Dieu est-il mort? Conversation entre Pierre Manent et Alain Finkielkraut

“Dieu est-il mort?” Cette onversation entre Pierre Manent et Alain Finkielkraut a été recueillie par Vincent Trémolet de Villers et Eugénie Boilait pour Le Figaro du 27 octobre 2022.

Pierre Manent et Alain Finkielkraut étaient les invités des “Rencontres du Figaro“, le 19 octobre. Photo François Bouchon pour LeFigaro

GRAND ENTRETIEN – Lors d’une soirée exceptionnelle à Paris, Le Figaro a reçules deux grands intellectuels, qui ont échangé durant près de deux heures. Outre la foi, ils ont également médité sur l’effacement de la matrice chrétienne dans l’Europe d’aujourd’hui et ce qui pourrait lui succéder. Un échange de haute tenuedont voici les passages les plus forts.

Si Pierre Manent et Alain Finkielkraut partagent le même goût pour le débat d’idées, la conversation civile et la même passion dans la recherche de la vérité, ils n’ont pas le même rapport à Dieu. Le disciple de Raymond Aron consacre son dernier ouvrage, “Blaise Pascal et la proposition chrétienne”, paru chez Grasset, à l’auteur des Pensées.

L’académicien, lui, confesse ne pas avoir la foi: l’absence de Dieu s’est imposée à lui comme une “implacable vérité”.

LE FIGARO. – Pierre Manent, vous venez de publier un captivant essai consacré à BlaisePascal, et, plus largement, à la proposition chrétienne. Pourquoi revenir à l’auteur de Pensées?

Pierre MANENT. – D’abord, parce que je l’aime. Il a la présence vivante d’un homme qui parle. Ce sentiment, je l’éprouve aussi avec Montaigne ou avec Rousseau, mais eux nous flattent, ils nous recommandent de nous aimer nous-mêmes, de cultiver notre incomparable individu. Pascal, lui, ne nous flatte pas, il redonne présence, ou plutôt urgence et tranchant, à une proposition de vie qu’un long usage a usée et dont nous ne savons plus que faire, à la forme de vie chrétienne, à cette forme-mère qui fut déterminante, positivement ou négativement, pour les destinées européennes. Laconscience du chrétien, si je devais la résumer d’un mot, se définit par son rapport à un événement fondateur, l’incarnation, qui se prolonge et s’actualise dans une institution, l’Église, qui dispense lesnourritures de la «vie nouvelle» par le service de la Parole et les sacrements.

L’Église, si j’ose dire, répand et communique dans le temps un trésor inépuisable qui a été donné aucommencement, mais elle vise au-delà du temps le Jour de Dieu, quand le projet rédempteur sera accompli. Cette Église s’installa puissamment dans ce monde tout en se référant constamment àl’autre monde. Cette tension finit par l’user. L’Église n’est pas faite pour gouverner ce monde, et l’autrese fait attendre. À partir du XVI siècle, les Européens marquèrent leur impatience, mais c’est au XVII siècle qu’ils prirent les grandes décisions. Deux grandes décisions pour établir la souverainetéhumaine sur le monde humain: d’un côté, l’État moderne ; de l’autre, la science moderne. C’est à cemoment que Pascal intervint.

EN VIDÉO – Retrouvez le replay de la conférence de Pierre Manent et Alain Finkielkraut en intégralité

Les entreprenants Européens sont en train de voler à l’Église embarrassée les clefs du Royaume. Pascal interjette appel. Non par attachement aux habitudes anciennes, puisqu’il participe au premier rang àl’instauration du monde nouveau de la géométrie et de la physique expérimentale, mais il juge qu’en entreprenant de changer radicalement leur condition par les moyens de la raison géométrique les hommes vont perdre la conscience de cette condition telle que le christianisme la leur a donnée à connaître. La science naissante les égare en leur promettant un pouvoir en quelque sorte infini. Pascalles rabroue, et veut les ramener à la connaissance de leur condition véritable, celle d’un être intelligent et libre, mais dont la liberté est fragile et faillible, et dont la raison se laisse emporter au-delà de ses limites. Alliage incompréhensible de grandeur et de misère dont le christianisme donne la clé.

