Pierre Lurçat. Lettre ouverte à Alain Finkielkraut et à quelques autres Juifs fascinés par l’Eglise

Cher Alain Finkielkraut,

J’avais tout d’abord pensé adresser cette lettre ouverte à Gad Elmaleh et à vous conjointement, pour les raisons que vous allez bientôt comprendre. Finalement, j’ai décidé de vous l’envoyer à vous seul. J’ai souvent ri – comme beaucoup – en regardant les sketches de Gad, y compris celui où il évoque sa préférence pour les enterrements catholiques, tellement plus grandioses et impressionnants que les enterrements juifs… J’ai ri alors, parce que j’ignorais évidemment que l’humoriste parlait très sérieusement et que ce “ballon d’essai” annonçait d’autres révélations bien plus fracassantes encore. Celle qu’il dit avoir reçue de la Vierge Marie, qui “l’accompagne à chaque instant, y compris sur scène” et celle qu’il a faite tout récemment au grand public, de sa conversion à la religion catholique.

J’ai donc choisi de vous écrire à vous seul, cher Alain Finkielkraut. Car bien entendu, votre cas n’a rien à voir avec celui de l’humoriste. J’aurais presque envie de dire que tout vous sépare… Il est originaire du Maroc, alors que vous êtes né à Paris de parents Juifs venus de Pologne, tout comme mes grands-parents. Il est un homme de spectacle, alors que vous êtes un homme de pensée et de plume. Il se dit attiré par la religion catholique depuis tout jeune, alors que vous êtes un philosophe non croyant et ne pratiquez aucune religion.

Et pourtant… Dans votre dernière émission Répliques, en compagnie de l’acteur Fabrice Lucchini, avec lequel vous entretenez des liens d‘amitié, vous répondez à une question très personnelle sur vos liens avec la religion catholique[1]. Je cite mot à mot votre échange : 

Fabrice Lucchini : Ce qui est beau c’est votre amour de Pascal, illustré admirablement dans l’émission avec Pierre Manent… J’ai l’impression que vous êtes à deux doigts,..

A Finkielkraut : De me convertir ?

F. L. Je le dis solennellement, vous qui êtes d’une communauté qui n’est pas chrétienne, vous êtes à deux doigts de franchir… Un Finkielkraut chrétien, un Finkielkraut réconcilié, voilà ce qui va se passer dans les mois qui vont arriver…

A.F. (Rires)

F.L Oui, auditeurs de France Culture, ce moment est rare… Cet homme qui a si bien parlé du judaïsme, cet homme qui a démontré sa passion pour la langue française, n’est pas loin de se convertir !

A.F. Je pourrais répondre quand même…”

L’entretien alors change de sujet, car Fabrice Lucchini déclame une fable de La Fontaine et on reste sur l’impression que l’échange précédent était une farce… Mais votre interlocuteur revient à la charge, comme un missionnaire zélé, avec un plaisir gourmand dans la voix :

F.L. Et la conversion, Alain ?

A.F.  Alors… Et ensuite je reviendrai à la question de la langue. Non il n’est pas question que je me convertisse, mais il est vrai que je suis… fasciné par la proposition chrétienne[2]Je ne me convertirai pas, parce que les Juifs persistent dans leur être, quand bien même ils ne croient plus en Dieu, majoritairement… C’est d’ailleurs pour moi-même un mystère, mais c’est comme ça. Pour ce qui est de la proposition chrétienne, je suis fasciné par le fait que le Christ a dit sur la Croix, “Mon Dieu, Mon Dieu, ou mon Père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Non seulement il l’a dit ; mais c’est dans les Evangiles. Et la peinture, les grands chefs d’œuvre de la peinture, sont des descentes de Croix. Donc, le christianisme nous montre la mort… Il ne nous dissimule rien de la mort. Alors il retire à la mort son dard venimeux, il y a la résurrection du Christ, peut-être, mais il y la mort..

Et il y a cette phrase bouleversante, je trouve que c’est le génie du christianisme et ça je n’ai pas peur de le dire, parce qu’aucune religion n’est allée jusque-là, jusque faire mourir son Messie, mourir Dieu même. Voilà ce que j’aime, mais il n’est pas question de conversion…

F.L. Ce n’est pas évident, votre exaltation… Pourquoi c’est unique ?

A.F. Tout d’un coup il y a la finitude, la souffrance de la mort, dont le Christ lui-même, par laquelle passe le Christ… Et au cœur de l’Evangile, au cœur de la Bonne nouvelle, il y a cette phrase-là, pourquoi m’as-tu abandonné., je trouve que c’est au cœur de la croyance quelque chose d’incroyable”.

