Yana Grinshpun. La belle de Jérusalem et le loup d’Odessa

Mythologies contemporaines, Politiquement correct

Récemment, Netflix a réjoui ses spectateurs avec une saga d’une famille jérusalémite dans le style de Dynastie de Forsyte de J. Galsworthy. La belle de Jérusalem est un roman, écrit par Sarit Yshai-Levy, écrivaine israélienne, qui met en scène une famille de Juifs sépharades, naguère expulsés d’Espagne, vivant à Jérusalem au début du XXe siècle. La série télévisée, adaptée du livre, met en scène l’époque vécue par la famille sous le gouvernement des Turcs Ottomans, ensuite sous le Mandat britannique.

L’un des grands mérites de cette production est de montrer à des millions de spectateurs l’histoire de la présence juive sur le territoire d’Eretz–Israël (Palestine juive), colonisé par les Ottomans, ensuite par les Britanniques. Même si la série a pour objectif le divertissement et le plaisir esthétique, on peut se réjouir de cette mise en perspective historique, qui fait défaut aux nombreux détracteurs d’Israël aujourd’hui. En effet, l’on entend souvent que les Juifs sont venus en Israël après la Shoah, et cette ignorance historique a la vie dure, car nombreux sont ceux, même parmi les universitaires, qui pensent que les Juifs sont venus en Palestine mandataire en conséquence du génocide nazi.

Dans cette belle fresque familiale, les relations complexes entre les membres de la famille, les traditions, les divisions culturelles entre les ashkénazes et les sépharades, le multilinguisme réjouissant de l’époque (ladino, espagnol, hébreu, arabe, anglais), les relations entre les Juifs et les Arabes sont à l’honneur. On pourrait dire que nous avons, enfin, une belle série, sans le politiquement correct obligatoire: les bons sont un peu méchants, les femmes sont aussi puissantes que les hommes, les mères ne sont pas que gentillesse et amour, les pauvres ne sont pas tous vertueux et les riches pas tous abominables.

Mais on peut toujours rêver. Le politiquement correct a mille formes, et la série télévisée (contrairement au roman !) de Netflix n’y échappe pas. On y trouve le Camp du Bien et le Camp du Mal quand-même. Il y a du beau monde socialiste et il y a des hooligans politiques qui n’aiment pas les socialistes. Les bons et sympathiques adhèrent au Parti Travailliste, le Mapaï (dont l’existence date depuis 1930), et les méchants, les durs et les bons à rien à la bande « terroriste » de l’Irgoun. L’Irgoun est une organisation militaire sioniste de droite.

En général, le seul qualificatif « droite » fait trembler les « gens bien », mais quand, en plus, il s’agit de la droite sioniste, l’imaginaire social éduqué, ou plutôt endoctriné, par des années du révisionnisme, de l’occultation et de l’ignorance (que cela soit ici en France ou là-bas, en Israël) ne peut que s’activer et se conforter dans les jugements négatifs.

La belle série offre aux spectateurs une caricature de très mauvais aloi de l’organisation de défense, inspirée par Jabotinsky, sans lequel l’État d’Israël n’existerait certainement pas

Ainsi, force est de reconnaître que la belle série offre aux spectateurs une caricature de très mauvais aloi de l’organisation de défense, inspirée par un grand penseur et homme politique juif russe, né à Odessa, Vladimir Zeev[1] Jabotinsky, sans lequel l’État d’Israël n’existerait certainement pas. Il est en effet le fondateur et le théoricien de l’aile droite du mouvement sioniste laïc. Témoin d’un des pogromes les plus meurtriers et les plus sanglants du début du XXe siècle à Odessa en 1905, ainsi que de celui de Kishinev la même année, Jabotinsky comprend que personne ne sauvera jamais les Juifs de l’indifférence des gouvernements, et que le seul moyen pour eux est de se défendre eux-mêmes. Il organise donc le premier groupe d’auto-défense juif et formule l’idée sioniste importante selon laquelle les Juifs sont des étrangers dans tous les pays du monde et que le seul moyen de résoudre ce problème existentiel est de retourner en terre d’Israël. C’est ainsi que commence l’histoire politique et philosophique du sionisme de droite. Pour faire court, cet homme extraordinaire connait tous les acteurs de la création du foyer juif en Palestine, il crée la Légion juive pour aider les Britanniques à chasser les Turcs et à s’installer en Palestine, dans l’espoir qu’ils respecteront les promesses formulées dans la déclaration Balfour. Mais les Anglais ne sont pas pressés. En 1920, les Arabes organisent un pogrom meurtrier à Jérusalem et à Hébron, ils tuent les hommes, violent les femmes sous le regard indifférent des Anglais qui n’interviennent pas et n’arrêtent pas les pogromistes. Ce sont ces évènements qui suscitent la création des organisations de défense, différentes de la Hagana (qui elle, est reconnue par les Britanniques).

