d’épice) venus d’un colis. Retour dans la chambrée à 18 h 30. Rumeurs ; des bobards probablement ; inquiétude malgré tout. Je ne peux fermer l’œil de la nuit. Allons-nous être dirigés vers l’Allemagne ?

20 janvier

Je force ma gaieté. Je suis fatiguée. Les inquiétudes de la nuit, probablement, mais aussi ce temps trop doux, amollissant. John est lui aussi fatigué. Nous traînons quelque peu les pieds en tournant dans la cour.

21 janvier

Beau lever de soleil. La découpe des montagnes. Une envie d’espace, de liberté. Je ne peux m’habituer pas à ma condition d’internée. Que faisons-nous ici ? Queue à la cantine. Nourriture infecte. Des lettres. Je suis heureuse de savoir mon fils à Alger. Après l’extinction des feux nous bavardons et pouffons de rire comme des pensionnaires.

22 janvier

Nous avons reçu, prisonniers et internés, des colis de la Croix-Rouge Internationale offerts par S.M. Queen Mary. Pour ma part : figues, lait concentré, chester, saumon, chocolat, une grosse boîte de corned-beef, charcuterie, sauce tomate, confiture d’oranges, lait au cacao, sel, dattes, savon, thé, margarine, jus de tomate, les meilleures marques anglaises. Le colis de John n’a rien à envier au mien. Je vais mettre de côté ce qui pourrait faire plaisir aux enfants. Ces colis sont les bienvenus, nos finances ne nous autorisent plus d’extra. Nombreux départs de femmes âgées et de mères avec enfants. À quand notre tour ? Mais je ne me fais guère d’illusions, nous quitterons probablement ce camp pour un autre. Nous avons dû éteindre à 21 h. Camouflage plus sévère. Chaleur suffocante. Fous rires, partie de cache-cache et danse. Mauvaise nuit malgré tout ; j’ai entendu sonner les heures.

23 janvier

8 h, café. 10 h, une bonne douche qui m’a reposée. Ouvert une boîte de pâté “Olida” offerte par ma fille Zette. J’en ai porté la moitié à John. Toute la journée je me suis inquiétée pour mes filles qui sont sans nouvelle de nous et auxquelles nous ne pourrons pas écrire avant la semaine prochaine. Visite dans la chambrée du commandant du camp, au sujet de Madame Freeman. Il s’est montré aimable, très aimable, mais il me semble que cette pauvre femme ne retournera pas chez elle. Corvée de pommes de terre en musique (répétition pour la soirée de samedi), du Rachmaninov. Tout en épluchant, j’ai pensé à Clamecy ; je voyais ma petite Zette au piano, le jardin et ses roses, nos chiens Léo et Némo… Vers 17 h, visite de la jeune Grecque. La rumeur nous use les nerfs et nous radotons. Un moment agréable quoi qu’il en soit. Vers 18 h, corvée de soupe. 21 h, au lit. Quelqu’un fredonne “Poème de l’amour et de la mer” d’Ernest Chausson. Dire que nous avons si chaud dans la chambrée et qu’ils ont si froid à Paris !

24 janvier

Nous ne sommes toujours pas autorisés à envoyer du courrier (l’inquiétude des familles) et à nous rendre en ville. Mais nous tiendrons malgré le cafard qui nous prend. John a la dysenterie.

25 janvier

Temps doux et pluvieux, curieusement fatigant. John va mieux, il me semble que les cachets font leur effet. Corvée de pommes de terre. Arrivée de Dôle de prisonniers français, tout surpris de trouver tant de femmes. J’ai été invitée demain chez John et ces messieurs à partager les colis de Queen Mary et de la viande achetée en ville. Soirée théâtrale. Scarlatine au bâtiment B, tout au moins le dit-on, ce qui est probablement faux. 20 h, il fait si chaud dans la chambrée que nous ne pouvons nous coucher. Mais les consignes sont strictes : les fenêtres ne peuvent être ouvertes avant le couvre-feu. Chasse aux punaises ; je suis l’une des rares à ne pas avoir été piquée.

