Riss : “Dans 150 ans, il y aura toujours des dessins de presse” 

Du 8 septembre 2021 au 29 juin 2022, Charlie Hebdo a suivi le procès des attentats du 13 novembre 2015 donnant lieu à deux hors-séries et à la publication des chroniques de Sylvie Caster— 13 novembre, éditions Les Échappés —. À l’occasion de ces parutions, nous avons rencontré Riss, le directeur de Charlie Hebdo. Toujours aussi courageux et lucide, le caricaturiste est plus que jamais engagé pour la liberté et la mémoire.

Revue des Deux Mondes : Sept ans après les attentats de Charlie Hebdo, quelle est l’ambiance à la rédaction ?

Riss : Dynamique ! Nous recevons toujours des candidatures, ce qui est un signe positif. Recruter de bons journalistes n’est pas difficile, ils sont nombreux. Recruter des journalistes qui savent ce qu’est vraiment Charlie est plus compliqué. Face à un candidat, je me demande parfois s’il serait capable de publier une caricature. Quand je dis caricature, je ne parle pas seulement des dessins de Mahomet. Il y a toutes sortes de caricatures qui peuvent poser problème, sur la religion, la sexualité… Travailler pour Charlie implique de savoir prendre des décisions, les assumer et les défendre si nécessaire.

Revue des Deux Mondes : Vos combats ont-ils changé ?

Riss : Certains de nos collaborateurs se déplacent dans les collèges et les lycées. Ils notent le rapport très docile qu’entretiennent les élèves avec la religion. Les jeunes manquent d’esprit critique. Ils ont grandi dans une société laïque, libre, non religieuse. Ils pensent défendre une grande liberté en défendant la religion et n’ont pas conscience que celle-ci peut, un jour, se retourner contre eux. C’est étonnant de les voir respectueux de l’autorité religieuse et beaucoup moins de l’autorité policière. Ils ne respectent que la police de Dieu.

Revue des Deux Mondes : C’est peut-être la grande victoire des islamistes et de l’islam politique, faire croire que ne pas respecter la religion, c’est être raciste…

Riss : Les jeunes n’emploient pas vraiment le terme raciste. Pour eux, Dieu est une évidence, on doit le respecter et non le critiquer. Charlie a toujours été un journal un peu minoritaire, il ne faut pas en avoir peur et ne pas être gêné d’avoir des terrains à conquérir. Personnellement, je m’en réjouis. C’est presque galvanisant de se dire qu’il y a tout à gagner. Quand on a 13 ans, on n’ose pas s’opposer au modèle familial. Ce n’est pas évident d’être en rupture. Il faut laisser aux jeunes le temps de mûrir. Quand ils seront plus grands, ils comprendront et prendront des libertés. C’est ce que je leur dis : « Un jour vous aurez le droit de penser autrement et faire ce que vous voudrez ». On essaye de planter une graine dans leur tête. Il faut y aller petit à petit. Nous avons fondé une association après les attentats de janvier 2015 « Dessinez Créez Liberté ». Nous organisons des rencontres dans les écoles, les prisons pour montrer que ce que nous faisons à Charlie dépasse les caricatures sur la religion. On croise des militants de la laïcité très défaitistes : pour eux, tout va mal, tout est foutu. C’est presque du zemmourisme ! À chaque génération, il faut tout réexpliquer. Nous pensions naïvement que les acquis allaient l’être automatiquement pour les générations futures. Notre boulot, c’est de transmettre ce que la génération précédente nous a transmis. Il faut passer des relais, ouvrir des portes, sortir des ghettos qui ne sont pas uniquement urbains mais culturels et mentaux. C’est le travail de Charlie et c’est aussi celui des politiques culturelles dans les mairies. Les écoles ne peuvent pas tout faire. L’État doit brasser les populations pour les faire sortir de leurs milieux, atténuer les tensions et permettre de vivre dans une société pacifique. La logique communautaire n’aboutit qu’à des fractures.

Revue des Deux Mondes : La loi sur le séparatisme va-t-elle dans la bonne direction ? 

Riss : Les gouvernants ont pris conscience du communautarisme militant qui œuvre par l’islamisme. Le séparatisme crée de graves clivages sociétaux : on les voit dans les pays anglo-saxons. Aux États-Unis, les gens n’arrivent même plus à se parler. Et pas que pour des raisons religieuse ou ethniques mais aussi pour des raisons politiques. Il faut lutter contre l’esprit grégaire qui sévit aussi bien dans les banlieues que dans les classes moyennes. Nous devons créer plus de liens.