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Si j’ai retranscrit intégralement cet échange étonnant, qui ne défigurerait pas un roman de votre ami Philip Roth ou de son jeune émule Joshua Cohen, c’est parce qu’il nous dit beaucoup sur la condition juive en France (et ailleurs en exil) aujourd’hui. Bien entendu, vous avez, tout comme Gad Elmaleh, choisi le ton de l’humour et de la farce pour aborder ce sujet délicat et douloureux. Mais il n’aura échappé à aucun de vos auditeurs que, rebondissant sur l’amorce se voulant drôle de Lucchini, qui prend à parti les auditeurs de France Culture en prétendant annoncer votre conversion, vous avez répondu le plus sérieusement du monde, et malgré votre refus de la conversion, votre ami Lucchini n’a pas été déçu…

Je ne fais pas partie des “gardiens de la foi” juive, et mon propos n’est pas de vous faire reproche d’envisager une conversion, que vous dites écarter sans hésitation et sans la moindre ambiguïté, contrairement à votre compatriote Gad Elmaleh. La question, à mes yeux, dépasse de loin celle de la conversion, qui est d’ailleurs beaucoup plus répandue qu’on ne le pense. Après tout, des milliers de Juifs se convertissent chaque jour à toutes sortes de religions, parfois sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. Il y a eu et il y a encore des Juifs communistes, des Juifs trotskystes, des Juifs staliniens, et il y a aujourd’hui des Juifs bouddhistes, des Juifs wokistes et même des Juifs convertis à l’islam radical[3]

Ce qui est grave à mes yeux, c’est la fascination que vous dites ressentir pour le christianisme, et la manière dont vous l’expliquez à votre interlocuteur, en citant le passage des Evangiles, “Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné”… Car voyez-vous, cher Alain Finkielkraut, cette phrase que vous dites bouleversante et qui illustre à vos yeux le “génie du christianisme”, cette phrase n’est pas chrétienne, mais bien juive, puisqu’elle est tirée des Psaumes du Roi David ! “Eli, Eli, lama hazavtani ?” est un verset du Psaume 22, bien connu de tout Juif qui respecte sa tradition, verset qui a été souvent mis en musique par des artistes israéliens contemporains. En faire la preuve éclatante du “génie du christianisme” est aussi erroné que d’affirmer, par exemple que le christianisme aurait “inventé” l’idée d’amour ou que “tu aimeras ton prochain comme toi-même” serait une maxime chrétienne.

Voilà toute la tragédie que révèle cet échange badin entre deux amoureux de la littérature française sur France Culture : il révèle l’étendue insondable de l’assimilation juive en France et de son corollaire, l’ignorance ! Oui, on peut être comme vous, cher Alain Finkielkraut, un lettré et un amoureux des Lettres françaises, avoir été élu à l’Académie française, et être dans le même temps, un ‘Am-Haaretz[4]. J’imagine la déception que notre ami commun Benny Lévy éprouverait en écoutant cet échange, et quelle admonestation il aurait pu vous faire, lui qui avait vainement tenté d’inculquer quelques notions de judaïsme à ses deux anciens camarades de la rue d’Ulm, BHL et vous…

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En vous réécoutant, en constatant une fois de plus combien était sincère votre rejet de la conversion et votre fascination concomitante pour le Christ (oui le Christ, dont vous prononcez le nom sans la moindre réserve ; “Oï ya broch!” comme disait ma grand-mère, qui parlait la même langue que la vôtre), j’ai repensé à un grand écrivain et un grand Juif français, Edmond Fleg. Fleg avait en effet tout comme vous été fasciné par le Christ. Mais cela se passait avant la Shoah, et il n’avait pas 73 ans comme vous mais une vingtaine d’années. Il avait lui aussi joué avec l’idée de la conversion et était même parti visiter la Palestine d’alors, “sur les traces du Christ”. 

Le récit de ce voyage est un magnifique témoignage de “Techouva“, de retour à son peuple, à sa terre et à la tradition de ses pères. Livre que je vous invite à relire, cher Alain Finkielkraut, en même temps que le Livre des Psaumes et celui de Kohelet.  Je vous invite donc à étudier votre héritage juif, avant d’en percevoir la beauté plagiée dans la religion et dans la culture des autres. Vous y trouverez les trésors que notre peuple a donnés à l’humanité et vous verrez aussi que, quoi qu’en pense Fabrice Lucchini et quoi que vous en pensiez vous-même, le christianisme n’a rien à “proposer” à Israël, pas plus aujourd’hui qu’hier.

© Pierre Lurçat


[1] Je remercie vivement mon ami Michael Grynszpan qui m’a signalé cet échange et l’émission dont il est tiré.