Aujourd’hui, l’État et la science parviennent au terme de leur ambition. Rien n’échappe à la surveillance de l’État-providence, rien n’échappe à l’intrusion du regard scientifique. Qu’est-ce que veut dire «condition humaine» quand nous prétendons la changer radicalement? Ce qui était promesse dangereuse pour Pascal est devenu réalité démoralisante pour nous. Alors, moi, chétif, j’ai cherché l’appui de la force de Pascal, non pour le convoquer dans nos disputes, mais pour retrouver, avec sonaide, en même temps que le sentiment aigu et vif de notre condition, une vue aussi nette que possiblede la proposition chrétienne pour éclairer cette condition et la guérir.

Alain FINKIELKRAUT. – Je n’ai certes pas la même intimité que Pierre Manent avec Pascal, mais il n’est pas pour moi un auteur lointain. C’est un compagnon, très présent dans mon for intérieur. Je lui suis notamment redevable de la distinction des ordres.

La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle“. Trois ordres, donc: l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit, l’ordre de la charité. La charité est située au sommet parce qu’elle témoigne de Dieu, elle porte sa marque. C’est un influx de grâce. Surnaturel est le renversement du “pour soi” en “pour autrui”. Mais la vie de l’esprit, dit Pascal, n’est pas de son ressort, et elle ne relève pas davantage de la vie matérielle. “Tout l’éclat des grandeurs de chair n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous cesgrands de chair.”  Voilà une définition rigoureuse, me semble-t-il, de la laïcité. Il ne s’agit pas simplement de rendre à César ce qui est à César et de rendre à Dieu ce qui lui revient, il s’agit de dégager la vie de l’esprit de sa tutelle religieuse, sans la faire tomber sous le coup de la politique ou de l’économie. Pascal affirme l’indépendance de l’ordre spirituel contre l’alternative de la métaphysique classique entre l’ordre de la chair et l’ordre religieux. Il circonscrit et sécularise le territoire de l’esprit.

Cette séparation est au fondement de l’école républicaine. “L’école est un lieu admirable, j’aime ses murs nus, et que les bruits extérieurs n’y rentrent point“, dit Alain. Alors, cette séparation est-elle encore la nôtre? Il me semble qu’elle est de moins en moins pensée et compréhensible. Il en va des écoles comme de tous les lieux culturels. Laurence des Cars, la directrice du Musée du Louvre, parlaitde “transformer le Louvre en chambre d’écho de la société“. Aujourd’hui, on a l’impression que le social omni-englobant met fin à la séparation des ordres et démolit tous les murs.

Pierre Manent écrit dans l’avant-propos de son ouvrage: “Les Européens ne savent plus que faire du christianisme qui les a façonnés.”  Que faire du christianisme aujourd’hui?

A. F. – Je vais répondre à cela sur le plan existentiel. Je lis Pascal en raison de la lucidité de sa description de notre condition: grandeur et misère. Cet auteur n’est pas irénique: “Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste: on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.” Et, c’est le contraire de Bossuet: “Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches de la mort? Peut- être qu’en voyant tomber ta maison, tu appréhendes d’être sans retraite? Mais écoute le divin apôtre: nous savons, nous savons, dit-il, nous ne sommes pas induits à le croire par des conjectures douteuses, mais nous le savons très assurément et avec une entière certitude, que si cette maison de terre et de boue, dans laquelle nous habitons, est détruite, nous avons une autre maison qui nous est préparée au ciel.”  J’admire l’éloquence de Bossuet mais sa vision de la mort comme un simple déménagement ne me parle pas. Au contraire, Pascal me parle, précisément parce qu’il ne dissipe pas l’angoisse, il nous y ramène. Il fait apparaître nos activités même les plus sérieuses comme des modalités du divertissement. Ainsi nous prépare-t-il au pari, il veut aiguillonner l’attente désirante de l’infini. Ce qui suit la mort acquiert dans la religion chrétienne “une intensité de présence qui n’a d’équivalent ni dans le monde païen ni dans le judaïsme ancien”, écrit Pierre Manent. C’est cela, la proposition chrétienne.