« Émettre des critiques sur une religion devrait être banal »

Revue des Deux Mondes : À l’instar des dirigeants, les Français ont-ils eux aussi pris conscience de la situation ?

Riss : Il suffit de regarder les résultats de l’élection présidentielle : ceux qui tiennent encore un discours très lénifiant sur la diversité, comme la Nupes, ont obtenu un peu plus de 20%. Ce qui signifie que 75% ne partagent pas leur vision, c’est mathématique.

Revue des Deux Mondes : Jean-Luc Mélenchon a clairement cherché les voix de ceux qu’il essentialise comme musulmans, ceux censés être pour le communautarisme. Son discours sur l’islamophobie a été apprécié.

Riss : C’est un thème à la fois malhonnête et séduisant parce qu’il simplifie les choses. J’entendais Sergueï Lavrov à la tribune de l’ONU parler de la « russophobie ». Les phobies sont partout ! Ce sont des discours paranoïaques et victimaires qui plaisent. L’islamophobie est un terme qui ne veut rien dire. On ne parle pas de cathophobie ou de christianophobie parce qu’on critique le petit Jésus. Émettre des critiques sur une religion devrait être banal. Mélenchon n’obéit qu’à des stratégies politiques. Il parle d’écologie aux jeunes alors qu’il n’y connaît rien. Le Mélenchon écolo est une vaste fumisterie. Il réagit comme un apparatchik de parti : il regarde les résultats tranche par tranche, catégorie sociale par catégorie sociale, et voit là où il y a quelque chose à gagner. C’est du cynisme, de la politique à l’ancienne, des discours de façade électoralistes.

Revue des Deux Mondes : En tant que caricaturiste, riez-vous de ce qu’il se passe au sein de la Nupes, les tartuffes, les arroseurs arrosés ?

Riss : Les pires attaques ne viennent pas de l’extérieur, mais de l’intérieur même du parti. C’est la maladie infantile de la gauche qui n’en finit pas de s’autodétruire, d’être en quête de pureté. C’est toujours la même comédie. Il y aura toujours quelqu’un qui sera plus pur que vous. Ce n’est pas une raison pour excuser les comportements inacceptables de certains, mais la quête de pureté est un piège à cons.

Revue des Deux Mondes : On a parlé des communautarismes en religion, mais n’y a-t-il pas d’autres formes de communautarisme ? La bataille des transsexuels, par exemple, les femmes et les hommes qui n’existent plus…

Riss : Nous étions, depuis la Révolution française, dans une dynamique de conquête, de droits, de progrès. Notre société est malheureusement en train d’atteindre les limites du projet démocratique dans tous les domaines. Jusqu’où faut-il exercer des droits ? Jusqu’où pouvez-vous dire « Je suis d’accord avec toi » ? Les gens ont une telle autonomie qu’ils se suffisent à eux-mêmes et ignorent le reste du monde. Or la liberté se définit par rapport aux autres. Aux revendications religieuses se sont ajoutées des revendications identitaires ou sexuelles qui ont créé de nouvelles formes de communautarisme.

Revue des Deux Mondes : Des sujets sont devenus totalement tabous. Si vous les abordez, vous risquez de voir les réseaux sociaux se déchaîner. Où en est pour vous la liberté d’expression ?

Riss : Il ne faut pas être impressionné par le tintamarre militant qui fait beaucoup de bruit mais touche finalement peu de monde. Il y a bien plus de personnes capables de comprendre que de personnes incapables. J’ai toujours en mémoire les propos de François Cavanna à la création d’Hara-Kiri : nous avons créé le journal pour 30 000 personnes, disait-il, pas pour 50 millions. On n’arrivera jamais à satisfaire tout le monde et ce n’est pas grave. Prétendre à l’unanimité, c’est se prendre pour Dieu ! Nous discutons régulièrement des couvertures sans nous mettre au niveau des gens qui ne comprennent jamais rien. Quand nous faisons un dessin, nous faisons attention à ne pas donner prise, à ne pas mettre des détails qui pourraient être surinterprétés, pour éviter les malentendus. Cela ne nous empêche pas de dire ce que nous avons envie de dire.

« Pour le procès de Charlie, j’ai trouvé qu’on n’avait pas trop parlé d’islamisme »

Revue des Deux Mondes : Qu’avez-vous pensé du procès des attentats du 13 novembre ?

