Édith Ochs. Jacobo, ou l’exil : Mon oncle David, de Jacobo Machover  (Buchet-Chastel)

Jacobo Machover est un « homme-livre », au sens où les Juifs savent l’entendre, un « Cubain libre » après bien des combats, et un exilé couvert de cicatrices. 

« Même ceux que l’on tente de faire disparaître à jamais laissent des traces derrière eux, » souligne l’auteur. Dans Mon oncle David, publié en 2019 chez Buchet Chastel, l’auteur Jacobo Macover part sur ces traces du frère de sa mère, David, « qui aurait été son oncle s’il avait vécu ». 

L’étudiant en médecine né en Pologne, réfugié en France, fut arrêté à Guéret, en zone libre, en février 1943, à vingt kilomètres de Nexon. Son grand-père, Yankel, fut également arrêté et déporté. « « Les Juifs de ma génération n’ont pas eu de grands-parents, » résume l’auteur.

L’air de rien, la petite gare campagnarde cache un passé tragique, elle aussi. Elle a servi d’étape à la déportation des Juifs, puisque Nexon était situé sur la voie ferrée joignant Bordeaux à Limoges et Paris. Le gouvernement d’Edouard Daladier y avait prévu, en novembre 1938,  l’installation d’un camp pour « héberger » les Républicains espagnols exilés de la Retirada. Deux ans plus tard, le camp fut transformé en « centre de séjour surveillé », dans lequel la police y parquait les « indésirables » — autrement dit, les Juifs raflés dans la région. 

Ce jour-là, la rafle concernait vingt Juifs, qui furent embarqués à la gare de Nexon, cette petite gare si banale. David resta trois jours à Drancy, avant d’être déporté en Pologne.

Le jeune homme a été assassiné à Majdanek, près de Lublin, et il aura, pour toujours, 22 ans.

Ironie ou grimace de l’histoire, sa vie pourrait se résumer à cet aller-retour : Pologne-France-Pologne, le titre de la première partie du livre.

Johanna, la petite Allemande

Réconciliation franco-allemande, tel est le titre de la deuxième partie, qui peut paraître anecdotique. Ceux qui n’y verront qu’une façon d’étaler ses aventures amoureuses feront erreur. Du sexe ? Il y en a, et en effet, l’auteur ne s’embarrasse pas de descriptions contournées, pas de fioritures : il « baise », et il le dit avec force et chaleur. 

Mais alors, pourquoi avoir intitulé ce chapitre : Réconciliation franco-allemande, et que vient-il faire ici, alors que l’auteur a pris soin de décrire auparavant sa quête, et son enquête minutieuse, sur la vie et la mort du jeune David ? « Si Rachel l’avait su, elle m’aurait arraché les yeux, » dit-il d’emblée, avant de se corriger car peut-être sa mère se serait-elle contentée de pleurer en silence. 

De quoi s’agit-il ? 

Jacobo raconte son aventure « torride » avec Johanna, une étudiante allemande rencontrée en 1991 sur les Ramblas, à Barcelone, une aventure sensuelle, fiévreuse, ardente, faite de sexe et de chair vivante entre deux corps qui s’accordent. Un instant inquiet, Jacobo se rassure, elle n’est pas antisémite, s’il est juif, la jeune Allemande s’en fiche. Bref, il a conjuré le démon.

Ils parlent italien, se retrouvent à Paris, à Turin ou à Urbino, en Italie, où Johanna enseigne. Ils baignent dans le bonheur d’une histoire d’amour romantique. Jusqu’à ce Noël de 2005, où il se rend à Cologne pour rencontrer les parents de la jeune femme. La guerre et les nazis, c’est loin et c’est fini.

Il visite la ville en évitant de parler allemand en public de peur de laisser échapper des mots de yiddish hérités de son enfance. Les parents de Johanna n’ont pas connu le nazisme, le père s’affiche plutôt de gauche (ce qu’on confond avec « anti-nazi »), la mère discrète, le grand-père souriant. 

Jusqu’au moment où, dans un album de famille, il tombe sur le même sourire candide du grand-père, en uniforme de la Wehrmacht.

Finalement le démon est sorti de sa boîte.

C’est cette jeune femme qu’il appelle sa « réconciliation franco-allemande », comme si la ligne de démarcation avait traversé leur lit, comme si elle lui était passée sur le corps, comme s’il voulait tourner la page de la guerre, et que pour y arriver, il fallait renverser cet interdit. 

Le tabou de la génération d’après-guerre

Pour les jeunes Juifs de l’après-guerre, les Allemands représentaient un interdit, un véritable tabou. 

Comment présenter l’enfant d’un nazi à ses parents rescapés, encore profondément marqués par la perte de leurs proches et toujours hantés par la déportation ou les épreuves ? Comment même affronter le seul tribunal de sa conscience, aussi implacable que celui des parents ? Aimer, coucher avec le fils ou la fille des assassins ? 

En-dehors de Serge et Beate Klarsfeld, ils furent peu nombreux à franchir le pas.