J’éprouve l’angoisse de Pascal mais je ne fais pas le saut du pari car cette proposition n’a aucune prise sur moi. L’inexistence de Dieu s’impose à moi avec la force de l’évidence. Je ne dis pas que j’ai raison, je me situe encore une fois sur le plan existentiel. Ce savoir, que je crois détenir, n’est pas un savoir heureux, ce n’est pas un savoir victorieux, triomphal, ce n’est pas le savoir de l’homme qui a chassé Dieu de son trône pour lui succéder en s’attribuant progressivement les attributs de l’omniscience et de l’omnipotence. Pour cet athée-là, “libertin” n’est pas le bon nom ; il est un orphelin: il n’a pas le sentiment d’avoir tué Dieu dans un geste intrépide ou inconscient, c’est la mort, pour lui, qui a eu raison de Dieu, c’est la mort qui a mis Dieu à mort. Voilà comment je ressens les choses. Je pourrais faire mienne la formule: “Misère de l’homme sans Dieu.”  Et je me nourris de la pensée chrétienne car elle ne se laisse pas réduire à sa promesse.

Qu’est-ce que cette proposition chrétienne peut encore dire à un monde qui a évacué Dieu du ciel?

P. M. – Que faire du christianisme? Le reconnaître comme un fait, un fait significatif dans la vie présente des Européens, un fait religieux, moral, social, et donc aussi politique. Or, ce n’est pas le cas: reconnu, non sans réserve, comme un fait passé, son statut présent est suspendu à une autorisation précaire. La quantité spirituelle, la quantité de réalité que représente le christianisme dans l’histoire de l’Europe a été en quelque sorte néantisée au moment où l’Europe nouvelle, au lieu de se placer dans la continuité de son histoire, a voulu naître à nouveau, dans l’innocence et l’ignorance de cette histoire. Elle s’est alors tournée avec un esprit de vengeance contre les composants de la vie européenne qui sont supposés avoir causé les guerres, les violences, les injustices de notre passé, qu’il s’agisse des nations ou des confessions chrétiennes. Le projet européen repose sur la décision de refuser toute continuité entre l’Europe nouvelle et ce qui l’a précédée, comme pour se garantir d’une souillure. Dans un pays comme la France, le maintien dans l’espace public des signes de la vie chrétienne est suspendu à une autorisation précaire et délibérément humiliante, une crèche n’étant acceptable dansl’espace public qu’à titre de reste folklorique.

En même temps qu’elle vide l’espace public européen des signes de chrétienté, l’Europe accueille sans condition l’islam. Celui-ci n’est pas seulement reconnu comme un fait religieux et social à prendre en compte avec justice et prudence, il reçoit une légitimité toute spéciale, comme le gage de la nouvelle naissance de l’Europe, le gage qu’elle n’est pas un “club chrétien”. L’histoire explique aisément qu’une partie des citoyens français soient musulmans, qu’une partie de la France soit visiblement musulmane, mais pourquoi les institutions de la République exigent-elles que la part chrétienne s’invisibilise?

Aujourd’hui, le pape François explique que l’Europe, par le passé, s’est trop souvent concentrée sur sa volonté de puissance en oubliant le message évangélique. Le pape fait parfois l’éloge d’un monde sans frontières et d’une forme de multiculturalisme. Pour ses contempteurs, le christianisme, qui était l’âme de l’Europe, en deviendrait le dissolvant. Que vous inspire cette apparente contradiction?

P. M. – Dans une atmosphère sociale et morale où la religion chrétienne s’est renfermée dans les lieux de culte et où les fidèles ont perdu l’habitude de définir et de formuler l’objet de leur foi dans l’espace public, cet objet devient flou. Il se laisse alors envelopper dans cette religiosité qui forme ce qu’on peut appeler la religion civile de l’Europe, et même de l’Occident, à savoir la religion humanitaire, la religion de l’humanité. Celle-ci repose sur ce que Tocqueville appelait le “sentiment du semblable“. La compassion pour “l’autre homme” devient l’affect social par excellence. On comprend que cet affect soit confondu avec l’amour du prochain commandé par le précepte évangélique. Les effets de ces deux dispositions sont pour partie semblables. Pourtant, considérées en elles-mêmes, ces deux dispositions sont profondément différentes.

