Exposition “Spirou et la Shoah” : “l’acmé de la marchandisation la plus vulgaire” pour Georges Bensoussan

Hans Lucas via AFP

Aujourd’hui, à voir la photo d’un homme-sandwich distribuant des prospectus à la sortie du métro parisien invitant à assister à la nouvelle exposition du Mémorial de la Shoah (« Spirou et la Shoah »), la consternation l’emporte au-delà de l’étonnement quand on en vient, via une distribution de prospectus, à vanter les mérites d’une exposition sur la Shoah de la même façon qu’on vanterait les mérites de la dernière Volvo ou de la dernière cuisine intégrée.

Georges Bensoussan, historien et auteur d’une « Histoire de la Shoah » (collection Que sais-je ?, PUF, 2020) ainsi que de « L’Histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe » (PUF, 2016), dénonce dans une tribune la récupération de la Shoah par la société du spectacle, à travers l’exposition “Spirou dans la tourmente de la Shoah” au Mémorial de la Shoah à Paris.

Au mitan des années 1980, émerge sur la scène publique une secte jusque-là restée longtemps dans l’ombre, la secte des négationnistes improprement autodénommée “révisionnistes”. Improprement ? Parce que toute écriture de l’histoire est, par définition, révisionniste quand il s’agit de cerner au plus près une vérité historique par-delà la multiplicité contradictoire des récits. On s’est mobilisé alors contre ces « assassins de papier » comme disait Pierre Vidal-Naquet, cette secte de fanatiques à laquelle Internet a apporté une immense audience, où la force du déni, conjuguée à la croyance au complot, mettent désormais en danger sur une large échelle l’héritage des Lumières.

Dans la société marchande, qui est en même temps une société du spectacle où toute réalité est transformée en spectacle, et où tout destin peut devenir demain une marchandise commercialisable, on ne comprendrait pas pourquoi un événement historique de l’ampleur de la Shoah, qui charrie tant d’émotion, échapperait à l’ère de la marchandise et du spectacle. Là réside aujourd’hui le second péril, dans cette “trivialisation de la Shoah” qui implique, à terme, une banalisation de cet événement sans précédent et l’invisibilisation de la rupture qu’il marque dans l’histoire humaine.

BANALISATION DE LA CATASTROPHE

À côté de la négation bornée des complotistes de toute espèce, se dresse devant nous le danger d’une banalisation de la catastrophe, via sa mutation en objet de divertissement, qui participe intégralement au processus de crétinisation “dysneylandienne” du monde. La force de la réflexion post-Auschwitz de Jean Amery à Pierre Legendre, et de tant d’autres, aura été passée par pertes et profits. L’industrie du divertissement, inséparable de l’extension du domaine des rapports marchands et du consumérisme, sera venue à bout de la leçon politique de la Shoah : à Treblinka et à Belzec, pour le genre humain tout entier, a été détruite la sacralité de la notion de personne. Ce en quoi les crimes nazis sont inséparables des dérives de la médecine allemande sous le nazisme, ce en quoi ils illustrent le triomphe du biologique sur le politique qui constitue présentement la pire menace pour notre avenir de sujets humains.

Aujourd’hui, à voir la photo d’un homme-sandwich distribuant des prospectus à la sortie du métro parisien invitant à assister à la nouvelle exposition du Mémorial de la Shoah (« Spirou et la Shoah »), la consternation l’emporte au-delà de l’étonnement quand on en vient, via une distribution de prospectus, à vanter les mérites d’une exposition sur la Shoah de la même façon qu’on vanterait les mérites de la dernière Volvo ou de la dernière cuisine intégrée.

C’est là le point zéro de la réflexion historique, l’acmé de la marchandisation la plus vulgaire de la tragédie. Il ne s’agit pas du sujet de l’exposition, ce n’est pas notre propos. Il s’agit de la mise en spectacle éhontée de cette tragédie qui nous habite, et à laquelle en tant qu’historien j’ai consacré une grande partie de ma vie. Une grande institution de mémoire doit-elle avoir pour tout horizon le nombre de visiteurs, au même titre que tel patron de l’automobile garde les yeux rivés sur les chiffres des ventes et la courbe des profits ? Quand l’un et l’autre participent du même univers mental, alors la réflexion intellectuelle, indigente, se marie à l’absence d’éthique. Alors, on en vient à accepter qu’au cinéma par exemple, lors de la plage publicitaire, intercalée entre les meubles Roche Bobois et le dernier SUV de Peugeot, éclate sous nos yeux une réclame appelant à visiter le Mémorial. En dépit d’une avalanche de critiques, la cécité et l’obstination mises depuis tant d’années à nourrir cette médiocrité ne laisseront pas d’étonner ceux qui, demain, se pencheront sur l’histoire de la mémoire de la Shoah.

© Georges Bensoussan

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