[2] La proposition chrétienne est le titre du dernier livre de Pierre Manent, auquel A. Finkielkraut a consacré récemment une émission. J’ajoute que j’avais lu et apprécié en son temps le remarquable Cours de philosophie politique de P. Manent.

[3] Sujet que j’ai abordé naguère dans mon livre Pour Allah jusqu’à la mort, Enquête sur les convertis à l’islam radical.

[4] Je précise que cette expression ne désigne pas un lecteur du journal Ha’aretz que vous connaissez trop bien, cher Alain, mais un homme sans éducation.

L’adoration de Jésus enfant, Gerrit van Honthorst
L’adoration de Jésus enfant. Gerrit van Honthorst

VudeJerusalem.over-blog.com

Le blog de Pierre Lurçat, essayiste, écrivain et traducteur. L’actualité vue de Jérusalem, avec un accent particulier sur l’histoire d’Israël et du sionisme.

http://vudejerusalem.over-blog.com/2022/11/lettre-ouverte-a-alain-finkielkraut-et-a-quelques-autres-juifs-fascines-par-l-eglise-pierre-lurcat.html

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17 Comments

  1. Même un Académicien peut commettre le Péché d’ignorance. Parler sans connaître son sujet, et confusément répandre de fausses “vérités” lourdes de conséquences.
    Bafouer ainsi la Mémoire universelle du Peuple de la Bible et son Leg à l’humanité.
    On ne peut trouver plus horrible “erreur” dans la bouche d’un Être de connaissance.

  2. Bravo! Comme dirait l’autre « Rendons à César ce qui est à César » et au Judaisme ce qui lui a été emprunté que certains vont souvent chercher ailleurs par ignorance.
    Ceci dit toute religion doit apporter un message de paix et de tolérance pour le bien de l’humanité selon moi sinon le
    Di eu n’est pas …fréquentable….

  3. Impeccable, cher Pierre. Ce que tu viens d’écrire, je l’ai décliné de plusieurs manières dans des articles – et je n’ai pas fini. Et je suis issu d’une famille chrétienne (catholique romaine et grecque orthodoxe). Les gens ne se rendent pas compte du formidable chapardage opéré sur le dos du judaïsme. Tu aurais pu insister par ailleurs sur le gouffre qui sépare Jésus (le Juif) et le Christ (le Chrétien, créature théologique). C’est dans la confusion entre ces deux entités (ces deux noms) qu’a commencé (me semble-t-il) à s’opérer le rapt chrétien sur le judaïsme (par le biais du Juif Saül devenu le chrétien saint Paul). Il y a des Juifs tentés par le judaïsme ; mais n’oublie pas les chrétiens tentés par le judaïsme 😊
    Je ne suis pas juif mais c’est en étudiant le judaïsme que je me retrouve.

  4. “Car voyez-vous, cher Alain Finkielkraut, cette phrase que vous dites bouleversante et qui illustre à vos yeux le “génie du christianisme”, cette phrase n’est pas chrétienne, mais bien juive,”
    C’est bien là il me semble la preuve qu’il est profondément Juif, que sa sensibilité est juive. Même dans une œuvre intitulée Le génie du christianisme, c’est la phrase juive qui le bouleverse ! Il n’est d’ailleurs pas un renégat. Il le dit, il n’a nullement l’intention, lui, de se convertir !

  5. Bravo et fort intéressant !
    Le christianisme n’est qu’une secte juive qui, en évoluant à sa manière et fort mal d’ailleurs,a oublié que son fondateur est né juif, a vécu en juif et est mort juif ! Ses admirateurs devraient réciter le kadish en pensant à lui et suivre sa tradition millénaire. On ne doit ni ajouter ni retrancher à la Loi.

  6. Génie du Christianisme en effet… Pendant des siècles et des siècles, le Christianisme a professé, proféré, à l’égard du Judaïsme ce que Jules Isaac a appelé l’enseignement du mépris… Et parmi les “40 rois qui ont fait la France”, comme disait Maurras, monarques absolus de droit divin, une bonne douzaine (treize exactement) ont su procéder à l’expulsion des Juifs, après spoliations, bien entendu… Arrêtons-nous là, voulez-vous… on pourrait dire beaucoup de choses encore…

  7. il y a meme des juifs hindouistes……………….
    Figurez que Jésus Christ n’est pas le seul a etre mort, bien que divin selon certains (et s’il n’était pas divin , il l’est devenu par l’Histoire)
    Krishna, avatara de Vishnou (incarnation d’une des modalités de l’absolu) lui aussi est mort, comme les autres avataras.
    Dans l’hindouisme finalement Dieu meurt régulièrement.
    Krishna , impulsion créatrice initiale, absolu personnifié, etre et non etre..