Par la compassion, comme l’a très bien analysé Rousseau, je m’identifie à mon semblable souffrant, je me mets à sa place, mais bien sûr je sais bien que je ne souffre pas, et même, dit Rousseau, j’éprouve nécessairement, malgré moi, le plaisir de ne pas souffrir. La charité ne vise pas d’abord le semblable, mais Dieu, qui est présent dans le pauvre, le malade, le prisonnier… Cela semble “moins humain” que la compassion, et ça l’est, en effet, mais cela échappe au cercle de la ressemblance “trop humaine”. La charité surmonte, passe par-dessus les différences, mais elle ne les supprime pas.

Sinon, la charité ne culminerait pas dans le commandement d’aimer nos ennemis – ceux avec qui il est impossible de s’identifier, pour qui il est impossible d’éprouver de la compassion. Je veux seulement marquer que la perspective chrétienne est toute différente de la perspective humanitaire. Celle-ci voit l’humanité se rassembler par la contagion irrésistible du sentiment du semblable. Lasimilitude des hommes rendrait secondaires, finalement indifférentes, les différences entre les formes de vie des hommes. La charité chrétienne ne les juge pas secondaires ou insignifiantes. Comment pourrait-elle juger que les différences entre les religions sont sans significationvéritable, et finalement sont indifférentes, alors que le seul principe véritable de l’unité finale des hommes réside pour elle dans le Christ?

A. F. – Sous l’égide de ce pape, le christianisme devient vraiment “la religion de la sortie de la religion”, pour parler comme Marcel Gauchet, et se confond avec le mouvement de la société moderne. Le christianisme n’est plus un culte, mais une morale: effacement de toute trace du divin au profit d’un “humanisme de l’autre homme“. Je reprends à dessein le titre d’un livre d’Emmanuel Levinas. “Humanisme de l’accueil de l’étranger, de l’ouverture à l’autre” ; seulement, Levinas affirme que cet humanisme ne peut pas se réduire à l’amour parce que l’humanité n’est pas tout d’une pièce, et l’altérité non plus. L’humanité,c’est la pluralité humaine. Ainsi, des questions se posent: qui est mon prochain? Qui est le prochain du prochain? “Il faut à l’amour, dit Levinas, la sagesse de l’amour.” Avec la morale humanitaire dans laquelle se reconnaît et s’accomplit le néochristianisme, la sagesse de l’amour est congédiée. Le philosophe Gianni Vattimo formule précisément cette morale: “L’identité du chrétien doit se concrétiser sous la forme de l’hospitalité, se réduire presque totalement à prêter l’oreille à ses hôtes et à leur laisser la parole”  Qu’est-ce aujourd’hui que leVatican, sinon une ONG planétaire?

Vous avez dit, Alain Finkielkraut, dans une interview, il y a une dizaine d’années: “Je ne suis pas un juif de l’étude et de l’observance, mais je n’ai jamais cessé de m’interroger sur ce que signifie être juif.”  En quoi le dialogue entre cette interrogation qui vous accompagne et la proposition chrétienne peut-il être fécond?