L’idée de prendre à la légère le passé, de s’en affranchir, de l’effacer pour se lier avec un de leurs descendants se heurtait à un terrible sentiment de culpabilité. Le regard intérieur, celui des parents qu’on porte en soi, vous accusait alors de n’avoir pas compris, pas retenu, voulu oublier, passer par pertes et profits les souffrances, les tortures, les parents et les enfants morts dans le ghetto et dans les camps.

La blessure était à vif. La génération des enfants comprenait d’autant mieux le traumatisme des parents qu’ils en étaient eux-mêmes porteurs. 

A moins de surmonter cet interdit, il paraissait impossible de tomber amoureux, d’imaginer des rapports sexuels entre jeunes Juifs et Allemands, sachant que toute la population allemande avait soutenue Hitler. Vingt ans, trente ans après la guerre, aucun Juif ne pouvait croiser un Allemand en âge d’avoir porté les armes sans voir le nazi en lui et s’interroger sur ses agissements pendant cette période. 

La génération suivante en était marquée.

Chacun portait encore le stigmate de la guerre. 

Mais qui sait ? Enfreindre ce tabou a peut-être permis, plus souvent qu’on ne croit, à de jeunes Juifs, héritiers d’une histoire douloureuse et incompressible, de surmonter le poids du passé ou, du moins, d’en assumer le fardeau. 

 Pour Jacobo Machover, ce fut la forme que prit « la réconciliation franco-allemande ».

 

“Il venait d’un monde dont rêvaient ceux qui ne le connaissaient pas”: Cuba

Pour Jacobo Machover, Fidel Castro ne vaut guère mieux que les autres dictateurs du XXe siècle. Et sur ce terrain, l’auteur en connaît un rayon.

Nous connaissons tous à Paris des réfugiés cubains rescapés et exilés à Paris. Certains, rentrés récemment après 35 ans d’exil, ont disparu avec le premier coup de grisou politique.

Une simple affaire de prénoms

Comme si les prénoms n’avaient pas d’importance ! Moshe, Moïse, Maurice, puis Moisès pour l’un, Chuma, Rachel, puis Raquel pour l’autre, les parents de l’auteur en ont changé tant de fois que sa mère ne savait plus comment elle s’appelait.

Un jour, à son tour, Jacobo est devenu Jacques. Plus tard il a repris son prénom d’origine.

Finalement, pour lui, cela comptait.

Car Jacobo Machover, écrivain français d’une grande érudition, journaliste, universitaire et traducteur, porte un nom qui vous interpelle, un nom en oxymore, sorte de passerelle étrange entre l’est et le sud, entre deux cultures si éloignées, le yiddish pour Machover (à rapprocher de la ville de Makow, en Pologne) et l’espagnol des Caraïbes pour Jacobo. Les paradoxes ne manquent pas sur sa route.

« Mon frère et moi sommes nés par miracle loin, très loin, du Vieux Continent, dans une île où mon père […] a trouvé refuge, en attendant Rachel. »  L’auteur de Mon oncle David a vu le jour à La Havane quelques années après la guerre. C’est donc au prix de nouveaux hoquets de l’Histoire (« celle avec sa grande hache, » dit-il, citant Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance) que Polaquito, le petit Polonais, surnom que lui donnaient les enfants de Cuba, devint Jacques pour ses camarades français. 

Comment un garçon dont les parents ont fui la Pologne pour se réfugier en France peut-il naître à Cuba après la guerre avant d’atterrir dans la cour d’une école communale à Troyes ? Combien de fuites, de fractures et de traumatismes y a-t-il sur son parcours ? Nul doute que ce fut un chemin cabossé.

Comme Rachel n’avait pas voulu abandonner sa famille tant qu’elle était en danger, elle avait attendu le retour de la paix pour franchir les océans avec son fils aîné, et retrouver Moshe-Maurice, parti en pleine guerre. 

Cuba était entrée en guerre après Pearl Harbor, fin 1941. C’est alors que Moshe débarque dans l’île. Les sous-marins allemands rôdaient tout autour et coulaient les navires marchands. Les réfugiés européens, dont beaucoup de Juifs,  affluaient dans l’île.

Six mois plus tard, le directeur du Joint, Charles H. Jordan,  de passage à New York, s’inquiétait du statut de 6000 d’entre eux. « Il y a actuellement à Tiscornia, le Ellis Island de La Havane, 450 réfugiés, dont plus d’une centaine d’enfants, déclarait-il dans une interview. Certains sont détenus depuis deux mois. » C’était, raconte l’auteur « un exil différent, celui des survivants, des fugitifs d’une île lointaine, exotique, tropicale, dont la tragédie [n’avait] rien à envier à celles du passé. »

Cuba avant Castro

Quand son père, Moshe, débarque dans l’île, la présidence est assurée par Fulgencio Batista (1940-1944).  Celui-ci, « qui a représenté bien malgré lui l’archétype du dictateur, souligne Machover, considérait les Juifs comme des immigrés et non comme des réfugiés ». Changeant encore une fois de prénoms, ils deviennent Moisés et Raquel, apprennent à parler l’espagnol — ne gardant le yiddish que pour « se disputer ». 

C’était toujours comme ça.