26 janvier

Branle-bas vers 5 h, nombreux départs. Messe. Communié comme à mon habitude. Apaisement dans cette chapelle improvisée. Il est question de départs vers d’autres camps. A la grâce de Dieu ! Je ne suis pas à plaindre, vraiment ; mais comment faire taire tant d’inquiétude ? Et les nôtres qui sont sans nouvelle ! Déjeuner chez John : sprat à la sauce tomate, beefsteak, purée de pommes de terre, riz, fromage, pêches et melon (les colis de Queen Mary). La parfaite politesse de ces messieurs. Retour at home à 16 h. Pruneaux, crème, compote, toasts, golden syrup. Je ne dînerai pas ce soir, rien qu’une orange.

27 janvier

Un convoi pour Paris. Que ne donnerais-je pour en être ! Une sœur allemande (charmante) l’accompagne. Dois-je dire qu’une autre sœur de ses compatriotes est fort désagréable ? Les sorties en ville sont supprimées. Je le regrette. J’aimerais consulter un oculiste ; ma vue baisse ; il me tarde d’avoir des lunettes. Quand reverrai-je mon home sweet home ?

28 janvier

Passé une heure dehors, sur un banc, avec un livre ouvert sur les genoux ; mais j’étais lasse et n’ai pu me concentrer. J’ai admiré le coucher de soleil sur les montagnes. Mes pensées m’ont conduite vers notre cher vieux Clamecy – l’église Saint-Martin, dorée dans le soleil couchant, le vol des martinets, le petit jardin tout chargé de roses, le murmure du Beuvron, les enfants, les animaux – puis vers Coulanges-sur-Yonne ; enfin, je me suis vue à Arcachon et j’ai eu une pensée pour notre petit Jacques mort il y presque un an. Je n’ai pas à me plaindre, l’air est pur, la vue est belle et nous jouissons d’une relative liberté ; mais ces barbelés et cette porte que nous ne pouvons franchir (avec cette sentinelle casquée et armée) sont autant de désagréments. Depuis que la neige a fondu les corbeaux s’en sont allés. Reçu de l’argent de ma fille Fanny. Je ne veux pas que les enfants se privent pour nous.

29 janvier

Thé chez la jeune Grecque. Reçu un colis de la Croix-Rouge envoyé par une femme que je ne connais pas : pain blanc, sucre, fruits (dont dattes et figues), pain d’épice, chocolat.

Miss M. s’est mise en colère, un Français prisonnier de guerre ayant manqué de politesse. Aussi a-t-elle appelé un soldat allemand qui a rabroué le prisonnier. Ce n’est pas la première fois que l’un des nôtres se comporte de la sorte, je suis peinée d’avoir à le dire. Je m’empresse toutefois d’ajouter que la plupart sont braves garçons (à commencer par mon jeune marin), que leur amertume est compréhensible, qu’elle explique leur mauvaise humeur et leurs impolitesses.

Que nous réserve février ? Reverrons-nous les nôtres ? Il ne faut pas que j’offre la moindre prise aux bobards. Chasser les papillons noirs.

30 janvier

Il y a un mois que j’ai commencé ce journal, il y a deux mois que je suis internée. Le temps passe, malgré tout. Quelques corvées peu fatigantes, distrayantes même, le courrier, les amitiés, les thés pris en si agréable compagnie (et qu’agrémentent parfois des colis), la bonne humeur dans la chambrée (je n’aurais pu imaginer de trouver non seulement supportable mais plaisant de dormir à vingt-six) où nous bavardons, chantons, dansons, jouons à cache-cache ou aux cartes… Nous nous séparerons à regret ; n’avons-nous pas reconstitué une sorte de famille ? Et pourtant, nous ne cessons de penser aux nôtres.