A. F. – En effet, je n’ai pas été élevé dans la tradition, je ne suis pas non plus juif de culture. Je ne connais que quelques bribes du yiddish, qui était la langue maternelle de mon père. Mais il va de soi que je suis juif. Levinas dit: “Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé aux juifs l’irrémissibilité de leur être.”  Je suis juif par l’avant-bras tatoué de mon père mais je sais aussi qu’on n’est pas déporté de génération en génération. La condition de victime, si recherchée aujourd’hui, n’est pas héréditaire. J’essaye donc de ne pas me raconter d’histoires, je ne me prends pas pour un persécuté, mais je garde les yeux ouverts. Je suis attentif aux métamorphoses de l’antisémitisme. Je constate son passage de l’extrême droite, où il subsiste à titre résiduel, à l’extrême gauche, où il se répand par électoralisme, par clientélisme, pour attirer le nouveau peuple. Je constate aussi son changement de langage. L’antisémitisme n’est plus une modalité du racisme, mais une modalité de l’antiracisme. Israël, État d’apartheid, État judéo-nazi, dit-on dans les cercles de l’ultragauche. J’observe aussi avec anxiété l’incompatibilité qui se fait jour entre l’hypermodernité et la persévérance juive, l’obstination juive. Ce que le christianisme a appelé longtemps l’endurcissement juif.

Je me souviens d’un article du Débat de Tony Judt en 2004 où il disait:  “Dans le monde du mélange, où les obstacles à la communication sont presque effondrés, où nous sommes toujours plus nombreux à avoir des identités multiples, des identités électives, Israël est un véritable anachronisme.” Ce mot m’a fait sursauter. Il actualise le vieux réquisitoire, développé également, il faut le dire, par Pascal, contre le juif charnel, le juif de génération en génération. Ce réquisitoire, je le retrouve, à ma grande stupéfaction, dans des propos et dans le dernier livre de Delphine Horvilleur: Il n’y a pas de Ajar. Le héros de ce monologue, fils putatif du pseudo de Romain Gary, n’y va pas avec le dos de la cuiller: “Merde à l’identité, merde à l’engendrement“, dit-il. Et il fustige les appartenances, il s’appuie sur Abraham pour rompre avec la filiation.

Delphine Horvilleur invente un judaïsme tout entier dressé contre le destin juif. Elle réussit le prodige de judaïser le procès du juif charnel. C’est pour moi une imposture, et même une impiété. Tendre à l’hyper modernité, en guise de judaïsme, un miroir où elle rit de se voir si mélangée, ce tour de force me met hors de moi.

À l’opposé de cet enrôlement de la foi de nos pères au service de l’air du temps, Raymond Aron écrit, dans Le Spectateur engagé“Aujourd’hui, je justifie, en quelque sorte, mon attachement au judaïsme par la fidélité à mes racines. Si, par extraordinaire, je devais apparaître devant mon grand-père qui vivait à Rambervillers, encore fidèle à la tradition, je voudrais devant lui ne pas avoir honte. Je voudrais lui donner le sentiment que, n’étant plus juif comme il l’était, je suis resté d’une manière fidèle. Comme je l’ai écrit plusieurs fois, je n’aime pas arracher mes racines, ce n’est pas très philosophique peut-être mais on s’arrange avec ses sentiments et ses idées le moins mal qu’on peut.”  En effet, ce n’est pas philosophique mais c’est peut-être en un certain sens religieux. Je ne vis pas, pour ma part, sous le regard de Dieu, mais je vis sous le regard des morts, de certains morts, qui ne sont pas toujours juifs, d’ailleurs, et j’essaie de m’en montrer digne.

Pierre Manent, que diriez-vous sur le dialogue entre le judaïsme et la proposition chrétienne?

P. M. – Il n’y a rien de semblable au couple judaïsme-christianisme dans les histoires humaines. C’est une même religion, séparée en deux branches, qui, pendant deux mille ans, se sont rejetées et réprouvées réciproquement. Pour des raisons évidentes, la relation entre les deux tend aujourd’hui à être ramenée à l’histoire de l’antijudaïsme ou antisémitisme chrétien. Cependant, la question du rapport judaïsme-christianisme reste intacte après qu’on a sincèrement et complètement abjuré les préjugés anti-juifs d’origine chrétienne. La question de ce rapport est d’autant plus complexe que le judaïsme, le peuple juif, l’être juif, ne se confond pas, loin de là, avec la religion juive.

Les chrétiens croient au Dieu qui fit monter les juifs du pays d’Égypte, qui les délivra à main forte de la maison d’esclavage, ils croient au Dieu des juifs auquel tant de juifs ne croient pas, ou ne croient plus. Les juifs ont toujours douloureusement ressenti, à juste titre, la prétention de l’Église chrétienne d’être le novus et verus Israel.