Le public français est peu familier avec ces histoires, il l’est encore moins avec la pensée de Jabotinsky, caricaturée, diabolisée et réduite à une série de contresens dont nous avons l’image dans la série. Même si le nom de Jabotinsky n’est pas explicitement mentionné dans La belle de Jérusalem, les gens de l’Irgoun sont présentés comme des bons à rien, des parasites, des ivrognes et des terroristes qui tuent les innocents à tout-va. Or, Jabotinsky était l’un des rares penseurs sionistes qui a réagi aux pogromes sanglants initiés par les Arabes dès 1920 et en 1929, montrés dans la série. Les « terroristes » de l’Irgoun sont ses disciples, lui qui disait, un an avant les pogromes de Jérusalem, à Louis Brandeis, le leader du sionisme américain : « Nous autres, Juifs russes, sentons l’odeur du sang de loin, comme des chiens de chasse… ». Ce qui n’était pas le cas des Juifs pacifistes de l’Europe de l’Ouest, éloignés des réalités du terrain où le sang coulait à flot.

Pour ceux qui veulent connaître les textes de Zeev Jabotinsky en français et les lire sans être induits dans l’interprétation sauvage ou caricaturale, Pierre Lurçat, excellent connaisseur des textes de Jabotinsky, juriste et penseur, a fait un minutieux travail de traduction. Jabotinsky avait un très beau style en russe et en hébreu. Avant d’être homme politique, ce fut un écrivain de talent, très apprécié par les écrivains russes de son époque. Pierre Lurçat, traducteur de talent, propose au lecteur francophone ses textes fondamentaux, qui permettent de saisir la finesse de sa compréhension des relations entre les Juifs et les Arabes, et surtout le respect de l’identité arabe, que Jabotinsky reconnait pleinement. Pierre Lurçat en rend compte dans sa brillante traduction[2] de Le mur de fer (Les Arabes et nous) aux éditions L’éléphant, Paris-Jérusalem. 2022.

Lurçat est un des rares analystes à faire remarquer que Vladimir Zeev Jabotinsky, venant d’un pays où le marxisme était en train de devenir une idéologie dominante, n’envisageait pas le problème judéo-arabe à travers le prisme de la lutte des classes ou du point de vue du marxisme, comme cela peut s’entrevoir dans la série, mais percevait le conflit comme « un affrontement de deux revendications nationales », ce qui ne s’y voit absolument pas.

Considérant que les Arabes n’accepteront jamais la présence juive et l’immigration juive par la paix ou en échange d’avantages économiques, comme le pensaient naïvement et même avec du mépris, les Juifs sionistes pacifistes, Jabotinsky leur demandait après le pogrome de 1929, comment le pacifisme et la non-résistance à la violence pouvaient sauver les gens des assassinats sauvages. En reprochant à ces sionistes de gauche de prêcher la morale aux seuls Juifs, et de faire abstraction du refus arabe de co-exister avec les Juifs, il introduisait dans le sionisme théorique une dimension sécuritaire. L’homme qui a connu les pogromes en Russie et en Palestine, l’homme qui a vu mourir des centaines d’innocents sous le regard indifférent des gouverneurs russes et anglais, est celui qui a le mieux compris la nécessité du « réalisme pragmatique », impliquant la dissuasion envers les ennemis et l’auto-défense nécessaire pour la survie.

Dans le Mur de fer, traduit et préfacé par Pierre Lurçat, le lecteur pourra voir les crédos du sionisme de droite qui comprennent la co-existence de deux peuples en Israël, mais aussi la compréhension de la difficulté de réalisation « des projets pacifiques par des voies pacifiques».

C’est en lisant ces textes qu’on pourra se soustraire à la vision manichéenne, moralisante et simplifiée de la réalité télévisuelle, dont le rôle consiste souvent à satisfaire la doxa résultant de l’ignorance de l’histoire ou de sa perception naïve, aussi esthétisante soit-elle.

© Yana Grinshpun


[1] Zeev signifie « loup » en hébreu. Vladimir Jabotinsky, « Wolf », à la naissance, hébraïse son nom, une fois en Eretz-Israël.

[2] Qu’il me soit permis ici de faire cette remarque stylistique en ma qualité de linguiste, lectrice de Jabotinsky en russe et en hébreu.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

4 Comments

  1. Netflix désinforme sur Israël comme sur tout le reste. De même qu’Hollywood, la TV et la presse. Dans tous les domaines même s’il existe bien une obsession anti Israélienne que nul ne peut nier (sauf bien sûr les électeurs de Macron et Mélenchon, mais ma remarque ne concerne que les gens intelligents). Mais le but même de Netflix et du New Hollywood ou de la Télévision est de désinformer et manipuler le public. Jabotinsky semble avoir été un très brillant intellectuel (ce qui en soi est déjà suffisant pour le rendre suspect aux yeux de beaucoup).

  2. Très bonne analyse. Cela confirme ce que j’ai ressenti en regardant la série. Faut donc décrypter ce qu’Ana fait de façon intelligente . Bien sur j’ai arrêté de regarder au bout de quelques épisodes. Dommage.

  3. Je sors de la Conférence de Pierre Lurcat sur le mur de fer : passionnant!
    « Même si le nom de Jabotinsky n’est pas explicitement mentionné dans La belle de Jérusalem », le chef masqué de l’irgoun qui fait prêter serment à Efraim Siton lui ressemble étrangement…

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*