A cette époque, Batista exerce un pouvoir démocratique, et grâce à la nouvelle Constitution, la peine de mort a été abolie. «Étrange pour un Juif polonais passé par la France, » note l’auteur. En effet, ce ne sera qu’une parenthèse. Quand Fidel Castro prend le pouvoir après la fuite de Batista et quelques bains de sang, procès publics et exécutions, la peine de mort est rétablie. La parenthèse aura duré vingt ans et sera vite oubliée.

« Mes parents tentèrent d’oublier, dans cette ile bénie (…) jusqu’à la révolution, bien sûr. Mais Cuba n’est pas née avec cette dernière. » Jacobo Machover raconte la vie laborieuse de ses parents dans un quartier populaire. Comme ses copains, son père a même prospéré, et en économisant, il a construit un petit immeuble. Ils avaient des lapins, un coq, une poule et 21 poussins, un chien, et un chat Misifu que Jacobo enfant a dû abandonner quand il a fallu partir.

Certes, sa mère avait « trop chaud ». Elle avait la nostalgie de l’hiver polonais.

Il parle aussi, surtout, de son enfance de petit Cubain. Il se souvient qu’il allait tout seul dans les bars et qu’on le mettait sur une table pour qu’il chante les boléros de Beny Moré, le barbaro del ritmo. Puis on lui donnait des pièces. 

Certes il y avait la corruption et la mafia. Mais « contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire, ce n’était pas le pire des mondes. » Cependant, encore une fois, dans cette île si lointaine, exotique, pleine de couleurs et de musique, l’Histoire les rattrape. Et la « grande hache », cette fois, s’appelle Fidel Castro. Dès lors, évoquer la période antérieure à 1959 était devenu tabou.

La guerre froide à Cuba

Alors que Castro, appuyé par Che Guevara, vient de s’emparer du pouvoir à La Havane, John Kennedy entre à la Maison Blanche en janvier 1961, au pire moment de la guerre froide. C’est l’été de cette année-là que Khrouchtchev autorise, dans le plus grand secret, la construction du Mur de Berlin.

Trois mois après son arrivée à la Maison Blanche, le jeune Président américain s’embourbe dans le fiasco de la baie des Cochons. Puis en octobre 62 éclate la crise des missiles : sous prétexte d’éviter une autre invasion de Cuba par les Américains, l’URSS a équipé secrètement l’île de missiles nucléaires et de rampes de lancement, sachant que les côtes de la Floride ne sont qu’à 200km. 

Avant même que le matériel soit opérationnel, les Américains détectent la présence de 10 000 militaires, au grand dam des Russes et des Cubains. En fait, ils sont 4 fois plus nombreux. 

Mais Khrouchtchev en est convaincu, le jeune président américain ne fait pas le poids : « Trop jeune, indécis, trop intellectuel, un faible. » D’après lui, il fera beaucoup de bruit pour rien et va reculer. 

Aussi quand Kennedy déclare le blocus de l’île, c’est la panique. « Je pouvais à peine en croire mes yeux et mes oreilles. Cela signifiait techniquement le début de la guerre contre Cuba et l’Union soviétique, » se remémore U Thant, le secrétaire général de l’ONU.

Grâce à l’ouverture des archives, on sait aujourd’hui à quel point on a vraiment frôlé la guerre. 

Exilé

Des cris, anonymes, le matin à l’aube « Gusanos ! » — nous n’étions plus que des vers de terre. Des mots que sa mère avait entendus ailleurs, dans une autre langue. D’instinct, elle comprit qu’il fallait partir. Depuis quelque temps les voisins du dessus jetaient leurs eaux sales par-dessus leur balcon sur la terrasse du rez-de-chaussée : « Nous étions propriétaires, nous étions donc coupables. » 

Ils sont partis à l’automne 63. « De la bande de copains, personne n’est resté dans cette île à présent maudite. Qu’est-ce qu’un pays qui pousse ses enfants à partir ? » Il avait huit ans, presque neuf.

La baie de Cardenas se trouvait à une centaine de km de la capitale, près de Matanzas. « C’est là que j’ai vu Cuba pour la dernière fois au cours de mon enfance. » Le rivage s’est éloigné pendant un moment interminable. La traversée dura 21 jours. «  J’étais à mon tour projeté dans l’exil. »

Exilé, c’est le mot qui revient sans cesse sous sa plume. Il venait d’un monde dont rêvaient ceux qui ne le connaissaient pas et qui élevaient les barbus au rang de mythes de la libération.  

Mais la révolution, c’est comme la guerre.

Moisés redevenu Maurice a suivi la famille, à regret, puis il est retourné dans l’île méconnaissable, est revenu à Paris, puis à Troyes. Puis il est mort. L’adolescent, pétrifié,  glacé, en ce jour de janvier 1969, assista au Kaddish : “Mots que j’entendais pour la première fois, cet adieu aux mots, à tous les mots, que je redécouvrirai dans un long et bouleversant poème d’Allen Ginsberg intitulé, avec ses derniers vers en mémoire de sa mère : ‘With your eyes/With your eyes/With your Death full of Flowers (Avec tes yeux/Avec tes yeux./ Avec ta Mort pleine de Fleurs’)”. 

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