Dans la suite du concile, l’Église catholique a officiellement renoncé à cette “théologie de la substitution” par laquelle l’Église prenait la place, toute la place, d’Israël, se substituant à lui, et ne lui laissant que l’humiliation de son aveuglement, et elle a reconnu que le peuple juif continuait de jouer un rôle actif et positif dans le dessein de salut du Dieu-ami-des-hommes. Cette évolution fort heureuse, si elle soigne des blessures et écarte des malentendus, ne modifie nullement les termes de la question.Les chrétiens peuvent et doivent renoncer à toute forme d’accusation contre les juifs, mais ils ne peuvent renoncer à l’annonce de la Bonne Nouvelle, apportée par le Christ des Évangiles, et qui est l’accomplissement de la Loi et des prophètes d’Israël. Ils peuvent renoncer à demander la conversion des juifs, ils ne peuvent guère cesser de l’attendre puisque, selon la théologie chrétienne, elle est la condition de la réconciliation finale de tous les hommes entre eux et avec Dieu.

En tout cas, nombre de chrétiens formulent le souhait que les juifs essaient de nouer un certain rapport à la proposition chrétienne, non, encore une fois, pour y consentir, mais pour entrer avec les chrétiens dans une certaine réciprocité. Alors que beaucoup de chrétiens montrent un vif intérêt pour les écritures juives et l’histoire du peuple juif, les juifs sont réticents à s’interroger sur la place et le sens du christianisme dans l’histoire humaine, y compris dans l’histoire juive. On comprend qu’ils désirent reprendre leur bien, ce qui leur appartient, que les chrétiens au cours de l’histoire se sont appropriés et dont ils les ont exclus, mais enfin, au long des siècles, même à l’époque des préjugés les plus virulents, les chrétiens n’ont cessé de lire et de garder les Écritures juives, et surtout de prier les psaumes, qui sont, il convient et il est bon de le répéter sans cesse, la prière commune des juifs et des chrétiens. Il y a là une communion de prière, c’est-à-dire une communion d’intention, dont on peut souhaiter qu’elle soit davantage reconnue, et reconnue de manière mieux partagée.

Est-ce que l’humanisme européen, même issu du christianisme, peut répondre au défi religieuxet de civilisation que l’islam conquérant et politique lance à l’Europe?

A. F. – L’humanisme, tel qu’il nous a été légué par la Renaissance, est très bien défini par Paul Ricœur: “Contrairement à la tradition du cogito et à la prétention du sujet de se connaître lui-même par intuition immédiate, nous ne nous comprenons que par le détour des signes d’humanité dans les œuvres de culture. Que saurions-nous de l’amour, de la haine et des sentiments éthiques en général si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature?”  Eugenio Garin, maître européen de l’histoire de l’humanisme de la Renaissance, décrit en ces termes le principe de l’éducation humaniste: “On éduque l’homme en le mettant en contact avec les hommes du passé, car grâce au trésor de la mémoire, dans le colloque avec les autres, la confrontation avec des paroles précises et non pas fausses et banales, l’esprit est pratiquement obligé de se retrouver lui-même, de prendre position, de prononcer à son tour des mots adéquats et précis.

L’humanisme, ce n’est pas, comme on le pense souvent et paresseusement, le passage del’hétéronomie à l’autonomie, mais la découverte, l’affirmation, d’une autre hétéronomie, celle précisément de la culture. La religion n’a pas le monopole de la transcendance. Voilà ce que dit l’humanisme. Mais avec le progrès continu de ce que Tocqueville a appelé “l’égalité des conditions”, il n’y a plus aujourd’hui d’au-delà du subjectivisme. Tous les goûts sont dans la culture, la tolérance est devenue l’horizon indépassable de la vie de l’esprit jusque dans l’école. Alain Viala, professeur qui a participé à l’élaboration des programmes de français au début de ce siècle, dit les choses trèsclairement: “La littérature (…) est affaire non pas de vérité – scientifique -, mais de vraisemblance, donc d’opinion. Nous sommes confrontés à l’espace des opinions. Assumons-le et prenons-le en charge comme tel.”  L’admiration pour les classiques est ainsi supplantée par la diffusion de l’esprit critique. Dès le plus jeune âge, les élèves sont invités à la méfiance. Sous l’effet de la vertu d’égalité devenue folle, la proposition humaniste est rejetée en même temps que la proposition chrétienne.

