Henri Bergson, cet homme d’un autre temps

Dans les années 60-70 le nom de Henri Bergson était proscrit de la sphère intellectuelle. Considérée comme ringarde, voire réactionnaire, relevant d’un autre âge, sa pensée ne figurait pas dans les programmes universitaires en vogue. La bienpensance progressiste (forcément progressiste) des sciences humaines imposait sa loi. 

Seuls les textes inspirés par le marxisme et ses dérivés tenaient haut le pavé dans la sphère intellectuelle. En dehors de “Lire Marx” d’Althusser, des livres de Sartre, voire du “Petit Livre rouge” du quasi divin Mao, le hit-parade de ce qui va forger les consciences dans la pensée pré et post 68 expulsait tout ce qui avait trait à une réflexion teintée de spiritualisme. 

Quelques temps plus tard, l’effet Lacan va troubler ces robustes a priori. Le souci de la complexité fera s’allonger sur les divans de leurs psychanalystes tous ceux (et celles)(respectons les codes d’aujourd’hui) qui étaient interpellés par leur “quelque part” souffrant… Depuis ces temps glorieux, les lumières de la french theory ont pâli et hormis Foucault et Lévi-Strauss, nos gloires intellectuelles ne jouissent plus de la même cote. On cherche bien dans le paysage actuel quelle nouvelle école proposera une pensée neuve. 

“Il est cinq heures, le cours est terminé : Bergson, itinéraire”

Un livre étonnant vient soudain troubler toutes ces certitudes successivement défaillantes et exhumer ce nom oublié sur nos poussiéreuses étagères. Henri Bergson, ce philosophe du début du siècle précédent, mérite-t-il à nouveau notre attention ? Michel Laval, déjà auteur d’un bel essai sur Charles Péguy et d’une biographie d’Arthur Koestler, vient, à bon escient,  rappeler l’itinéraire de cet homme. Qu’est ce qui a pu inspirer à cet avocat de profession ce souci d’une réhabilitation ?

“Messieurs, il est cinq heures, le cours est terminé” :  On prête à Henri Bergson ces dernières paroles avant de rendre l’âme le 4 janvier 1941. Quelques jours plus tard, ce professeur qui avait été au sommet de la gloire et de la réussite intellectuelle autant qu’académique était porté en terre dans une totale solitude au cimetière de Garches. Quelle détresse immense dut être la sienne, mais dans le même temps quelle immense grandeur  que d’aller se déclarer comme “Juif” au commissariat du XVIe arrondissement comme l’exigeait le nouveau pouvoir aux ordres de l’Allemagne nazie victorieuse. 

Cette intime trahison, ce rejet de la part du pays qu’il chérissait tant sera son ultime blessure. Ce triomphe des médiocres, des traitres, cette lie de la terre de France ne fera pas vaciller Henri Bergson. L’amour qu’il porte à son pays ne se trompe pas d’ennemi. Le grand carnage de la première guerre mondiale lui a appris les racines du mal qui ronge l’Europe. Nourri de spiritualité, séduit par les mystiques chrétiens, son chemin intellectuel choisit les forces de l’esprit qui élèvent l’âme au-dessus des forces de la matière, de la puissance de la technique. Les légendes païennes qui renaissent à nouveau dans les esprits revanchards de l’Allemagne lui font penser qu’une vague de brutalité est en train de renaitre et les gueules cassées de la grande guerre lui disent que la guerre menée par l’état-major allemand en 14-18 obéissait à un autre désir que celui de la défense de la patrie. Bergson ressent très vite la menace prussienne, il devine chez ce petit caporal autrichien exalté et fanatique anti-juif l’immense péril qui va ravager l’Europe. Il comprend que l’affrontement qui s’annonce est une guerre d’anéantissement. C’est la barbarie qu’il va falloir combattre. L’exigence spirituelle qui sera la sienne ne peut s’accommoder d’une telle médiocrité, celle dont Marc Bloch analysera plus tard les sources ayant conduit à “l’étrange défaite”. 