Visite de deux jeunes médecins français, prisonniers de guerre. Madame J. est malade et j’ai les bras tout irrités, une crise d’urticaire probablement due à de l’anémie. Mangé beaucoup de fruits. Douche à 11h. Corvée de soupe. Lettres de mes chères filles. Tours de cour. Thé dans la chambrée, accompagné de gâteaux du colis de Madame M. Dîner à 19 h. Tous ces colis ! Je dois surveiller ma ligne. Mrs K. est libérée. Elle nous quittera demain ainsi que deux autres Anglaises, dont Mrs Peters (8 av. de Lowendal) et sa fille.

31 janvier

Nous avons reçu deux colis, un pour John, un pour moi. Son pyjama est tellement chic qu’il déclare ne pouvoir le porter dans le camp. Les heures sonnent, les trains passent, nombreux. Corvée de navets. Ils sont très beaux et vont nous changer des pommes de terre. Tout en épluchant, Dolly, Betty et moi avons bien ri. Où en serions-nous John et moi si nous n’étions pas ensemble ?

1er février

20 h 30, comme presque chaque soir, je griffonne dans mon lit quelques lignes qui rendent compte de ma journée. Ce matin donc, lever à 7 h 30. J’ai porté le café à quelques compagnes restées au lit. A la bibliothèque dont la responsable est une jeune Grecque de Chypre. Thé en compagnie de John puis causette avec Mr et Mrs Evans. Froid humide. Un détail des plus importants et qu’il me faut consigner : nous disposons depuis plusieurs jours de W-C dernier cri. Et avec quel plaisir tirons-nous la chasse d’eau ! A présent nous ne pouvons plus nous plaindre, le confort est optimal.

2 février

Agréable journée. Déjeuner chez John. Pour le dessert : gâteau de riz et crème de marrons. Thé chez la jeune Grecque où nous étions onze. Ambiance des plus sympathiques. Nous avons partagé un délicieux christmas pudding.

4 février

Un colis de ma fille Fanny.

5 février

Un colis de Madame Maldiney : pain d’épice, sucre, pain de Gênes, saucisson fumé, pâté de foie, gruyère, six oranges. Thé en compagnie de John, accompagné des madeleines envoyées par Fanny. Je lis “L’éventail de crêpe” d’Edmond Jaloux, un livre tout de fraîcheur qui m’a redit ma jeunesse et m’a ôtée au camp. J’en ai rêvé cette nuit : jardins en fleurs ; je disposais des bouquets dans de beaux vases. Nuit superbe. Avons dormi les fenêtres ouvertes.

6 février

Anniversaire de ma fille Fanny dont je reçois une lettre datée du 30 janvier. Bonnes nouvelles de ses trois enfants. C’est pour eux que je griffonne ces lignes afin qu’ils sachent combien je pense à eux ; et qu’ils se rassurent, nous ne souffrons pas ici, rien qu’un peu de cafard vite passé. Nous avons apporté des sandwiches et des gâteaux, envoyés par Madame Maldiney, pour accompagner le thé chez la jeune Grecque où nous avons improvisé une sorte de surprise party. Tous ont eu la politesse de bannir les bobards, ce qui est bien reposant. Je n’ai dîné que d’une tartine de miel (on l’apprécierait à Paris) et d’une orange ; je dormirai mieux ainsi. Tandis que je griffonne ces lignes, on joue aux cartes. Nous sommes vingt-six femmes dans la chambrée et jamais le moindre signe de mauvaise humeur. Non, vraiment, de quoi pourrais-je me plaindre ?

7 février

8 h, café. 10 h, excellente douche. Visite de John. Déjeuner : viande et purée de pois, saucisson fumé. A 14 h, le courrier. Rien pour moi. Promenade d’une heure avec John. L’air si pur, la neige. Thé at home en compagnie d’Anglaises. Mrs M. est libérée demain. D’autres mères séparées de leurs enfants devraient être prochainement libérées. Dîné d’un excellent gorgonzola. Combien de tickets de rationnement faudrait-il à Paris pour se l’offrir ?

(à suivre)

© Olivier Ypsilantis

Journal tenu par mon arrière-grand-mère maternelle, internée en tant que British Citizen à Besançon puis à Vittel, et précédé d’une brève présentation – 1/2 

https://zakhor-online.com/

Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*