P. M. – En quoi l’islam nous défie-t-il? Et qui est ce “nous” qu’il défierait? Le défi réside en ceci que ce qui est en train de se produire, la pression considérable exercée par l’islam sur l’Europe, n’aurait pas dû se produire si le grand récit progressiste élaboré depuis le XVIIIe siècle avait été vérifié, cette philosophie de l’histoire selon laquelle l’humanité conduite par l’avant-garde européenne allait s’émanciper irrésistiblement des représentations, dogmes et doctrines religieuses. La vitalité maintenue ou plutôt renforcée de l’ensemble musulman va à l’encontre d’une perspective historique que l’affaiblissement, ou la “sécularisation”, du christianisme pouvait sembler valider. L’islam est en tout cas la religion qui ne veut pas finir, et qui s’affirme dans des formes publiques ostensibles et conquérantes, jetant au moins le doute sur le grand récit de la sécularisation. Il défie la conscience de soi sur laquelle a reposé la confiance en soi de l’Europe moderne.

Le progressisme n’envisage pas de reconsidérer son approche de la question religieuse. Alors, que fait-il? D’une part, il modifie radicalement la définition du progrès pour faire entrer l’islam dans le grand récit. L’Europe ne représente plus le progrès parce qu’elle est le cadre de production d’une nouvelle association humaine, de la société industrielle ou socialiste, comme le pensaient Auguste Comte ou Karl Marx, mais elle représente le progrès au contraire parce qu’elle a renoncé à toute affirmation de soi, se faisant ouverture illimitée à l’autre, y compris lorsque celui-ci va le plus directement à l’encontre de nos principes, spécialement celui de l’égalité entre hommes et femmes. Dès lors que nous mesurons la qualité de notre progressisme à notre disposition à accueillir inconditionnellement l’islam, celui-ci contribue obligeamment à confirmer le grand récit au lieu de le réfuter. Comme il faut malgré tout tenir compte du fait que les mœurs musulmanes heurtent certains de nos principes essentiels, on décrète avec confiance – c’est le mouvement complémentaire dans la stratégie – que la laïcité y pourvoira en imposant aux musulmans d’ôter au moins les signes visibles de la condition subordonnée des femmes. Tandis que le premier mouvement se vante d’accepter les musulmans comme ils sont, le second se promet que la laïcité en fera ce qu’ils doivent être. Ainsi ôte-t-on toute limite à l’accueil de l’islam, soit au nom de sa différence présente, soit au nom de sa ressemblance à venir. Bien sûr, la ressemblance tarde à venir, mais le progressisme vit d’attendre.

Les matrice catholique et républicaine qui tenaient la société française se sont disloquées, explique Jérôme Fourquet au seuil de son ouvrage “L’Archipel français”. Nous cherchons donc d’autres religions de substitution. Jean-François Braunstein, philosophe, apublié récemment La religion woke. Alain Finkielkraut, qu’est-ce que vous inspire l’idée d’appréhender le wokisme comme une religion?

A. F. – Je ne suis pas à l’aise avec cet emploi métaphorique du terme de religion. Je ne suis pas convaincu par le concept de religions séculaires. La promesse d’un avenir radieux n’est pas religieuse. Pierre Manent, dans son livre, instaure un débat très éclairant entre Pascal et Rousseau. Le péché originel occupe dans la pensée de Pascal une place centrale. Manent écrit: “La prétention de surmonter nous-mêmes l’injustice humaine, l’injustice dans laquelle nous sommes nés et dans laquelle nous vivons tant que Dieu ne nous a pas délivrés, est le commencement et même le comble de notre injustice”. Rousseau dit l’inverse, il exclut l’hypothèse du péché originel: “J’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont point naturels: j’ai dit la manière dont ils naissent ; j’en ai pour ainsi dire suivi la généalogie”.