Riss : Je n’ai pas pu assister à son intégralité. Des collaborateurs et des dessinateurs de Charlie, eux, étaient présents tous les jours. Nous avons mis en place des équipes pour qu’ils se relayent. Comme pour le procès de Charlie, j’ai trouvé qu’on n’avait pas trop parlé d’islamisme. Trois spécialistes sont venus [Bernard Rougier, Gilles Kepel et Hugo Micheron ndlr] et se sont fait étrier par les avocats de la défense, comme si cela n’avait rien à voir avec leurs clients.

Revue des Deux Mondes : « La justice est là pour juger des hommes et non des idées », avançaient-ils…

Riss : Dans un procès d’assises, on étudie les mobiles des accusés. Or ici, on n’a pas osé alors que c’était le cœur du problème. Il ne s’agit pas simplement de regarder des films horribles de vidéosurveillance et de faire des relevés balistiques. Les crimes perpétrés avaient une envergure politique, mais les magistrats ne voulaient pas être les magistrats d’un procès de l’islam politique. Ils ne savaient pas trop comment porter un jugement sur la dérive d’un type qui s’est converti. Alors ils sont restés sur des faits purement pénaux.

Revue des Deux Mondes : Donc on est resté à la surface des choses…

Riss : On est resté sur les faits : qui a fait quoi ? Qui a fourni les armes ? On était un peu dans une enquête du commissaire Maigret. C’est comme pour le procès des attentats de janvier 2015, la question de l’antisémitisme n’a pas été bien traitée. Amedy Coulibaly voulait probablement tuer les enfants de l’école juive de Montrouge, il attendait l’ouverture de l’établissement. Je pense qu’il voulait faire la même chose que Mohammed Merah à Toulouse. La dimension politique a heureusement été abordée par Richard Malka dans sa plaidoirie, mais dans l’ensemble, on avait tout de même l’impression d’être dans un procès d’assises classique pour juger des petites frappes.

Revue des Deux Mondes : Nous avons entendu des justifications inouïes de la part des accusés comme « Dans l’islam, il est normal de s’attaquer aux mécréants »…

Riss : Ceux qui sont ouvertement islamistes ne vont pas se renier. Ceux qui sont dans un entre-deux, c’est plus complexe. Il faut trouver les mobiles mais quand tout se passe dans la tête et que les accusés ne laissent rien transparaître, c’est difficile : on ne peut pas faire de procès sur la conscience des gens.

Revue des Deux Mondes : Qu’avez-vous ressenti en voyant Salah Abdeslam ?

Riss : C’est un petit mec sans envergure. Il n’a pas l’étoffe d’un martyr ni d’un leader. Il n’était pas le cerveau de l’équipe. Je ne sais pas dans quelle mesure il est prisonnier de ce qu’il a fait. Le regrettera-t-il un jour ? Après 20 ans de taule, il dira peut-être qu’il s’est laissé embarquer. Pour l’instant, il maintient son rôle, par orgueil. Ils sont tous condamnés à rester enfermés dans leur logique sauf à se renier et à passer pour des traîtres ou des imposteurs. Leur prison n’est pas seulement physique, elle est mentale.

Revue des Deux Mondes : Dans 13 novembre, Sylvie Caster exprime sa colère, en pointant du doigt le côté ubuesque du procès, en ironisant sur son organisation et les délais entre les comparutions d’un même accusé… 

Riss : Le président est le maître des audiences. C’est lui qui organise les débats, tout est planifié. Quand vous avez une vingtaine d’accusés, vous avez une vingtaine de mini procès. On est obligé de rationaliser les séances, même si cela peut sembler froid. C’est le problème avec un nombre important d’accusés. Le plus écrasant fut les témoignages des victimes qui pétrifièrent un peu tout le monde pendant des semaines.

« Sept ans après les attentats de Charlie, des faits ne sont pas encore bien connus. Il faut tout le temps réexpliquer pour lutter contre l’oubli »

Revue des Deux Mondes : Y a-t-il un devoir de mémoire des attentats ?

Riss : Quand je discute de cela autour de moi, je me rends compte que beaucoup ignorent des choses évidentes pour nous. Sept ans après les attentats de Charlie, des faits ne sont pas encore bien connus. Il faut tout le temps réexpliquer pour lutter contre l’oubli. J’ai parfois peur d’ennuyer mais ce n’est apparemment pas le cas. Charlie, les attentats appartiennent désormais à l’histoire de France, mais les Français ne connaissent pas leur histoire. Beaucoup d’ouvrages ont été écrits sur l’islamisme, le djihadisme… Il faut les lire, tout y est expliqué. Les Français sont dans la commémoration de la souffrance, ils ne font malheureusement pas toujours l’effort de comprendre. Nous essayons d’éveiller les curiosités sur ces questions politiques pour éviter de rester simplement dans l’émotion de janvier et de novembre 2015.