Son amitié pour Charles Péguy s’était déjà construite autour de cette même source : l’amour de la France et des valeurs attachées à ce nom porteur de vérité et de justice. Il voit dans la France une force transcendante inspirée d ‘une subliminale spiritualité. Né juif, d’un père pianiste d’origine polonaise et d’une mère juive anglaise, le jeune Henri Bergson devient rapidement l’un des plus brillants normaliens, condisciple de Jean Jaurès. Il trace alors son sillon intellectuel dans les milieux de la pensée française en tant que professeur mais aussi par ses essais philosophiques innovants qui vont au-delà du cercle universitaire. Croisant les approches et les disciplines, c’est un public européen qu’il séduit par l’originalité de ses travaux autant que par son érudition époustouflante. Élu à l’Académie française en 1914 et Prix Nobel de littérature en 1927, Bergson est au faîte de sa gloire sans jamais se départir d’une élégance singulière.

Resté discret durant l’affaire Dreyfus, confiant dans la justice de son pays et dans son ancrage républicain, Bergson ne soupçonne pas la puissance de l’enracinement antijuif dans la vieille France catholique et traditionnaliste. Ses rapports avec Charles Péguy, avec André Suarès, témoignent de sa répulsion pour ce qui va construire le pétainisme à venir tout comme le pacte de non-agression entre Hitler et Staline lui font saisir la parenté entre les deux totalitarismes. Tout entier tourné vers ce qui de l’esprit humain porte vers le Bien, Henri Bergson voit dans la pensée du Christ la sublimation du judaïsme. Il ne situe pas ce glissement dans une dialectique inspirée, mais plutôt comme une recherche mystique trouvant dans le sacré son aboutissement. Un moment tenté par la conversion, Bergson n’assumera pas ce choix car les ténèbres de l’antisémitisme porté par le nazisme et ses alliés le retiendront. Pas question pour Bergson de courber l’échine devant la bêtise criminelle et la culture de la brutalité, il fait le choix de la fidélité à ses origines et à la solidarité avec les Juifs.

La belle plume de Michel Laval donne à ce récit un souffle étonnant et émouvant pour glorifier une pensée qui fait singulièrement défaut aujourd’hui quand des lycéens de quatorze ans ont déjà le souci de leur retraite. L’amour d’une certaine idée de la France donne à ce texte toute sa saveur d’étrangeté.

© Jacques Tarnero


Avocat et auteur de nombreux articles juridiques, historiques et littéraires, Michel Laval est l’auteur d’ouvrages dont certains plusieurs fois couronnés : “Brasillach, ou la Trahison du Clerc”. “L’Homme sans concession : Arthur Koestler et son siècle”, (Prix de la biographie du Point, Prix du Palais littéraire et musical du barreau de Paris, Prix du Fonds social juif unifié). “Tué à l’ennemi, la dernière guerre de Charles Péguy”, (Grand prix d’Académie française, Prix du Nouveau Cercle de l’Union(. “Plaidoirie d’outre-tombe, Le procès des Girondins”. “Autopsie d’un déni d’antisémitisme, autour du procès fait à Georges Bensoussan”, ouvrage collectif.


“Il est cinq heures, le cours est terminé, Bergson, itinéraire”, est publié par Les Belles Lettres.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

3 Comments

  1. Les grands penseurs Bergson et Jankelevitch aimaient la France tandis les nullités philosophico littéraires Sartre et Foucault la détestaient…
    Résultat : ce sont Sartre et Foucault qui sont encensés…Bien évidemment !
    C’est cela, la Rance moderne : obscurantisme, médiocrité et haine de soi dont le macronisme (ou macro melenchonisme) est l’ultime incarnation politique.

  2. Ni Victor Hugo, ni Stendhal, Ni Flaubert ni Gustave Le bon ou Paul Valéry n’auraient la moindre chance d’être publiés s’ils vivaient aujourd’hui en France. Voltaire et Diderot auraient même droit à une fatwa. 💀
    Nick Conrad ministre de la Culture et Clémentine Autain presidente de la LICRA…c’est pour bientôt ! 😱

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*