Rousseau remplace le péché originel par le crime originel: la propriété, l’inégalité. Ceux qu’on appelle les dominants sont les continuateurs du crime. Pour Rousseau, la politique doit prendre en charge la totalité du réel et sa finalité ultime devient l’élimination du mal. Ce projet ne peut pas prendre d’autre forme que l’élimination des méchants: c’est ce que nous enseigne l’expérience totalitaire. D’où le retour inattendu d’une méditation sur le péché originel dans la pensée de la fin du XXe siècle. Nous autres humains, nous n’avons pas la force de nous délivrer nous-mêmes du mal.

Or, avec le wokisme, on en revient au crime originel, comme si le totalitarisme n’avait pas eu lieu. Le wokisme est un avatar débile de la pensée qui a fait naître le totalitarisme. Avec lui, le mal a une adresse: le mal, c’est le mâle, blanc, hétérosexuel, de plus de cinquante ans. Il faut à tout prix éliminer le mal. Ainsi s’épanouit et se répand la cancel culture.

P. M. – La nouvelle idéologie ne voit plus dans les liens humains ce qui exprime et accomplit la nature humaine, mais ce qui menace la liberté et lèse le droit de l’individu. Le nouveau progressiste se meut dans la société comme en pays suspect. La seule cause commune, c’est la protection de la nature, mais contre qui la protéger? Contre les hommes qui tous, de façon ou d’autre, la souillent ou la détruisent. L’écologie politique introduit entre les hommes et à l’égard de l’humanité en tant que telle un principe de méfiance ou d’inimitié illimitée. Le désir d’une terre sans hommes retourne l’humanité contre elle-même, nourrit le projet d’effacer le propre de l’homme, de faire de l’homme un animal comme les autres, enfin inoffensif. Ainsi, au moment où on prétend fonder tout l’ordre collectif sur le seul principe des droits de l’homme, on veut ôter à l’homme toute spécificité, toute dignité propre, en promulguant contre l’homme les droits des animaux, des plantes et des roches. Ceux qui parlent au nom des espèces incapables de parler n’ont pas à craindre d’être démentis. Toute la nature met à leur disposition une réserve inépuisable de motifs d’accusation contre les autres hommes.

Je viens de le dire, le progressisme contemporain veut nous faire admettre que notre espèce n’a aucun privilège réel ou légitime sur les autres espèces qui ont en somme autant de droits que nous. Il est un point pourtant à propos duquel il refuse absolument que nous soyons des animaux comme les autres: il refuse que notre vie soit organisée en fonction de la différence sexuelle, de la polarité naturelle entre mâles et femelles. Comment serions-nous des animaux comme les autres si l’ordre humain doit se construire dans la négation de cette différence naturelle que nous avons en commun avec les animaux? Ainsi l’idéologie contemporaine réussit-elle à combiner une contestation radicale du propre de l’homme avec une contestation radicale de notre part animale. Il ne nous reste plus qu’à ouvrir la Bible au livre de la Genèse pour retrouver un peu de bon sens.

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwi39IKalY37AhUMuRoKHTshDmcQFnoECA4QAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.lefigaro.fr%2Fvox%2Fsociete%2Fdieu-est-il-mort-conversation-entre-pierre-manent-et-alain-finkielkraut-20221026&usg=AOvVaw1HI7BaSdH7UtE0KNju-ufY

Pierre Manent est professeur de philosophie politique. Il a longtemps été directeur d’études à l’Écoledes hautes études en sciences sociales. Il a publié Pascal et la proposition chrétienne. Grasset.  2022.

Alain Finkielkraut est philosophe, écrivain, membre de l’Académie française.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

  1. J’étais à la conférence organisée par Le Figaro, c’était excellent pendant plus de 2 heures !
    J’étais content de (re)voir Alain Finkielfraut en pleine forme, quel talent !

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*