  8. Luchini “Je le dis solennellement, vous qui êtes d’une communauté qui n’est pas chrétienne, vous êtes à deux doigts de franchir… Un Finkielkraut chrétien, un Finkielkraut réconcilié, voilà ce qui va se passer dans les mois qui vont arriver…”
    Insinuation à laquelle Alain Finkielkraut répond fermement qu’il n’en est pas question.
    Je me demande où veut en venir Lucchini, ce courtisan macronien. Voulait-il faire le buzz aux dépens de Alain Finkielkraut ? Le faire déconsidérer par sa communauté ? Il est pourtant son ami, paraît-il .

    • Vous souvenez vous de cet article lu dans T.J. recemment d’un jeune chrétien qui aime tellement (mal) son camarade Juif qu’il veut le transformer totalement en chrétien, ce dernier se perdra et finira par mourir misérablement .

      • Oui bien sûr, je me souviens, Danielka, de cet article de Thérèse Malachy paru récemment sur Tribune Juive; qui a suscité bien des réactions. Nous étions du même avis vous et moi. Je ne sais pas si Lucchini souhaite la conversion de Alain Finkielkraut mais il a été un peu loin en l’évoquant. J’espère en tout cas que ce cher Alain Finkielkraut n’aura pas la même fin pour avoir refusé de se convertir ou pour ses propos qui choquent certains, bien à tort à mon avis.

  9. Bien sûr toute personne un peu cultivée sait que אֵלִ֣י אֵ֖לִי לָמָ֣ה עֲזַבְתָּ֑נִי est tirée d’un psaume de David. Les Juifs (qui peuvent être ET assimilés ET cultivés) le savent, et les chrétiens cultivés aussi, car ces mots figurent souvent en lettres hébraïques sur les tableaux représentant la crucifixion. D’ailleurs, qu’est-ce qui n’est pas juif dans les Évangiles, à part la Résurrection? Et puisque vous vous lancez dans des querelles d’antériorité, sachez que Eli, Eli, bien avant d’être chanté par des artistes israéliens a été une chanson yiddish. Yossele Rosenblatt la chantait déjà en 1916. Comme quoi il n’est pas nécessaire d’être « en exil » pour être un « Am haaretz ». De ce genre particulier qui circonscrit la culture juive à l’israélienne.
    Ce qui vous rend assez confiant en votre érudition pour en remontrer à Alain Finkielkraut, c’est que vous n’avez pas pris la peine de réfléchir à ce qu’il dit. Il dit: « il y a cette phrase bouleversante, je trouve que c’est le génie du christianisme et ça je n’ai pas peur de le dire, parce qu’aucune religion n’est allée jusque-là, jusque faire mourir son Messie, mourir Dieu même. Voilà ce que j’aime, mais il n’est pas question de conversion». Pensez-vous que ce soit le sens du psaume de David? Au lieu de vous pencher sur l’idée qui fascine Finkielkraut, vous préférez, en tant que Juif, réclamez le copy-right. Incapable de vous élevez à la hauteur de la pensée de Finkielkraut, vous la ramenez à une mesquine querelle identitaire.

    • “Voilà ce que j’aime, mais il n’est pas question de conversion».”
      C’est ce que je comprends aussi, Goldszlagier.
      Alain Finkielkraut est un Juif lui aussi mais un esprit ouvert, élevé, selon votre mot, et il est capable de voir disons la beauté là où elle est et d’être fasciné par un concept encore jamais osé. Il n’est pas pour autant question pour lui de se renier ni de renier sa religion. C’est ce que n’ont pas compris Lucchini ni les autres.

  10. Bravo en effet…Plutôt que se dire incroyants, beaucoup des intellectuels juifs qui se disent athées devraient s’avouer plutôt ignorants de leur tradition, ou incultes… Mais je ne vois pas où est le plagiat des évangiles ? Jésus de Nazareth était juif, il est normal qu’il cite les psaumes et autres livres de la tanakh. Il n’a pas fondé la religion chretienne, ce sont Pierre et Paul après lui… L’histoire, au cours des premiers conciles, a fait le tri entre plusieurs évangiles, dont certains étaient étaient de style plus narratifs que d’autres…
    L’originalité du judaïsme en tant que religion ne réside-t-elle pas dans les commentaires du Talmud, les midrashim, le Zohar…? Je ne sais pas, dites moi ?

  11. Quand on sait combien de juifs halakhiquement parlant n’y connaissent rien , je n’ai pas l’impression que votre texte
    soit d’une grande utilité. D’autant que l’essentiel est preservé, il n’a pas l’intention de se convertir.
    Un detail, il est indiqué partout que AF est ancien eleve de l’ENS St Cloud, pas Ulm …

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  1. le creux d’un nouveau rififi christique – Michel Béja

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