Revue des Deux Mondes : Quelles sont finalement les leçons de ce procès ?

Riss : Le témoignage des victimes est capital mais on ne peut pas s’en contenter. Ils ne donnent pas d’explication, nous sommes dans l’émotion, dans un vécu, et c’est leur limite : lorsque vous vivez un tel événement, vous ne comprenez rien. Vous attendez les résultats des enquêtes pour comprendre. On parle parfois dans la presse de victimisation. La victime est une figure presque sacrée dans nos sociétés. Cela ne suffit pas. Il faut aller plus loin. Le procès ne peut pas tout faire. C’est aux autres acteurs de la vie politique et intellectuelle de prendre le relais.

Revue des Deux Mondes : Le font-ils assez ?

Riss : Il y a régulièrement des livres qui font un état des lieux de ce qui se passe dans la société française. Nous sommes beaucoup mieux informés qu’il y a 10 ans sur la question de l’islamisme. Le monde artistique et littéraire, lui, reste très frileux. Ce sont des sujets à prendre à bras-le-corps et pas seulement à travers la victime. On préfère rester du côté de l’émotion, pour laisser le spectateur du bon côté. Or une œuvre d’art doit placer le spectateur dans une situation inconfortable, sinon on reste dans le joli, le décoratif. Le sujet est explosif, hypersensible, il faut marcher sur des œufs mais c’est ce qu’on attend d’un artiste.

« Entre les outrances xénophobes des populismes d’extrême droite et la complaisance d’une partie de la gauche , il faut trouver la bonne voie. Les malhonnêtetés intellectuelles viennent des deux côtés. »

Revue des Deux Mondes : Les médias sont-ils suffisamment investis ?

Riss : Eux prennent les choses un peu plus à bras-le-corps parce qu’ils l’abordent sous l’angle journalistique. Ils rassemblent les faits, interrogent les gens, rédigent des enquêtes. Après, chacun a son point de vue. Ce qui parasite tout cela, ce sont les discours politiques, la démagogie d’extrême droite. Les Zemmour et les Le Pen sont dans la surenchère ce qui rend les choses illisibles. Entre les outrances xénophobes des populismes d’extrême droite et la complaisance d’une partie de la gauche , il faut trouver la bonne voie. Les malhonnêtetés intellectuelles viennent des deux côtés.

Revue des Deux Mondes : La gauche a-t-elle été à la hauteur ?

Riss : Quand Élisabeth Badinter a alerté François Mitterrand sur le voile des deux petites filles à Creil, le président lui a répondu : « Je ne vois pas ce que vous reprochez à ces jeunes filles, elles sont charmantes avec leur petit foulard. » La gauche n’a rien compris. De cette époque date le début de l’aveuglement, du déni et de l’incompréhension.

Revue des Deux Mondes : En cas de nouvel attentat, assisterons-nous aux mêmes manifestations de solidarité ? La société a-t-elle évolué ?

Riss : Les Français ont été tétanisés par les attentats, c’était inédit. Aujourd’hui, on ne peut plus dire qu’on n’a jamais vu ça. C’est un peu triste à reconnaître mais les gens consomment beaucoup d’infos, mais ils veulent de l’info inédite qui renouvelle leur intérêt. S’il y avait un autre attentat, ils se diraient : « C’est comme la dernière fois. » Je ne dis pas qu’ils accepteraient, mais ils auront intégré ça dans leur vie. Il ne faut toutefois pas sous-estimer l’intelligence des gens. Beaucoup réfléchissent, se posent des questions et sont capables de comprendre.

Revue des Deux Mondes : Où en est le dessin de presse aujourd’hui ? La caricature ? L’esprit Charlie est-il toujours là ?

Riss : Il est plus vif qu’on ne pourrait le croire. Rien n’est éteint. Les attentats ont laissé des traces profondes et pour longtemps. Si dans le New York Times, on ne voit plus de caricatures, vous en trouvez dans des pays en guerre comme l’Ukraine. Il y aura toujours des personnes pour réagir et faire des choses. On nous a signalé des parodies de Charlie Hebdo : de faux dessins sur Zelensky circulent faisant croire que Charlie est contre le président ukrainien ; nous sommes utilisés pour dire l’inverse de ce que nous pensons ! Qu’est-ce que cela signifie ? Que la satire se porte bien, qu’elle est toujours utilisée, qu’elle a un sens. Le second degré n’est pas prêt à disparaître. Dans 150 ans, il y en aura toujours des dessins de presse.

Entretien réalisé par Valérie Toranian et Aurélie Julia.

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